Approche sémiotique


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Qu'est-ce que la sémiotique

   La sémiotique peircienne

   La sémiotique saussurienne

   Sémiotique et sémantique

   Signe, réalité, vérité

 

   Définitions

On entend par sémiotique « la théorie générale des signes et des systèmes de signification, linguistiques et non linguistiques ». Les deux termes sémiologie et sémiotique peuvent être utilisés pour désigner l'étude générale des systèmes de signes. Si le second fut privilégié en 1969 par le premier congrès de l'Association Internationale de Sémiotique, le premier continue à être utilisé (principalement en France et dans les pays latins). Mais, en fait, la sémiologie apparaît de plus en plus comme une discipline annexe de la linguistique.

Dans le champ de la didactique des disciplines, deux modèles sont fréquemment convoqués : celui de F. de Saussure (repris et développé par L. T. Hjelmslev, puis par l'École de Paris) et celui de Ch. S. Peirce. L'un et l'autre « se confrontent à l'irritant problème du lien qui se noue entre un sens qui semble ne pas avoir de fondement physique et une stimulation physique qui, comme telle, ne semble pas avoir de sens ». Groupe m, 1992, p. 88  Ce problème dépasse le champ de la sémiotique : il a animé la réflexion philosophique de Platon à nos jours. Face à ce problème, Peirce se situe en tant que scientifique et philosophe, Saussure en tant que linguiste et psychologue.  La mise en perspective des deux systèmes est délicate, en effet, des termes communs y recouvrent des significations différentes (les notions de signe, d'icône, de symbole …). Par ailleurs, la vulgarisation de certains aspects (par exemple la taxinomie des signes chez Peirce, l'axe syntagmatique  et l'axe paradigmatique chez Saussure)  est porteuse de risques de contresens dans la mesure où elle favorise des emprunts partiels, isolés du système qui leur donne sens. La présentation succincte qui suit n'échappera sans doute pas totalement au risque qui vient d'être évoqué, ce en dépit du souci que nous avons eu de rendre compte de la logique spécifique qui sous-tend chacun des deux modèles.
 

La sémiotique peircienne

Charles Sanders Peirce est né aux États-Unis en 1839. Fils de mathématicien, il s'engagea dans une carrière scientifique. Ce sont surtout ses travaux en astronomie en géodésie et en mathématiques qui le firent connaître pendant son vivant. Mais il publie parallèlement des articles philosophiques et c'est en 1867 qu'il propose les trois catégories qui deviendront les catégories de sa phénoménologie ou phanéroscopie : la firstness, la secondness, la thirdness terme que G. Deledalle (traducteur et commentateur de Peirce) a proposé de traduire par les néologismes priméité, secondéité et de tiercéité. Peirce nomme phanéron tout phénomène qui, « de quelque manière ou en quelque sens que ce soit, est présent à l'esprit, sans considérer aucunement si cela correspond à quelque chose de réel ou non. » cité par G. Deledalle, 1978, p. 204. La phanéroscopie est cette partie de la philosophie « qui se charge d'observer l'écheveau des phénomènes (c'est-à-dire des phanérons), de le démêler et de le remonter dans les formes ontologiques distinctes que sont ses trois catégories. » S. Légaré, 1998, p. 62.
 
 
-
Priméité
catégorie du général
Secondéité
catégorie du particulier 
  Tiercéité
catégorie du général
Caractérisation générale
• La qualité (monadique)
- indifférenciation

- immédiateté

- commencement
• Le fait (dyadique)
- action et réaction

- résistance
 • La loi
- médiation

- raison

- représentation
Rapport à la temporalité 
et à la spatialité
• Présentité • Localisation spatio-temporelle • (A)temporalité
Hiérarchisation
• Implique « un premier» • Met en relation
- « un premier » et « un second »

- les qualités monadiques et les faits dyadiques
Réalité

versus

existence

• « Le premier » est réel c'est-à-dire « indépendant » de notre pensée, mais il n'appartient pas à l'élément qualité de l'expérience, c'est une « pure possibilité éternelle ».
Il n'existe pas, mais il est susceptible de se manifester dans l'existence d'un second.

 
 

• Seul « le second » existe

-
Inférenciation
• Indéterminisme, 
(a)causalité
• Déterminisme   • Téléologisme

Pour Peirce, cette structure catégorielle « tisse » la réalité dans sa totalité, y compris la subjectivité humaine que l'auteur, adoptant une perspective réaliste et évolutionniste, voit comme le résultat d'une réalité, évolutive, continue, en devenir. Cette structure ne correspond pas à une classification : les trois catégories sont coprésentes dans tout aspect phénoménal de la réalité. Peirce appelle sémeiosis le processus téléologique qui, « au delà de l'indéterminisme de la Firstness et du déterminisme de la Secondness, gouvernent avec souplesse et ouverture le développement de la réalité ». La finalité de ce développement n'est pas posée comme un être prédéterminé, « mais comme un être lui-même évolutif qui prend forme au fur et à mesure que le processus se déroule ». S. Légaré, 1998, p. 62 et sq.  Ce retour aux présupposés philosophiques qui sous-tendent la pensée de Peirce met en évidence que la structure triadique qui fonde sa pensée n'est pas intrinsèque  au signe: ce dernier est  considéré comme l'un des trois corrélats du schéma triadique et dynamique qui régit la sémeiosis, les deux autres étant l'objet et l'interprétant. Dans ce qui suit nous utiliserons le terme plus usité de sémiosis, pour revenir à une définition largement partagée de ce qui est en jeu  c'est -à-dire le processus de signification « qui se déroule dans l'esprit de l'interprète; il débute avec la perception du signe et se termine avec la présence à son esprit de l'objet du signe ». C. Marty, R. Marty, 1992, Q. 60.

Le signe, ou representamentem, « est quelque chose qui tient lieu pour quelqu'un de quelque chose sous quelque rapport ou à quelque titre. Il s'adresse à quelqu'un, c'est-à-dire crée dans l'esprit de cette personne un signe équivalent ou peut-être un signe plus développé. Ce signe qu'il crée, [s'appelle] interprétant du premier signe. Ce signe tient lieu de quelque chose : de son objet ».

Le terme objet renvoie à « tout ce qui vient à la pensée ou à l'esprit dans le monde ordinaire ». Cf. G. Deledalle, 1978, p.39. La notion d'objet est proche de celle de contexte : « Il faut distinguer deux notions d'objets, c'est-à-dire deux sortes de contexte : le contexte intrinsèque, tel que le signe le représente (objet immédiat) et le contexte extrinsèque, c'est-à-dire pris en lui-même, extérieurement au signe-chose (objet dynamique). » D. Chateau, 1997, p. 47. L'objet immédiat, " est l'objet comme le signe même le représente, et dont l'être par suite dépend de sa représentation dans le signe ", l'objet dynamique " est la réalité qui par un moyen ou un autre parvient à déterminer le signe à sa représentation. " Cf. G. Deledalle, 1978, p. 189 L'objet immédiat (Oi du schéma 1) n'est pas un objet d'expérience mais une pensée (par exemple l'objet du mot chaise n'est pas une chaise particulière, concrète, mais une pensée suscitée par le mot).  En ce qui concerne l'objet dynamique toujours en devenir, (O du schéma 1), il n'est accessible qu'à travers la série indéfinie des objets immédiats qu'il détermine.

L'interprétant est le « signifié propre » du signe, représentation médiatrice, il remplit la fonction d'un interprète qui dit qu'un étranger dit la même chose que ce que je dis, mais ce n'est pas le sujet qui parle. C'est un signe renvoyant à son tour à un autre interprétant, « et ainsi de suite ad infinitum » : un signe « doit toujours pouvoir renvoyer à un autre signe » et cette possibilité est l'un des critères qui permettent de distinguer un signe de ce qui ne l'est pas. Le terme d'interprétance a été proposé par U. Eco 1988, p. 108-100 , il correspond à la détermination de S/O par I (cf. troisième niveau du schéma 3). À la différence de l'interprétation, elle n'est pas le fait d'un individu, être social singulier inscrit dans une histoire (contresens de certains commentateurs de Peirce), c'est une opération formelle qui implique « à la fois une norme sociale ou habitus collectif déjà là et la détermination ici et maintenant d'un esprit qui intériorise cette norme ». C. Marty, R. Marty, q. 39  La formule  « esprit qui intériorise une norme » renvoie en quelque sorte « au fonctionnement moyen des esprits »  à une époque et dans une culture données.

 

O - objet dynamique,  Oi - objet immédiat, S - signe, I - interprétant

Schéma 1 - Schéma d'un processus sémiotique en général
 S. Légaré, 1998, p.63

Dans l'exemple ci-dessous, et en se référant au « fonctionnement moyen d'un  esprit  adulte »,  le signe Pyrénées est l'interprétant du signe frontière, le troisième terme de la triade étant l'objet Oi3 «frontière naturelle entre l'Espagne et la France». Le mot frontière est lui-même l'interprétant du mot limite, le troisième terme de la triade étant l'objet Oi2 « matérialisation de la limite entre deux territoires ». Le mot limite interprète le mot séparation, l'objet Oi1 devenant « l'intersection  de deux espaces ». La série des interprètants peut être prolongée sans fin, dans un sens et dans l'autre , tout comme la série des objets immédiats, l'objet dynamique étant un objet en devenir, donc indéfinissable.

 

O - objet dynamique,  Oi - objet immédiat, S - signe, I - interprétant

Schéma 2 - Application du schéma 1 à la notion de frontière


Nous disposons des éléments indispensables à la compréhension des classes de signes et de sémiosis peirciennes.
 
 

S - signe, O - objet, I - interpétant

Schéma 3 - Les dix types de processus sémiosiques

(à partir du  schéma proposé par S. Légaré, 1998, p. 65)

Il s'agit d'une catégorisation a priori, résultat d'une analyse logique. C'est une opération complexe que d'analyser un processus sémiotique singulier et de déterminer son appartenance à tel ou tel type : « Certains commentateurs ont voulu réduire la sémiotique telle qu'elle est exposée dans l'œuvre de Peirce à une taxinomie sans avenir. Ils n'ont pas vu, ce que Peirce avait entrevu, que les relations nécessaires entre catégories phanéroscopiques impliquaient des relations nécessaires entre classes de signes qui, de facto, induisent une configuration des éléments résultant de l'analyse. » C. Marty, R. Marty, 1992, Q. 56. Ces relations nécessaires peuvent être représentées sous une forme arborescente et hiérarchisée. L'analyse sémiotique impliquera de ce fait un feuilletage en niveaux du texte ou de l'image concernés et la mise en évidence des enchâssement de niveaux. Ainsi la présence d'une sémiose de type 1O impliquera la présence de tous les autres niveaux, jusqu'au qualisigne.
 
 

Processus sémiotiques qualitatifs 
(interprétance affective)
Processus sémiotiques expérientiels 
(interprétance énergétique et pratique)
Processus sémiotique argumental
(interprétance cognitive  et pragmatique)
Schéma 4 - Feuilletage des sémiosis
d'après Marty & Marty, 1992 Q. 56


Application des catégories de sémiosis peircienne aux représentations visuo-spatiales utilisées en histoire

Appliquer la sémiotique peircienne à un ensemble de signes particulier, à un énoncé, c'est organiser cet ensemble en y important des catégories formelles. Le résultat de cette importation peut venir conforter, affiner, compléter les descriptions de cet ensemble à partir d'autres modèles. Pour la présentation des différents niveaux de feuilletage, nous avons opté pour une remontée du parcours de sémiotisation partant du qualisigne. Les numéros associés aux différents types de sémiosis renvoient au Schéma 2. Chacune des sémioses (à l'exclusion de la première) comporte des sous-catégories, elles ne seront présentées que pour la catégorie 2 dans la mesure où celle-ci se trouve particulièrement impliquée par les signes et ensembles de signes sur lesquels porte notre réflexion. Les définitions entre guillemets sont celles que proposent R. Marty et C. Marty (1992). La notion d'« objet d'expérience » utilisée par les auteurs ne correspond pas à la notion d'objet du signe (O et Oi dans le Schéma1), mais au signe en tant que manifestation concrète : un mot écrit ou prononcé, un fragment de tableau, l'empreinte de pas dans la neige, etc.
 
 
 
Processus sémiotiques qualitatifs (interprétance affective)

Sémiosis 1 (Qualisigne - iconique - rhématique) - L'« affection simple» produite par la perception d'« une qualité qui est un signe.» M & M Q. 46. C'est la seule classe de sémiosis qui se situe totalement dans la priméité, et c'est sans doute celle qui est la plus difficile à penser dans la mesure ou elle implique un signe réel mais sans existence (cf. supra les caractéristiques de la priméité).

Sémiosis 2 (Sinsigne - iconique - rhématique) - Processus déterminé par « un objet d'expérience qui possède une qualité (ou un ensemble de qualité) dont la perception produit la présence à l'esprit d'un autre objet qui possède aussi cette qualité (ou cet ensemble de qualités).» M & M, Q.47  Cette catégorie comporte trois sous catégories :

Icone-image : « Signe qui représente un objet parce qu'il possède un ensemble de qualités que possède cet objet […], mais ces qualités ne sont pas liées entre elles à la fois dans le signe et dans l'objet. » M & M, Q.65

Icone-diagramme : Représentation des relations dyadiques des parties de l'objet par des relations analogues dans ses propres parties. M & M, Q.66

Icone-métaphore:  Processus déterminé par un objet d'expérience où sont présentes des relations triadiques entre les parties, analogues aux relations triadiques présentes dans l'objet (au sens de Oi).

Toute sémiose 2 implique nécessairement la sémiose 1.

Sémiosis 3 (Sinsigne - indiciaire - rhématique) -Le processus déterminé par « un objet d'expérience directe qui dirige l'attention sur un autre objet avec lequel il est en connexion réelle » M & M, Q.48  Il peut y avoir connexion d'une chose perçue avec une chose non perçue, la seconde étant la cause de la première.

Cette sémiose intègre  les sémiose 1 et 2.

Sémiosis 5 (Légisigne - iconique - rhématique) Processus déterminé par « la donnée d'un objet d'expérience et d'une loi qui prescrit les qualités de cet objet qui pourront susciter dans l'esprit l'idée d'un objet semblable (c'est à dire d'un objet qui possède ces qualités) ». M & M, Q.50

Toutes les représentations graphiques du monde qui témoignent de l'état des connaissances, du consensus d'une communauté à une époque donnée relèvent de cette catégorie de sémiose.
La sémiosis 5 intégre les sémiosis 1 et 2.

Sémiosis 6 (Légisigne - indiciaire - rhématique) - Processus déterminé par « la donnée d'un objet d'expérience et d'une loi qui prescrit par quelle connexion réelle cet objet dirigera l'attention sur un autre objet ». M & M, Q.51

La sémiosis 6 intégre les sémiosis 1 et 2

Sémiosis 8 (Légisigne - symbolique- rhématique) - Processus déterminé par « la donnée d'un objet d'expérience et d'une loi qui prescrit les qualités de cet objet qui sont conventionnellement associées à un concept général, c'est-à-dire à une classe d'existants ou de faits. ». M & M, Q.53


La sémiosis 8 implique les sémiosis 6, 5, 2, et 1

 
 
Processus sémiotiques expérientiels  (interprétance énergétique et pratique)

Sémiosis 4 (Sinsigne - indiciaire - dicent) - Processus déterminé par « un objet d'expérience directe qui dirige l'attention sur un autre objet auquel il est réellement connecté au moyen de qualités communes et apporte de ce fait des informations sur les qualités que possède cet objet ». M & M, Q.49

La photo, mais également la peinture, ou la sculpture d'après nature, dans la mesure où des rayons lumineux issus du sujet ont impressionné la pellicule ou la rétine de l'artiste sont susceptibles d'induire ce type de sémiosis.

La sémiosis 4 implique  les semiosis  3, 2, 1

Sémiosis 7 (Légisigne - indiciaire- dicent) - Processus déterminé par « la donnée d'un objet d'expérience et d'une loi qui prescrit par quelle connexion réelle cet objet dirigera l'attention sur un autre objet et par quelles qualités il apportera des informations sur cet objet ». M & M, Q.52 La sémiosis 7 implique les sémiosis 4, 3, 2 et 1

Sémiosis 9 (Légisigne - symbolique - dicent) - Processus déterminé « par la donnée d'un objet d'expérience et des lois qui prescrivent les qualités de cet objet qui sont conventionnellement associés à des concepts généraux dont l'un est une classe de faits et les autres les classes d'existants concernés par ces faits ». M & M, Q.54

  La sémiosis 9 implique les sémiosis 8, 5, 2 et 1
 
 
  Processus sémiotique argumental (interprétance cognitive et pragmatique)

Sémiose 10 (Légisigne - symbolique - argumental) - Processus déterminé par « la donnée d'un ensemble de symboles dicents appelé prémisses et d'une loi qui prescrit la coexistence de cet ensemble avec un ou plusieurs symboles dicents appelés (conclusions) ». M & M, Q.55

La sémiosis 10 implique les sémiosis 9, 8, 5, 2 et 1
 

Dans ce système de feuilletage, la syntaxe d'un signe correspond à l'articulation des signes dont il présuppose l'existence et l'analyse peircienne  doit permettre de trouver un « signe global ». Dans l'exemple qui suit, le signe global, pour un esprit au fait de la situation politique en 1870, induit une sémiosis 10 dans laquelle sont enchâssées les autres sémiosis.

 

Pour conclure, il est important de souligner que, « pour Peirce, n'importe quoi peut être le signe de n'importe quel point de vue : " Les signes ne constituent pas, une classe d'entités parmi d'autres […] Dans le système peircien, la théorie détermine la pertinence de l'exemple, c'est-à-dire le point de vue suivant lequel une situation possible peut être considérée comme un signe, de sorte qu'une situation donnée est susceptible d'être examinée plusieurs fois, sous des angles différents et de servir des propos apparemment sans rapport, voire apparemment contradictoires. Il n'y a donc aucun doute sur le caractère abstrait de l'exemple peircien : il est le résultat d'un processus cognitif (et non un point de départ que l'on fait passer pour concret), son interprétation, au sens logique, dans le champ du possible pragmatique.» D. Château, 1997, p.44

La sémiotique saussurienne

Ferdinand de Saussure est né à Genève en 1857, grammairien de formation, il enseigna à Paris jusqu'en 1891, puis à Genève (1906-1911). L'influence déterminante qu'il exerça est principalement due à la publication posthume de son Cours de linguistique générale (1916). Il y formule une série d'oppositions fondamentales :

- synchronie versus diachronie,
- langue versus parole
Et il introduit la distinction entre l'axe syntagmatique et l' axe paradigmatique« Sa conception du signe comme arbitraire et de la langue comme système permit à la linguistique de se dégager de l'approche essentiellement historique du XIXe siècle, pour aboutir à un point de vue sur le langage qui a été qualifié de structuraliste. » Encyclopédie Hachette, 99

Saussure est à l'origine d'une nouvelle science, la sémiologie qui sous plusieurs aspects celle-ci rencontre la sémiotique Peircienne : les deux approches

- affirment la nature sociale du signe,
- visent la construction d'un système
,
- inscrivent le langage verbal dans un système général qui englobe les signes non linguistiques.
Mais si pour Peirce la sémiotique est un autre nom de la logique, « la doctrine quasi nécessaire ou formelle des signes », pour Saussure la sémiologie « fait partie de la psychologie sociale, donc de la psychologie générale.» ( cités par G. Deledalle, 1978, . p. 212). Cette référence à la psychologie sociale explique en partie la diversification du champ ouvert par Saussure. L'un des principaux clivages correspond à la reconnaissance, ou la non reconnaissance, du processus de communication comme objet central de la sémiotique. Ainsi, pour A. Martinet l'un des principaux défenseurs de l'hypothèse fonctionnaliste, la langue devrait être abordée essentiellement sous son aspect communicationnel. Des chercheurs vont jusqu'à renverser le contenu de la sémiologie (ou de la sémiotique) en prenant pour objet la totalité du phénomène de la communication intersubjective. Une telle option conduit à prendre en compte toutes les composantes de cette dernière (ethnologique, sociologique, psychologique…). En revanche l'École de Paris (J. Courtés, A.-J. Greimas,…, J.-M. Floch) prend position pour une délimitation plus précise de son objet d'étude : la relation entre signifiantet signifié, ou pour reprendre le modèle du signe introduit par Hjelmslev, la relation entre le plan du contenu et le plan de l'expression.
Nous optons ici pour cette dernière position. Deux raisons sous-tendent ce choix : l'option épistémologique de l'École de Paris a pour corrollaire la formalisation théorique de l'articulation de la sémiotique aux autres champs en terme de complémentarité et non de subordination  (l'émergence de la psychosémiotique en est exemple de la productivité de cette démarche), de façon plus circonstanciée, dans le champ pédagogique, il est nécessaire d'avoir recours à des outils conceptuels qui obligent à expliciter le point de vue à partir duquel on aborde l'image en tant qu'objet de recherche, et permettent d'éviter une  approche globalisante, voire syncrétique, inductrice de dérive ou d'occultation.

Le signe saussurien

L'objectif de Saussure était de construire une sémiologie générale, science englobant tous les signes, le langage verbal n'en constituant qu'une partie, mais, en fait,  il se référa principalement au langage verbal pour élaborer son système. Ainsi, il définit le signe linguistique comme une structure dyadique, articulation d'un signifiant (d'ordre acoustique, visuel, …) et d'un signifié (le concept) aussi indissociables l'un de l'autre que le sont le recto et le verso d'une feuille de papier. Le lien qui unit l'un à l'autre est arbitraire : il n'est motivé par aucune raison naturelle ou logique.
 
 

signifiant
signifié

Le linguiste danoisHjelmslev reprend ce modèle, mais en l'enrichissant :
 
 

signifiant
forme de l'expression
substance de l'expression
signifié
forme du contenu
substance du contenu

« Parler de forme, c'est présupposer la présence de réseaux de relations, de structures tant au plan de l'expression qu'à celui du contenu. », c'est introduire de la discontinuité dans le flux continu de la substance, « c'est proposer par le fait même des unités discrètes telles qu'elles peuvent y être pour ainsi dire découpées. » J. Courtès, 1991, p. 35

Exemple : Le mot frontière prononcé oralement
 

signifiant
forme de l'expression
articulation séquentielle des unités phonétiques
« fron-ti-ère »
substance de l'expression
flux continu de la substance sonore
signifié
forme du contenu
concept de limite séparant deux éléments 
conjoints dans un même espace
substance du contenu
« nébuleuse » sémantique en rapport avec la spatialité

Si le mot est écrit « noir sur blanc », la forme de l'expression reste la même, mais la substance de l'expression change : elle peut être alors être identifiée à un trait noir continu illimité se détachant sur une surface blanche.

Le langage oral et la musique partagent la même substance de l'expression : le flux sonore, comme le font l'écrit et le dessin pour la surface planaire et le trait continu.
 
 

Du signe à l'énoncé

Prenant pour objet d'étude non plus le signe, mais un ensemble de signes. F. de Saussure introduit la distinction entre l'axe paradigmatique et l'axe syntagmatique : une proposition, une phrase, un énoncé complexe intégrant plusieurs phrases, …, pour le langage verbal
 
 

axe
paradigmatique

signifiant
signifié
ou
signifiant
signifié
ou
signifiant
signifié

 
 
 
 

et
 
signifiant
signifié
et
signifiant
signifié
-
-
 axe 
syntagmatique

 

-

 
 
 

 

 

Pour exemple :
 

axe

paradigmatique

ou
Pyrénées
ou
limite
ou
séparation
ou
frontière
et
 
ou
entre
et
ou
(l') Ibérie
ou
(l')Espagne
et
ou
(l')Hexagone
ou
(la)France
-
-
 axe  syntagmatique

 

-

 

-

 

-
-

Sémiotique et sémantique

Le travail de Peirce débouche sur une typologie des sémeiosis, celui de Saussure sur une analyse structurale des systèmes de signes. Ces recherches qui se sont imposées dans des sémioticiens, ont permis de s'engager dans de nouvelles directions, notamment celle de la mise en place d'une véritable science de la signification, dégagé de son rapport au signe linguistique (le mot).

Cette avancée, qui correspond à l'objectif, non atteint, mais visé par Saussure, a pour fondement l'hypothèse novatrice de Jhelmslev : la distinction et la relative autonomie de la forme de l'expression et de la forme du contenu qui dégage en la sémantique de son rapport à la forme d'expression linguistique.

Plusieurs pistes de recherche ont été ouvertes et se développent de façon corollaire :

- la description du signifiant ou plan de l'expression par la mise à jour des traits distinctifs et des articulations spécifiques à chaque sémiotique particulière (les phonèmes pour le langage verbal, les formèmes, chromèmes, les texturèmes pour la sémiotique visuelle);

- la reconnaissance d'une relation d'isomorphie entre le plan de l'expression et le plan du contenu au traits distinctifs de la forme de l'expression correspondent des traits distinctifs de la forme du contenu, le sèmes, et l'étude des corrélations entre les deux catégorie de traits;

- l'analyse des unités de signification de plus grande dimension que le mot : étude de l'énoncé élémentaire de base constitué par le couple sujet (ce dont on dit quelque chose) / prédicat (ce qu'on en dit), analyse du discours  ou ensemble de phrases obéissant à des règles de fonctionnement  spécifiques qui assurent et sa cohérence et son unité.

Relèvent du dernier axe les nombreux travaux portant sur l'énonciation. Le concept d'énonciation n'est pas un concept proprement sémiotique. Ainsi dans une logique communicationnelle, on entendra par énonciation l'action qui consiste à produire un énoncé ainsi que  la situation, le contexte (psychologique, sociologique, religieux, philosophique…) dans lequel il est produit. Celui qui le produit l'énoncé sera  l'émetteur (auteur), celui à qui il est destiné le récepteur (lecteur, auditeur, spectateur). Prise en ce sens, l'énonciation est au centre de la démarche critique de l'historien, dont l'une des tâches est d'élucider les conditions d'énonciation de ses sources .

Mais il existe une conception sémiotique de l'énonciation beaucoup plus restrictive qui implique de ne pas sortir de l'énoncé étudié, et de s'interdire, contrairement aux autres sciences humaines de chercher ailleurs l'origine d'un énoncé et de ses caractéristiques . Dans ce cadre, l'énonciation correspond à « une instance […] sémiotique, qui est logiquement présupposée par l'énoncé et dont les traces sont dans les discours examinés ». J. Courtès, 1991, p. 246  La même restriction s'applique aux actants de l'énonciation :  les notions d'énonciateur  et d'énonciataire ne recouvrent pas celles d'auteur ou de récepteur,  chacune correspond, en effet, à une instance virtuelle que l'on peut reconstruire à partir des marques de l'énonciation présentes dans l'énoncé. L'étude de ces marques permet de mettre en évidence deux formes d'organisation intra-discursive : le «récit » ou narré, le « discours » ou la manière de le narrer.
 

De Peirce à l'École de Paris

Compte tenu detout ce qui précède, il apparaît que ce qui est nommé signifiant par Saussure correspond assez bien au signe chez Peirce, le signifié renvoyant à l'interprétant peircien — interprétant qui, nous l'avons vu est lui-même un signe.
Le référent, lui même déterminé par un processus sémiotique, serait en partie identifiable à l'objet immédiat. Dans l'un et l'autre système le réel ( objet dynamique de Peirce), est en soi impensable, il ne peut être visé qu'indirectement. Pour Peirce ce sera à travers la dynamique ad infinitum du processus séméiotique (cf. la place de l'objet dynamique dans le schéma 1). Pour Saussure, et pour Hjelmslev ce sera, à partir de l'infinité des combinatoires possibles

- entre les unités du plan de l'expression (signifiant ou forme de l'expression),

- entre les unités du plan du contenu (signifé ou forme du contenu),

et de « l'opération qui en instaurant une relation de présupposition réciproque entre la forme de l'expression et celle du contenu — ou entre le signifiant et le signifié  produit des signes ». A. J. Greimas, J. Courtés, 197979, p. 339

À travers l'évolution de l'objet dynamique (Peirce), ou l'infinité des articulations possibles entre la forme de l'expression et la forme du contenu (Hjelmslev), la pensée tend, de façon asymptotique, vers un réel impensable sans la médiation d'un système sémiotique.
 

Signe, réalité, Vérité
 

L'étude du signe nécessite que soit explicité le lien présupposé avec ce qu'il représente, le référent (au sens que donne Lyons à ce terme). Ce représenté peut être un existant du monde extérieur, (par exemple, le littoral de la Grèce, le Parthénon, Alexandre le Grand … ), une réalité abstraite (la nation, l'État, la souveraineté …) ou une production de l'imaginaire (les héros grecs, l'Oncle Sam…).

Pour Saussure, et pour ceux qui revendiquent sa filiation, le référent  ne fait pas directement partie du champ de la sémiotique. Il est lui-même informé par l'homme « qui lui donne sens grâce au jeu du signifiant et du signifié ». J. Courtés, 1991, p. 46 et sq. Dans cette perspective, ce que le sens commun nomme la « réalité », le « vécu » , etc., sont conçus comme un véritable langage autonome.

 

Schéma 4 : Relations signe / réalité
Extrait de J. Courtés, 1991, p. 54

C. Metz évoquant les ressemblances  de la perception filmique avec la perception de la vie quotidienne rappelle que ces « ressemblances ne tiennent pas à ce que la première est naturelle, mais à ce que la seconde ne l'est pas». L'analogie « n'est pas entre l'effigie et son modèle, mais […] entre les deux situations perceptives, entre les modes de déchiffrement qui amènent la reconnaissance de l'objet en situation réelle et ceux qui amènent sa reconnaissance en situation iconique. » C. Metz, 1971, p. 208

En ce qui concerne le rapport à la vérité, J. Courtés le rappelle, « l'essentiel, du point de vue de tout langage, est de faire paraître vrai ». Cette création d'illusion référentielle est liée au rapport entre plan du contenu  (signifié) et plan de l'expression (signifiant) et au respect des règles langagières en usage dans un groupe social. La vraisemblance d'un document, c'est-à-dire l'efficacité des marques de l'énoncé qui, notamment dans le film, produisent un effet de réalité ou de vérité ne sauraient donc en aucun cas être dénoncées en tant que telles. Il faut en effet différencier

- le degré de vraisemblance (plan de la sémiotique intra-textuel) qui, si l'on se reporte au schéma 4, renvoie à l'écart entre les deux signifiants qu'il est de la nature même d'un énoncé de faire tendre vers zéro,

- le rapport à la vérité(plan de la communication extra-textuel) qui renvoie à  écart entre les deux signifiés du  schéma , écart dont l'importance dépend du contrat fiduciaire entre l'auteur et le récepteur, et des contextes de production et de réception de l'énoncé.

 La méfiance à l'égard de l'image,notamment en ce qui concerne les risques de manipulation du spectateur est parfois sous-tendue par une confusion entre les deux plans.
 

Il apparaît que pour les deux systèmes étudiés, le réel est en soi impensable, il ne peut être visé qu'indirectement. Pour Peirce ce sera à travers la dynamique ad infinitum  du processus séméiotique (cf. la place de l'objet dynamique dans le schéma 1). Pour Saussure, et pour Hjelmslev,  ce sera, à partir de l'infinité  des combinatoires possibles entre les unités du plan de l'expression  d'une part et les unités du plan du contenu d'autre part, par « l'opération qui en instaurant une relation de présupposition réciproque entre la forme de l'expression et celle du contenu — ou entre le signifiant et le signifié — produit des signes ». A. J. Greimas, J. Courtés, 1979, p. 339  Dans les deux cas, la pensée tend, de façon asymptotique, vers un réel impensable sans la médiation d'un système sémiotique.