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EPS  et activités sportives


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Pour une approche anthropologique en EPS

4e Biennale de l’éducation et de la formation  Revue EPS n° 277 Mai/Juin 1999

 MARC DURAND, 
IUFM MONTPELLIER, Professeur des universités, 

 

SOMMAIRE :

   Approche naturaliste de l'apprentissage et de la motivation

   Approche prescriptive

 

          Deux axes d'interrogation me paraissent pouvoir nourrir cette réflexion relative à l'apprentissage et à la motivation des élèves en éducation physique et sportive : le premier concerne le caractère dominant de l'approche naturaliste de ces questions, le deuxième la prééminence d'une conception prescriptive tant en ce qui concerne l'apprentissage et la motivation, que les relations entre recherche et pratique éducative.
 
   Approche naturaliste de l'apprentissage et de la motivation
 
          Sans que l’on puisse parler d'un modèle unique, la réflexion et les débats relatifs à l'apprentissage moteur et à la motivation des élèves en éducation physique et sportive sont dominés par une conception cognitiviste. Cette conception met l'accent sur les processus de traitement de l'information, les modalités de contrôle moteur, l'acquisition et l’organisation de connaissances, le contrôle cognitif de la motivation et des émotions. l'activité de délimitation et de choix de buts, puis de réduction d'écart par rapport à ces buts, etc.
L’individu qui apprend est envisagé par analogie avec un système qui traite de l'information, .stocke des connaissances sous forme de symboles. calcule et contrôle son comportement sur la base de ce calcul. Selon ce point de vue. l'action est la simple résultante des processus cognitifs considérés comme organisés à un niveau séparé et autonome. Par conséquent et en toute logique, l'action du professeur d’EPS doit être dirigée non en direction de la motricité, des émotions, des affects des élèves... mais de ces processus cognitifs qui les contrôlent.
Une telle conception a permis des avancées importantes : notamment la conception de ces deux niveaux d'organisation, le niveau de surface et le niveau profond, lève un certain nombre de naïvetés relatives à l'apprentissage par répétition ou par imitation de modèles. Elle est aussi porteuse d'apories et de difficultés.
 
          Elle n'est pas apte à rendre compte de la dimension subjective de l'expérience humaine (à l'inverse elle est construite à partir du refus de cette prise en compte de la subjectivité au plan scientifique) de sorte que seul le point de vue neutre de l'observateur extérieur est considéré valide. D’où une tendance à ne pas prendre en compte cette subjectivité (ou alors seulement sa maîtrise cognitive, ce qui se retrouve par exemple lors de l'énonciation d'objectifs éducatifs tels que « le contrôle des émotions ,), et à se défier de tout ce qui relève de l'expérience et du vécu phénoménologique.
Elle ne peut expliquer ni rendre compte de la signification ou du sens de l'expérience scolaire pour les élèves et le professeur dans la mesure où, basée sur des modèles « computationnistes ». elle n'étudie que la « partie sèche » de la cognition considérée comme un calcul opérant sur des symboles. La signification demeure étrangère à cette conception qui s'est constituée en approche scientifique à partir du choix de ne considérer dans l'information que l'aspect quantitatif et syntaxique, à l'exclusion des contenus sémantiques. Par conséquent, la signification n'est pas envisagée ou (ce qui me semble plus problématique encore) est appréhendée en terme de représentation d'un sens déjà là, inhérent aux objets et aux pratiques (il y aurait une signification du volley-ball, une logique interne des APS… indépendamment des acteurs, des joueurs, des élèves !).
Enfin n'ayant pas une vision unitaire ou intégrative de l'activité des élèves, cette conception échoue à rendre compte de leur action en situation scolaire habituelle : elle se borne à expliquer des secteurs du comportement à partir de théories régionales (de l'attribution causale, de la fixation des buts, du contrôle des mouvements balistiques, de la prise de décision en situation improbable, etc.). Le sujet est considéré comme le support d'un certain nombre de processus envisagés séparément et en direction desquels l'enseignant intervient spécifiquement. De sorte que l'action des élèves en classe est, soit réduite à ces processus régionaux, soit considérée comme ne relevant pas de la science.
 
          Cette conception a trois conséquences majeures. La première est que, munis de cette vision fragmentée, les chercheurs évitent généralement de s'attaquer es qualité, à des questions d'éducation. L'incapacité à rendre compte d'actions aussi complexes que l'éducation, liée au primat d'une pensée analytique décomposant la vie (et la pédagogie) en variables isolées et quantifiables provoque une réduction de la pensée en éducation à l'évocation de sous-phénomènes tels que la réaction à un échec, l'intégration des feedback, l'affrontement de la difficulté de la tâche, l'effet de la variabilité des conditions de pratique, etc. L'argument, souvent avancé par les chercheurs, de l'existence d'un décalage entre le moment de la production d'une connaissance et celui de sa possibilité d'exploitation concrète apparaît comme une figure de rhétorique masquant l'absence de réflexion globale sur la finalisation de la recherche. Cet espace de réflexion laissé vacant par eux est alors occupé au  nom d'autres légitimités.
Une deuxième conséquence de cette conception est l'accent placé sur la notion (polysémique et de moins en moins précise) de représentation. En effet, ayant a priori découpé le sujet en secteurs. en fonctions ou en domaines, il est ensuite nécessaire pour assurer une unité (voire une individualité) à l'ensemble, de faire référence à des éléments médiateurs. Les représentations sont censées tenir ce rôle : lieu entre l'intention et l'action par le biais de l'image de soi, de la compétence perçue, des images de buts lien entre l'intention et le mouvement par le biais des programmes moteurs, des images mentales motrices…lien entre la perception et le mouvement. entre le mouvement et la compréhension : lien entre les APS et l'élève par le biais des représentations, sociales des sports ... De sorte que les représentations apparaissent l'alpha et l'oméga de l'éducation et de l'EPS, inspirant une EPS exagérément intellectualiste, désincarnée, dé-corporéisée. Pris dans cette dynamique, les professeurs d'EPS ont alors l'illusion de tout comprendre par la seule référence à la notion de représentation.
Enfin, la troisième conséquence importante et négative de la prééminence de ce modèle naturaliste est de concevoir la culture comme extérieure au sujet : les APS constituent un ensemble pré-donné, déjà là, de formes culturelles héritées de l'histoire sociale et que les élèves doivent acquérir. Le seul élément culturel au sein des phénomènes d'acquisition est le contenu de l'apprentissage (culture extérieure à l'élève). La cognition, elle, relève de la biologie. De nombreux auteurs s'élèvent aujourd'hui contre cette conception (l’un des plus véhéments est J. Bruner dont la conférence introductive à cette Biennale de l’Education et de la Formation est un plaidoyer pour une approche culturelle de la cognition) et récusent d'une part une conception réifiante des rapports entre culture et cognition, d'autre part l'idée que la cognition humaine puisse être appréhendée de façon pertinente d'un seul point de vue naturaliste. A ce titre, on remarquera que ce symposium, organisé en deux tables rondes distinctes, reproduit et renforce cette césure entre les sciences de la vie, qui n'auraient qu'à se préoccuper des processus d'apprentissage et de motivation (et surtout de processus de contrôle), et les sciences humaines et sociales qui devraient se préoccuper du sens et des contenus, des APS. des pratiques sportives nouvelles... mais pas des processus d'apprentissage (d'ailleurs le modèle est bien installé qui génère une double naïveté : celle du psychologue lorsqu'il ose parler de la culture ; celle du sociologue à propos de la cognition).
 
          Parce que cette approche naturaliste divise, sépare, isole, elle entretient un débat stérile et redondant entre les tenant d'une EPS culturelle centrée sur la transmission et le partage d'une culture sportive, et les tenants d'une conception a-culturelle. centrée sur des objectifs de développement des potentialités humaines. Cette pensée analytique et réificatrice exclut les analyses dialectiques et dynamiques, positionnant toute visée éducative en tension entre ces deux composantes dont il importe de n'abandonner ni l'une ni l'autre.
 
   Une conception prescriptive
 
          Cette conception naturaliste peut aussi être qualifiée de prescriptive. Elle l'est à un triple titre :
 
          En premier lieu, poser la cognition comme un système autonome indépendant de la motricité ou de la motivation, c'est lui octroyer un rôle prescripteur : le mouvement, l'action sont proscrits par la cognition. Cette conception, on l'a vu, revient à attribuer à la cognition un statut causal et a pour conséquence ce qu'on pourrait appeler une « dérive intellectualiste et "représentationniste" de l'EPS.
En second lieu, l'explication des conduites des élèves est proposée à partir d'un système de relations linéaires : tâche-activité  performance. En d'autres termes, ce que fait l'élève résulte de son activité (essentiellement) cognitive, et cette activité est elle même dépendante du système de contrainte instauré par le professeur : la tâche. Cette relation causale linéaire peut être encore allongée de un ou deux termes dans la mesure où la tâche que le professeur prescrit est elle même le résultat de son action, elle aussi résultant de l'activation de ses processus cognitifs,... L'action pédagogique est donc un agencement linéaire de prescriptions. Cette linéarité fait d'ailleurs dire à certains chercheurs critiques que l'on aboutit à une régression à l'infini et que l'on échoue in-fine à procurer une explication valide de la motivation et de l’apprentissage ; il est théoriquement toujours possible d'identifier un élément de statut causal supplémentaire expliquant la cause de la cause de la cause. etc. Une telle conception est susceptible d'une autre critique : le fait de ne pas distinguer la « tâche » de la « situation », et de poser par principe une antériorité de la tâche sur l'activité des élèves, revient à allouer à cette activité cognitive de l'élève, un rôle captif et contraint de redéfinition de la tâche. Il peut être substitué à cette conception un modèle mettant l'emphase sur l'activité constructrice de l'élève, qui, confronté au système de contraintes mis en place par l'enseignant développe une activité de construction, de signification et de délimitation des possibles pour l'action en classe. Bien que contrainte, cette activité est fondamentalement et essentiellement autonome. Elle est à l'origine de l'édification de couplages "action-situation" singuliers et d'un système de causalité circulaire : la situation (c’est-à-dire ce qui est significatif pour l'élève dans le contexte et qui perturbe son action) définit l'action qui définit la situation, etc. Cette co-définition de l'action et de la situation implique d'envisager une dynamique interne ou intrinsèque à ces couplages et à penser autrement la motivation et l'apprentissage. Sans entrer dans le détail, cela revient à mettre au premier plan l'intentionnalité des élève, envisagée au sens d'un  "être à la situation" les impliquant dans leur intégralité, et non pas seulement une activité raisonnable de codage, choix, sélection de buts et sous-buts. L'apprentissage enfin n'est pas conçu comme un processus isolé, distinct mais comme une suite de réorganisations dynamiques de l'action, dans et par l'action, irréductible par exemple à la construction d'un programme ou à un transfert dans les modalités de contrôle moteur.
 
          Enfin, cette conception est aussi prescriptive dans le mode de relation qu'elle instaure et conceptualise entre chercheurs et enseignants. Il est considéré que les chercheurs sont les détenteurs de la connaissance noble, experte, juste. Eux sont par conséquent, à l'origine des progrès et des innovations. Les professeurs, engagés dans des actions visant une efficacité à court terme, ne peuvent opérer le recul objectivant et réflexif nécessaire pour une connaissance débarrassée de ses scories et ses scléroses. Par conséquent la connaissance du praticien est considérée comme fondamentalement fausse, lacunaire et biaisée (en raison de sa visée pragmatique, opérative) et celle du chercheur juste (en raison de sa visée contemplative et de sa distance par rapport à la pratique). La relation chercheur ‑praticien est donc univoque et simple : le chercheur énonce des lois et des règles (il prescrit) et le praticien applique ces règles et préceptes. Une telle conception est aujourd'hui l'objet de vives discussions. Deux types, d'arguments sont avancés.
Le premier est que si la source d'innovation que représentent les chercheurs n'est pas négligeable (encore qu'il reste à évaluer avec précision l'impact réel des propositions émanant des laboratoires et ayant été effectivement relayées dans les gymnases et les stades), en revanche, les pratiques ne sont plus considérées comme des champs clos sur eux mêmes et sclérosés. Les professeurs sont des professionnels, leurs actions sont complexes. et leur activité quotidienne est aussi une activité créatrice innovante.
 
          De sorte que la source essentielle d'innovation. de progrès est à rechercher non chez les chercheurs qui ne sont que ponctuellement et transitoirement investis dans des actions d'innovation pédagogique ou didactique, mais chez les professeurs eux‑mêmes soumis en permanence à une pression adaptative (toujours forte quel que soit le milieu où ils interviennent).
 
          Le deuxième argument tient à la nature même de l'activité d'enseignement : elle est de plus en plus décrite comme complexe, dynamique, imprévisible et irréductible à l'application des règles ou des algorithmes énoncés par les chercheurs. De sorte que l'emphase est en train de se déplacer vers l'analyse des composantes de cette « sagesse de la pratique » et des modalités les plus efficaces de sa transmission ou acquisition. Les recherches visant l'élucidation des composantes de cette expertise révèlent une épaisseur professionnelle et humaine conduisant à douter de l'efficacité des prescriptions simples émanant du laboratoire du double point de vue de leur capacité à rendre compte de phénomènes aussi complexes d'une part, de leur efficacité concrète d'autre part. En d'autres termes, si les théories psychologiques de la motivation et de l'apprentissage sont de quelque intérêt en formation des enseignants, c'est davantage comme éléments susceptibles de nourrir le répertoire de connais­sance des, professeurs que comme bases, opérationnelles pour leur action quotidienne.
 
          Ces remarques sans doute caricaturales et schématiques sont un double plaidoyer. Elles constituent un appel au débat, à la réflexion commune (dans le prolongement de ce symposium initié par la Revue EPS), beaucoup plus qu'une prise de position normative et péremptoire, Elles manifeste aussi le souhait du développement d'une approche anthropologique (culturelle et cognitive) en éducation et en EPS, qui ne dédaigne pas une visée utilitaire et finalisée.