L'improvisation, objet paradoxal et praxis incontournable du travail ordinaire de l'enseignant

Auteur(s) :
Azéma, Guillaume ( IUFM académie de Montpellier, UM2. LIRDEF EA 3749.)
Leblanc, Serge (IUFM académie de Montpellier, UM2. LIRDEF EA 3749.)

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Mots clés :

imprévus
Improvisation
cours d'expérience
gestes d'ajustement
empathie
Atelier(s) :

1A
Thèmes :

Axe 1 : Le travail enseignant au quotidien
Public : Maternelle
Public : Primaire
Démarche : étude de cas, approche clinique

Résumé :

L’improvisation est parfois indissociable de l’histoire de certains métiers qui en font un élément déterminant de leur praxis et/ou un contenu d’enseignement de choix dans leurs écoles de formation (en Arts, dans les métiers du barreau, du direct télévisé ou de la politique…). Sujet de nombre de fantasmes, préjugés ou croyances, elle a rarement bonne presse dans l’institution éducation nationale où elle est souvent dévalorisée voire traquée. En partant de faits objectivables – comme par exemple : une séance peut rarement être réalisée telle qu’elle était envisagée sur le papier tant sont nombreuses les surprises du terrain - notre recherche fait de l’improvisation et des rapports qu’elle entretient aux moments d’efficience chez des enseignants néo et anciens titulaires, un objet central d’investigation scientifique.

Notre travail s’inscrit dans la filiation des recherches sur l’improvisation réglée (Perrenoud, 1983), sur les imprévus et les gestes d’ajustement professionnels (Bucheton, 2009 ; Jean, 2008). Il partage leur perspective pragmatique qui, pour reprendre les termes de la didactique professionnelle, analyse le « pouvoir d’agir » et le « savoir y faire » des enseignants, entendus comme des « sujets capables » tout autant « qu’épistémiques » (Pastré, 2008). Toutefois l’étude de la question est opérée suivant des cadres théoriques mettant en avant le caractère dynamique, situé (Suchman, 1990), incarné et enacté (Varela, 1993, 1996) de l’activité, conçue comme émergeant de boucles sensorimotrices, itératives, asymétriques et sémiotiques de couplages, entre le professionnel et son environnement (y compris humain). Dans le cadre d’un travail exploratoire sur cet objet, nous avons filmé 9 temps de classe (coins regroupement, îlots, ateliers ou travail en grand groupe, en graphisme, écriture, lecture, chant, numération, calcul, EPS, etc. ; au total, 6h d’enregistrement vidéo) de 2 enseignantes volontaires (G, titulaire première année en classe triple niveaux GS/CP/CE1 et F, titulaire onzième année en classe double niveaux MS/GS). Nous avons mené avec chacune d’elle, un entretien d’autoconfrontation de premier et de deuxième niveau (10h d’enregistrement audio et vidéo). Nous avons ensuite déconstruit et reconstruit des moments « d’improvisation », définis comme des temps d’agir professionnels mis en œuvre sur le champ et sans les avoir prévus, à partir des outils d’analyse du « cours d’expérience » (Theureau, 2004), et de la proxémique (Forest, 2006).

Dans la première partie, nous montrerons que l’improvisation ne s’oppose pas à la préparation (entendue comme le travail amont de l’enseignant), à l’organisation ou à la routine, que, quelles qu’elles soient, l’acte d’enseignement est nécessairement ponctué d’occurrences imprévisibles qui conduisent à improviser. Les constructions pré-actives apparaissent non définitives, « évolutives », « dynamiques », « vivaces », et elles se passent difficilement, sous peine d’inefficience, de bifurcations, de contournements, d’inventions in situ, qui les précèdent, les accompagnent, leur succèdent, et permettent même, parfois, de les dépasser. A partir de ce qu’en disent les acteurs eux-mêmes, nous décrirons l’improvisation comme une création in situ sans calcul préalable, une bifurcation, en réaction à une occurrence ou en saisie d’une occasion. Sans jamais en faire un objet idéal, car l’improvisation en soi se moque de l’éthique et ne rime pas systématiquement avec efficience, nous insisterons sur le fait que les moments particulièrement forts de regain de présence des élèves à l’apprentissage et de démultiplication de sa dynamique, riment de façon assez systématique avec les improvisations enseignantes et ce, du fait d’actions ajustées à la dynamique, aux moyens et aux opportunités de la situation.

Dans la deuxième partie nous approfondirons, parmi les sous types d’improvisations possibles, identifiés à partir du temps perçu par l’acteur ou des types de conduite qu’il met en œuvre, l’étude des improvisations de réaction. Surgissant « dans des situations où il faut rattraper en voltige l’événement » (De Raymond, 1980, p. 151), nous préciserons qu’elles paraissent « imposées » au professionnel, qui est comme sommé d’agir, de faire face, de jouer avec, d’inventer ici et maintenant un agir. Nos résultats de recherche nous amèneront à interroger une conception de l’imprévu comme exclusivement externe au sujet (remarques inattendues d’élèves, panne informatique, disputes, orage sur le terrain de jeu…). Il apparaît en effet que l’imprévu puisse aussi correspondre à l’émergence « dans l’acteur » d’un pressentiment ou d’un pré-vécu. Dans certains cas, au moment précédent l’action, rien de ce qui est envisagé par l’acteur n’est encore arrivé, mais la probabilité forte projetée en et par lui prend la valeur d’un fait tangible, tellement « réel », que le cours de son expérience s’en trouve dérivé, improvisé. Nous analyserons ces moments à partir de la notion d’empathie (Berthoz et Jorland, 2004) considérée comme une simulation sensorielle par projection.

Dans la troisième partie nous présenterons des résultats significatifs tendant à revisiter et à nuancer la notion d’expertise, souvent confondue avec celle d’enseignants expérimentés, sans jamais avoir prouvé que le temps et l’expérience soient gage d’une expertise coulant de source. Nous verrons que des enseignants dits débutants ou novices participent, en improvisant, à l’émergence d’heureux moments d’apprentissages et que l’improvisation peut correspondre à des temps particulièrement féconds d’invention du métier et de construction professionnelle, ces temps pouvant être considérés comme des moments d’expertise.
Des analyses de cours d’action mettront en exergue que l’efficience d’actions improvisées débouchant sur une mise en activité plus rapide des élèves, plus d’écoute, d’apprentissage de leur part s’observe lorsque l’enseignant (T1 ou T11) attentif et sensible, mobilise de l'énergie et change de mode d’action, osant ajuster, bifurquer, bricoler un agir initialement projeté. En s’appuyant sur ces résultats, nous envisagerons des situations de formation conçues sur la base d’improvisations accompagnées et sécurisées, comme elles existent en école de théâtre, de jazz, de sport ou de management par exemple.



Berthoz, A., Jorland, G. (Eds.) (2004). L’Empathie. Paris : Editions Odile Jacob.
Bucheton, D. (Ed.) (2009). L’agir enseignant : des gestes professionnels ajustés. Toulouse: Octarès Editions.
De Raymond, J-F. (1980). L’improvisation. Paris : librairie philosophique J.Vrin.
Forest, D. (2006). Analyse proxémique d’interactions didactiques. Carrefour de l’éducation, 21, 73-94.
Jean, A. (2008). Traitement des imprévus par les professeurs stagiaires de technologie en formation initiale. Thèse de doctorat non publiée, juin 2008, Université de Montpellier 3.
Pastré, P. (2008). La didactique professionnelle : origines, fondements, perspectives. Travail et apprentissage, 1, 9-21.
Perrenoud, P. (1983). La pratique pédagogique entre l’improvisation réglée et le bricolage, Education et recherche, 2,198-212.
Theureau, J. (2004) Le cours d’action : Méthode élémentaire. Toulouse : Octares.
Suchman, L. (1990). Plans d’action. Problèmes de représentation de la pratique en sciences cognitives. In P. Pharo, et L. Quéré (Eds), Les formes de l’action. Sémantique et sociologie (pp.149-170). Paris : EHESS.
Varela, F., Thompson E., Rosch E. (1993). L’inscription corporelle de l’esprit. Paris : Seuil.
Varela, F. (1996). Quel savoir pour l’éthique. Paris : La découverte.