APPROCHE PSYCHOLOGIQUE


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Espace et représentation
  La notion d'espace

  Représentation mentale de l'espace

  Espace imaginaire, espace symbolique

  Espace virtuel

   Définitions

 

« L'adulte normal ne se casse jamais la tête au sujet des problèmes d'espace et de temps. A son sens, tout ce qu'il faut penser à ce propos a déjà été élaboré dans sa petite enfance. Mais moi je me suis développé si lentement que je n'ai commencé à m'interroger sur l'espace et le temps que quand j'étais déjà adulte. En conséquence j'ai creusé le problème plus à fond que ne l'aurait fait un enfant ordinaire. »  A. Einstein
 

Les travaux récents dans le domaine de la psychologie cognitive confirment que l'image mentale est la résultante de deux composantes isolables sur le plan neurophysiologique, mais inséparable (sauf dans les cas pathologiques) sur le plan fonctionnel : la composante visuelle et la composante spatiale.  M. Denis (1997, p. 11) le souligne « Nulle théorie cognitive ne saurait omettre de considérer la façon dont les individus expérimentent l'espace, dont ils mémorisent et s'en créent des représentations (mentales ou matérielles) ». Les recherches sur l'apprentissage spatial attestent « qu'une forme essentielle de l'interaction de l'individu  — animal ou humain — avec l'espace est celle qui se produit au cours de ses déplacements dans son environnement […], l'être humain acquiert également bon nombre de connaissances spatiales à partir de substituts symboliques (cartes, plans, schémas) qui lui sont offerts par le milieu social ». Parallèlement à l'approche cognitive, la psychanalyse met en lumière la place centrale qu'occupe l'espace imaginaire, indissociable de l'image du corps dans la construction de l'identité subjective et dans l'accès à la pensée symbolique. Enfin, l'avènement de l'électronique est porteur de mutations profondes tant de la pensée collective de l'espace que des modalités de son inscription . Autant de raisons qui justifient de consacrer un chapitre à ce qui ne doit pas être envisagé comme l'un des éléments du visible, mais comme son fondement même.

Nous nous limitons, dans ce qui suit, aux données concernant la représentation mentale de l'espace, sa représentation graphique étant abordée,  à partir du point de vue de l'historien, dans le chapitre consacré à la didactique de l'histoire.
 

La notion d'espace

 « Étendue indéfinie contenant, englobant tous les objets, toutes les étendues finies »   Dictionnaire Hachette, 1991  — Cette définition de l'espace renvoie à l'expérience que nous en avons lorsque nous nous déplaçons  dans un environnement connu  et que nous y  effectuons les tâches de la vie courante. Si l'on s'abstrait de cet « espace pratique », l'intuition amène à concevoir un « espace idéal » homogène, continu, illimité, à trois dimensions et dont toutes les directions ont les mêmes propriétés.  Mais pousser plus  avant la réflexion  fait resurgir les mêmes oppositions que celles qui portent sur la nature du temps et qui ont divisé les philosophes depuis l'antiquité : l'espace et le temps sont-ils des choses ou idées ? des formes du monde réel ou catégories de l'entendement ?  le reflet de propriétés du réel en soi, ou de nos relations épistémologiques au réel en soi ?. Sont-ils du côté du continu de l'identité, du même, de la permanence, ou relèvent-ils de la discontinuité, de la séparation, de l'éclatement de l'altérité ? Cf. R. Lestienne, 1985, p. 5
 
 
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Le discontinu comme détermination fondamentale de l'espace et du temps
Le continu comme détermination fondamentale
de l'espace et du temps
Platon
Approche 
ontologique
Il y a identité entre la matière et l'étendue
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Aristote
Approche 
ontologique
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Le lieu est conçu comme enveloppe du corps (et non le corps lui même), place définie dans un monde immuable.

 

Descartes
Approche 
ontologique
L'étendue est conçue  comme appartenant à une substance matérielle.

 

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Spinoza
Approche 
ontologique
L'étendue donnée aux sens et représentée par l'imagination comme divisible et indéfinie.

 

L'Étendue est perçue par l'entendement comme indivisible, infinie constituant une donnée essentielle.
Newton
Approche
ontologique
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Espace absolu existant en soi et indépendamment de la matière, cadre de référence permettant d'ordonner et de coordonner des objets séparables. Il est, comme le temps, un attribut de Dieu.

 

Kant
Approche épistémologique
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L'espace « forme a priori de la sensibilité » ne préexiste pas à l'homme et aux choses. Comme le temps, il tire son existence d'une relation réciproque des choses et des hommes.
Merleau-Ponty
Approche phénoménologique
(Les phénomènes spatiaux sont la marque de la corporéité du sujet et de sa communication avec le monde, antérieure à la pensée.) 
(Les phénomènes spatiaux sont la marque de la corporéité du sujet et de sa communication avec le monde, antérieure à la pensée. )
Einstein
Approche épistémologique
L'espace/temps est un produit de l'intelligence humaine permettant de décrire certaines propriétés, certaines relations dynamiques entre les objets.

 

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Théorie 

quantique

Approche épistémologique
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Conception d'un æther conçu comme un milieu rempli d'une distribution chaotique de particules animées d'un mouvement violent.

Représentation mentale de l'espace
 

Approche psychogénétique

Pour J. Piaget,  l'espace se construit progressivement, de façon continue, à partir d'un espace sensori-moteur (espace topologique) vers des espaces  euclidien et projectif, ces deux derniers se développant parallèlement. L'espace topologique,  est un espace qualitatif, continu, descriptible à partir des notions de limite (ouverture, fermeture), de relations de voisinage (proximité, éloignement, séparation, inclusion, exclusion…), de relations d'ordre (avant, après, entre, à la suite), etc. Il domine chez le jeune enfant, de deux à sept ans, âge auquel il accède à l'espace projectif et à l'espace euclidien. L'espace projectif correspond à la capacité de ne plus envisager l'objet ou la figure en eux-mêmes, mais selon un point de vue (point de vue du sujet ou point de vue d'autrui), l'espace euclidien implique la coordination des objets entre eux par rapport à un système de référence stable. Le passage de l'espace projectif  à l'espace métrique euclidien s'effectue en fonction de leurs affinités et de leurs similitudes, la constitution de la verticale et de l'horizontale étant déterminante. Cf. J.-M. Dolle, 1999

Pour H. Wallon , la construction de l'espace, comme l'ensemble du développement psychique s'effectue de façon discontinue,  scandé par une alternance de crises et de périodes de latence. Les relations de lieu sont les premières à dégager la pensée enfantine de son expérience concrète. Ce dégagement se manifeste

- par la réduction en un seul des espaces sensoriels, postural, préhensif et locomoteur;

- par le passage de l'espace perceptif( espace buccal, espace proche, espace de locomotion, où l'enfant est capable de distribuer, d'ordonner les objets qu'il manipule) à l'espace représentation,lieu où se trouve ce qui n'est plus accessible à la perception directe;

- par le passage de l'espace qui se confond avec la chose qui l'occupe à l'espace qualité qui s'en dégage progressivement en devenant le vide où devront se ranger les objets, cette étape étant subordonnée à l'identification des objet et à leur dénomination;

- par le passage de l'espace causalité où le lieu lui-même est perçu comme cause des événements qui s'y produisent à un espace indépendant ;

- par le passage de l'espace  topologiquement indéterminé  (par exemple l'association pôle nord-glace attirera à elle tout lieu où l'enfant percevra de la glace) à l'espace topologique.

Une fois constitué « le milieu homogène où les objets sont isolables et peuvent rester les mêmes en changeant de lieu, (l'enfant) doit laisser se détacher de lui les objets lorsqu'ils passent à l'état de représentation idéale et d'images en puissance, ou se sublimer lui-même comme le champ différent du champ perceptif où  les représentations pures puissent se déployer sans se figer instantanément dans l'image du réel » H. Wallon, 19…, p. 610
 

Approche cognitive

Comme pour la recherche sur l'imagerie mentale, la plupart des travaux en psychologie cognitive concernant la spatialité s'inscrivent dans la continuité de la psychogénétique, mais en y intégrant des éléments empruntés aux théories du traitement de l'information, théories qui envisagent le processus cognitif comme un processus « où l'organisme devient un agent actif dans la transformation des objets et des événements de son environnement en représentations traitées en mémoire » F. Doré, P. Mercier, 1992, p. 280  .

Ces emprunts ont permis, entre autres,  de créer des passages entre l'étude des comportements animaux jusqu'ici abordés à partir du modèle béhavioriste (conditionnement, apprentissage instrumental), et l'étude du psychisme humain centré jusqu'ici principalement sur les contenus verbaux. Les recherches concernant l'orientation spatiale illustrent bien cet apport. Les observations d'animaux permet, en effet, d'étudier les processus qui sous-tendent les comportements spatiaux lorsqu'ils ne sont étayés ni par des représentations langagières, ni par des repères ou des instruments appartenant à l'environnement symbolique humain (routes, monuments, cartes…). Selon la théorie de Tolman, si un rat placé dans un labyrinthe est capable de retrouver la case où se trouve la nourriture c'est qu'il acquiert une carte cognitive, véritable représentation du plan du labyrinthe. Plus récemment, O'Keefe et Nadel différencient deux systèmes sous-jacents à l'orientation spatiale /

- Le système de taxon  « basé sur un principe de guidage et sur un encodage égocentrique de l'espace ». L'objectif à atteindre est identifié par un indice clair et, pour déterminer la route à suivre, il suffit au sujet de porter attention aux repères qui jalonnent cette route (guidage) et de corriger la direction de l'axe corporel en fonction de ces repères (égocentrisme)». Il s'agit d'un mode de représentation économique sur le plan cognitif, mais peu flexible et vulnérable à toute perte d'information.

- Le système de localisation correspond en partie à la notion de carte cognitive  :« la représentation de l'espace contient alors non seulement des repères, mais aussi des informations sur les propriétés et les relations géométriques de cet espace. […] Dans ce cas, le codage de l'information est allocentrique car la direction à suivre n'est pas  définie par l'orientation de l'axe corporel, mais par la relation entre les divers points de repères ». Moins économique sur le plan cognitif ce mode de représentation est plus flexible et moins vulnérable aux pertes d'information. F. Doré, P. Mercier, 1992, pp. 282 et sq.

Les expérimentations en laboratoire, l'étude des migrations, notamment celle des oiseaux, montrent que les animaux ont une représentation de l'espace beaucoup plus complexe et raffinée que ne le laissaient supposer les théories béhavioristes .

Les recherches cognitives sur la spatialité humaine placent également au centre de la réflexion la différenciation entre l'espace égocentrique et l'espace allocentrique (ou extérocentrique). Le premier renvoie soit à l'encodage de la localisation d'objets éloignés en référence au système de coordonnées égocentré (axe  du corps, méridien visuel vertical), soit aux relations spatiales entre le sujet et les objets qui sont à sa portée. Il est impliqué dans les tâches relevant de la sensori-motricité. L'organisme n'étant jamais complètement au repos l'espace égocentrique ne correspond pas à une entité statique et mais il change à chaque instant. En ce qui concerne l'espace allocentrique, nous en faisons l'expérience, par défaut, de lorsque nous sommes perdus, dans une ville inconnue par exemple. Il s'agit de représentations résultant de la mémorisation à long terme des relations spatiales entre des objets qui ne font pas partie de l'espace égocentré. L'encodage de l'information se fait en référence avec des systèmes de coordonnées indépendants de la position subjective : les pôles  magnétiques, les coordonnées célestes etc. Les deux types de représentation spatiale sont généralement mobilisés simultanément.

Dans le domaine de la représentation de lieux, les recherches font appel à  quatre types de méthode :

- Méthode centrée sur la production : On demande au sujet de traduire l'un des aspects de l'espace de référence dont il a eu une expérience directe, à partir d'un mode d'expression visuo-spatial. La méthode est bien adaptée à l'étude  des systèmes symboliques, de l'usage spontané des conventions culturelles, et de la capacité à représenter les relations entre soi, la représentation (concrète) et le référent. Les limites de cette approche tiennent au fait que es performances peuvent être liées à ce que le sujet connaît, pense ou ressent de l'endroit, à sa capacité à représenter, et qu'il est difficile d'isoler ces deux variables.

- Méthode centrée sur la compréhension : 0n demande au sujet de se référer à une représentation spatiale (concrète) et d'en déduire certaines caractéristique de l'espace référent. La méthode est bien adaptée à l'étude de la capacité à retrouver son chemin à partir d'une carte,  des étapes correspondant au développement progressif des aptitudes spatiales (ex : compréhension précède la production), du traitement de représentations que le sujet ne peut produire (ex film, etc.). Mais  il faut s'assurer que le sujet fait bien le rapport entre la représentation et l'espace de référence.

- Méthode impliquant la correspondanceentre plusieurs représentations (concrètes) : On demande au sujet de rendre compte des relations existant entre deux représentations(schéma, carte, photo…) du même lieu. Les tâches sont dans ce cas focalisées sur les représentations et relativement indépendantes des représentations préalables du sujet concernant l'espace de référence.

- Méthode méta-représentationnelle :  On demande au sujet de réfléchir sur les mises en en relation - entre représentation et espace de référence, entre représentation —  décrites précédemment. Il s'agit donc principalement de tâches verbales dont l'intérêt est de mettre en lumière le niveau de compréhension consciente de ces différentes relations et de façon plus générale des celle des système de représentation symbolique de l'espace. Les limites de cette méthode tiennent à la fois à la difficulté de formuler des questions qui ne « préforment » pas la réponse, à la complexité de l'interprétation et de l'évaluation des réponses ouvertes. Ces limites sont celle de toute approche clinique.

D'après L. S. Liben , 1997, p. 45

Un dispositif particulier peut associer  deux ou plusieurs de ces méthodes. Dans tous les cas  la définition des tâches, les grilles d'évaluation des performances impliquent que soit clarifiée la nature des représentations impliquées.
 

L'imagerie spatiale dans la résolutionde problèmes
 

 De nombreux travaux mettent en évidence

- que lorsque le même problème est présenté sous une version temporelle et sous une version spatiale, la version spatiale donne lieu à de meilleures performances ;

- qu'un problème de logique spatiale est résolu de façon plus satisfaisante lorsque les sujets sont invités de façon explicite, à recourir à l'activité d'imagerie;

- Les problème d'orientation spatiale, de comparaison de configuration spatiales, d'anticipation de transformation sont résolus plus facilement par les sujets identifiés comme les plus imageants.

Cependant les moins « imageants »  améliorent nettement leurs performances s'ils sont invités de façon explicite à recourir à l'activité d'imagerie. Cf. M. Denis, 1989, p. 216-230

La représentation spatialisée de données non spatiales  - durées figurées par des longueurs, inclusion de classes représentées sous forme de cercles inscrits les uns dans les autres …, se révèle également facilitatrice.

Le rôle de l'imagerie spatiale dans l'activité inférentielle et dans le raisonnement déductif fut l'objet d'une vive controverse dans les années soixante, les résultats des recherches menées ultérieurement suggèrent des interprétations nuancées : si la réussite dans la résolution des syllogismes est en corrélation positive avec  les capacités de visualisation spatiale des sujets, il apparaît que l'image peut faciliter le raisonnement  mais qu'elle ne constitue pas une composante indispensable du processus. Einstein répondant à un questionnaire sur la démarche scientifique confie que « Les mots du langage, qu'ils soient écrits ou parlés, ne semble jouer aucun rôle dans son mécanisme de pensée » et que les éléments qui interviennent dans l'élaboration de sa pensée « sont de type visuel et parfois musculaire ». Un tel témoignage est de nature à conforter la thèse de l'existence d'une intelligence spatiale, à côté de l'intelligence linguistique et  de l'intelligence mathématique. Forme d'intelligence que H. Gardner (1997, p. 181 et sq.) décrit comme le développement particulier de plusieurs : aptitude à percevoir une forme ou un objet;  aptitude à reconnaître le même élément sous différents angles;  aptitude à reconnaître ou à opérer mentalement une transformation (rotation, translation, torsion…), capacité à évoquer une imagerie et à la transformer ensuite, capacité à produire une représentation graphique ressemblante d'une représentation spatiale, etc..
 

Espace imaginaire, espace symbolique

Les phénomènes perceptifs, depuis le traitement préattentionnel jusqu'au traitement cognitif, se situent aux confins de l'extérieur (les stimuli visuels en ce qui concerne le champ qui nous intéresse) et l'intérieur (système visuel, imagerie mentale). Ainsi que le rappelle Sami-ALi (1974, p.16-23) « La psychanalyse, dès l'aube de ses formulations sur l'hystérie et le rêve, fut seule à avoir reconnu et exploré cette région limitrophe […] où les échanges entre l'homme et le monde passent mystérieusement par la médiation du corps propre. Mais, en l'occurrence, le corps se définissant comme une puissance inconnue qui se laisserait saisir par ce qu'elle est en mesure de faire c'est-à-dire par la magie de la transformation de l'espace réel en un espace imaginaire.» Dans l'activité onirique, la représentation des aspects formels et matériels de l'espace extérieur, véritable dynamique et  géométrie de l'imaginaire symbolise le corps propre. Le sommeil correspondant à un état où l'investissement psychique se détache du monde extérieur pour se fixer sur le moi corporel, « le corps devient dans le rêve tout l'espace environnant ainsi que les perceptions dont il se remplit. Car seul le désir fait le tri.»  Au delà du rêve, les phénomènes inconscients deviennent accessibles à la conscience par association aux traces mnésiques de perceptions extérieures jadis conscientes. Ces perceptions, nous l'avons vu, sont sont indissociables d'une configuration spatiale. Rêve et prise de conscience sont sous-tendus part un seul et même processus qui « met en corrélation les perceptions internes et externes », et qui «passe simultanément par le corps propre et le monde des choses, comme si les caractéristiques spatiales de l'un et de l'autre étaient indissolublement liées.»

Espace virtuel

Nous terminerons  ce chapitre en citant Paul Virilio (1995, p. 13) : « Si  le perte des lointains inaccessibles s'accompagne pour nous d'une proximité médiatique qui doit tout à la vitesse de la lumière, nous devrons […] très bientôt nous accoutumer aux effets de distorsion des apparences provoqués par la perspective du temps réel des télécommunications, perspective où l'ancienne ligne d'horizon se replie dans le cadre de l'écran, l'électro-optique supplantant l'optique de nos lunettes. Et ceci en attentant la dernière grande surprise de l'astrophysique : au-delà de l'attraction terrestre, il n'y a plus d'espace de ce nom, mais seulement du temps ! Un temps qui assumerait à lui seul la réalité cosmique.»