Retour accueil C.A.S

EPS  et activités sportives


RETOUR TEXTES DE CHERCHEURS NOUS CONTACTER

L'EPS et la violence en milieu scolaire

 Revue EPS n° 42 Mai/Juin 1999

Annick DAVISSE
Inspectrice pédagogique régionale d'EPS
à l’IUFM de Créteil

 SOMMAIRE :

   La violence est-elle constitutive des activités sportives
          - Les sports collectifs sont-ils légitimes a l'école ?
          - “Combattre”, jusqu'où?
          - Gymnastique et danse : le risque de l'asepsie

   L'EPS régulatrice de la violence
          - Les limites de l'EPS
          - Le champ du possible

   Pour les garçons...
          - L'identité masculine en danger ?
          - L'échec scolaire des garçons

   Débat

 
          Je me bornerai à examiner en quoi l’éducation physique et sportive est concernée par ce que l'on appelle la violence en milieu scolaire.
L'EPS entretient avec la violence un rapport paradoxal : particulièrement sollicitée par l'Éducation nationale et les partenaires éducatifs pour participer à la prévention de la violence dans les collèges et lycées, elle est le théâtre d'incidents fréquents, dus, notamment, aux déplacements à l'extérieur des établissements scolaires.
Pourquoi nous, professeurs d'EPS, sommes-nous donc ainsi sollicités ? Notre enseignement, semble t'il, est perçu comme porteur d'une régulation sociale permettant de canaliser la violence. Je vais essayer de montrer à la fois l'intérêt et les limites de cette potentialité régulatrice.

   La violence est-elle constitutive des activités sportives

          Si l'on impute ainsi à l'EPS des vertus particulières de régulation, c'est que ses contenus et ses modalités d'enseignement s'y prêtent. Je vous propose de réfléchir à la façon dont, en effet, les références sociales de l'EPS ont à voir avec la violence. Nombre d'activités sportives, dans la longue durée de leur construction sociale, ont un rapport avec l'affrontement, le défi, l'épreuve, le risque, comme l'ont montré Roger Caillois et Bernard Jeu. Peut-on dire que ces activités humaines ont à voir avec une certaine violence, qui ne serait donc pas que négative ? J'hésite encore sur cette question, mais je crois qu'il ne faut pas accorder de sens positif au mot violence . j'ai été totalement convaincue par cette mise au point d'Yves Clot : “Est violent l'acte d'un ou de sujets qui diminue, rétrécit ou ampute les possibilités de l'autre ou les siennes propres (... ).  Le contraire de la violence, c'est ce qui grandit le sujet en élargissant son champ des possibles.” S'il fallait un éclairage complémentaire, je retiendrais celui de Romain Rolland : “ La violence est la loi de la brute."

          Au cours de son intervention, “Violence, jeu et plaisir en EPS”, lors du colloque tenu par le Syndicat national de l'éducation physique (SNEP), André Terrisse développe une problématique très intéressante. Il évoque, parmi les différents destins possibles de la pulsion, “la sublimation qui permet le développement des activités culturelles [ ... ]. L'agressivité est constitutive du rapport imaginaire à l'autre [ ... ]. En même temps, la boxe n'est pas la rixe, où tous les coups sont permis. [ ... ]. Le duel mortel est encadré par la symbolique, qui garantit le respect des règles, l'intégrité des adversaires.”

          Ces possibles de la pulsion, le désir de vaincre, nous mettent sur une ligne de crête entre combativité et violence. Entre une potentialité violente d'une part, et, d'autre part, une potentialité de développement humain, le défi, l'affrontement, l'opposition, le risque et l'épreuve orientent les références de l'EPS. Il faut absolument élucider cette question du point de vue même des finalités de l'EPS car, selon la façon dont on analyse le rapport de ces activités à la violence, on est plus ou moins tenté de les aseptiser, de les justifier sous l'angle éducatif et de valoriser leurs possibilités structurelles, de développer un potentiel régulateur.

Les sports collectifs sont-ils légitimes a l'école ?

          Ce n'est pas par hasard si, à ce sujet, on évoque souvent en premier lieu les sports collectifs. À mon sens, ceux qui classent les sports collectifs selon une logique de coopération cèdent à l'asepsie. Pour moi, les sports collectifs impliquent avant tout des rapports d'opposition, d'affrontement. Quoiqu'on en dise, on ne coopère en sports collectifs que pour battre l'équipe adverse, c'est le moteur profond de l'activité.

Violence et baston

          Gommer cette notion essentielle, aseptiser l'activité peut susciter de la violence en mettant les élèves à contresens ; certains d'entre eux s'empresseront alors de restituer ce que Pierre Therme appelle le “sens caché” de l'activité, et dont ils ont une intuition fine. Le mot baston me semble rendre assez bien compte de ce phénomène. “C'est normal que les filles n'aiment pas les jeux vidéo, elles n'aiment pas la baston.” Tel était le propos d'un gamin interrogé dans Télérama, suite à la présentation de l'enquête du CNRS sur les jeux vidéo, qui montrait le même écart dans la répartition garçons/filles pour les jeux que pour les activités sportives. Et, après l'intervention d'André Terrisse que je citais tout a l'heure, un participant affirmait : “Sous le mot violence, il y a confusion entre violence et baston. La baston, c'est naturel chez un petit gars.”

          Pour que la baston reste un jeu sans devenir une affaire de brutes, il ne faut pas nier ou discréditer le besoin de s'affronter. Il ne s'agit pas, bien entendu, de laisser dégénérer l'affrontement. Pour jouer, il faut accepter que ça ne soit pas la violence qui advienne, pour que reste le jeu il faut de la règle. Autrement dit, pour que la règle s'impose, il faut qu'elle soit devenue nécessaire du dedans de l'essentiel du jeu. Ce n'est didactiquement pas si simple, y compris parce que les professeurs n'ont pas forcément le temps qu'il faut pour reconstruire la règle à partir des nécessités du jeu.

Faut-il un arbitre en EPS ?

          Je me pose aussi la question de l'arbitrage. Jusqu'à présent on disait que l'arbitrage faisait partie des rôles sociaux que les élèves devaient apprendre. Je suis d'accord sur le principe, mais dans la réalité des cycles de sports collectifs, nous n'avons pas le temps d'une appropriation efficace. Et d'une certaine manière, je ne crois pas que nous parvenions réellement à déplacer les représentations sociales que les élèves ont des tribunes, où l'arbitre se fait en permanence contester et insulter. Si quelque chose est violent, c'est bien les mots et les gestes qui, souvent, visent les arbitres. Le problème didactique n'est pas seulement de savoir ce qu'il serait juste de faire en EPS, mais d'anticiper sur ce que nous produisons réellement en aval, compte tenu, dans cet exemple, de la violence environnante.

Affrontement et morale

          Plus fondamentalement, je crois que l'EPS a deux problèmes avec les sports collectifs. Premièrement, une sorte de non dit . “Est-ce bien moral d'apprendre aux élèves à s'affronter ?” Bien des discours, y compris sur les années 60, seraient plus fidèles à l'esprit de l'époque s'ils donnaient à comprendre que ce qu'on a appelé la “sportivisation”, c'est, en pratique, l'arrivée des sports collectifs en EPS - du hand en particulier - et que cette irruption a changé beaucoup de choses. Deuxièmement, un problème lié à un positionnement de classe. Les sports collectifs, comme l'indiquent les données de l'INSEE, sont l'un des derniers bastions à dominante populaire et masculine. Et je me demande quelquefois si les enseignants d'EPS n'ont pas, depuis deux décennies, un rapport de couche moyenne, plus ou moins hostile à ces activités qui restent populaires, particulièrement dans le cas du football.

“Combattre”, jusqu'où?

          En combat, de façon plus manifeste encore qu'en sports collectifs, on ne peut pas et on ne doit pas tricher sur le fait que l'affrontement avec l'autre est l'essentiel de l'activité. Le mot même de combat dit tout, et les élèves le sentent. Je renvoie ici à l'article d'André Terrisse cité précédemment et au travail de Pierre Therme. Sans avoir de réponse, je m'interroge sur ce que signifient les nouvelles pratiques sociales de combat, le goût des élèves pour le full contact ou la boxe thaï, pour un certain nombre d'activités que je perçois comme encore plus brutales que celles que nous reconnaissons comme références. Y a-t-il ici une envie de flirter avec la mort et de réguler ce désir? Que cherchent les jeunes des zones difficiles dans la pratique d'un sport de combat, plus rude encore que le judo ou la boxe, sinon leur identité ? Leur désir, c'est d'exister, fortement. Cette question identitaire me semble significative de la frontière entre violence et affrontement.
Faire éprouver la logique structurelle du combat me semble intéressant à l'école maternelle. Les petits peuvent engranger de la régulation dans le plaisir de l'affrontement en corps à corps, incorporer - au sens étymologique du terme - , comprendre et accepter la légitimité de la règle.

Gymnastique et danse : le risque de l'asepsie

Au temps du “simple et correct"

          Évoquer à propos de la violence les sports collectifs et le combat ne surprend pas. Je crois pourtant qu’il faut aussi s'interroger sur la gymnastique et la danse. Pourquoi la gymnastique ? S'il y a une activité polie, c'est bien la gymnastique. Et si justement, elle était parfois trop polie pour être honnête ? Je me rappelle souvent les propos de mes collègues des lycées professionnels industriels de Seine-Saint-Denis lorsque je suis devenue inspectrice pédagogique régionale (IPR) en 1983 : “Nous ne faisons plus de gym. Nos élèves sont trop ceci, ne sont pas assez cela. Mais nous faisons de l'acrobatie”. La corporation à l'époque disait : “simple mais correct, c'est mieux que difficile et incorrect”. Et les garçons de lycées professionnels - qui, à mon avis, avaient raison du point de vue de l'essence de l'activité gymnique - rejetaient cette pseudo élégance (les pointes de pieds, par exemple) imposée comme préalable dans des situations sans risque. Le sens était perdu. Je crois que le monde de l'école aidé par le monde de la gymnastique avait réussi à tellement aseptiser l'activité gymnique que les élèves (les garçons des milieux populaires en particulier) avaient du mal à se retrouver dans les sacro-saints enchaînements de type “roulade avant, saut en extension, demi-tour, roulade arrière”. Et s'ils étaient souvent indisciplinés, c'était précisément parce que cette gymnastique là n'était pas de nature à les discipliner. Je me souviens d'une séance, exemplaire de ce point de vue, en sixième. Cinq ou six gamins, parmi les plus turbulents de la classe, faisaient une espèce de rodéo autour des tapis. Certes, ils n'étaient pas sages, mais ce qui leur était proposé ne pouvait pas les mobiliser. Leur énergie s'investissait alors ailleurs. Les situations proposées étaient tellement aseptisées qu'elles ne donnaient plus l'occasion d'éprouver de sensations fortes, moteur des activités gymniques: voir le monde à l'envers, se renverser, prendre des risques et les maîtriser. Vous reconnaissez sans doute ici l'approche didactique et anthropologique de Paul Goirand.

Mixité et régulation

          Sans doute le rejet de la gymnastique par les garçons est-il implicitement aggravé par une image féminine de ce sport, puisque 79 % des licenciés de la fédération française de gymnastique sont des femmes -sans compter la GRS. Le nombre de lycéens qui choisissent l'option gymnastique au bac quand ils en ont la possibilité - 10 % - nous confirme que, dans l'image de la gymnastique telle qu'elle est couramment perçue, le masculin n'est pas valorisé. Je persiste personnellement à considérer que c'est parce que la part du risque, du défi et de l'épreuve y est estompée derrière une apparence esthétisée. Cela a-t-il un rapport avec la violence ?
À mon avis, élucider le sens que prennent pour les élèves les activités proposées peut en tout cas éviter ces malentendus didactiques, souvent cause de perturbations, sinon de conduites violentes. Paul Goirand donne à cet égard des exemples intéressants de potentialité violente dans son article “La gymnastique sportive : un malentendu culturel, source de tensions."

          Lors du colloque du SNEP en 1996, le collègue qui déclarait que la baston était naturelle chez les garçons enchaîne ainsi : “Les contenus et la forme de délivrance des contenus disciplinaires au sein de l'école sont générateurs de violence. Il faut faire attention. La danse, pour des petits gars des quartiers populaires, c'est une violence énorme.” Je comprends le point de vue de ce collègue. Pourtant, j'ai contribué à faire évoluer l'appellation activité physique et sportive (APS) en activité physique sportive et artistique (APSA). Cet élargissement des références pose évidemment la question de la danse au masculin, excluant cette vision castratrice de la danse perçue comme la revanche du féminin. L'esprit de mixité suppose, non pas qu'on impose la danse aux garçons comme on a imposé d'autres activités aux filles, mais que l'on sache inventer une entrée du masculin dans la danse. Ce n'est pas une revanche, mais le projet de construire en connaissance de cause un monde où il y ait du masculin et du féminin. Le fait que les professeurs d'EPS ne soient pas à l'aise avec la danse peut nous faire avancer dans ce travail d'élucidation. En effet, si les enseignants reconnaissaient que la question des APSA, et plus précisément de la danse, leur faisait violence, s'ils cherchaient dans leur propre résistance à la danse une piste didactique pour comprendre ce qu'ils peuvent en faire avec les élèves, ce serait extrêmement intéressant.

   L'EPS régulatrice de la violence

Les limites de l'EPS

          Après ce détour didactique, revenons à la question initiale de la contribution possible de l'EPS à la lutte contre la violence en milieu scolaire, Soyons clairs: ce n'est pas l'EPS qui protègera les collèges et les lycées de la violence, pas plus que le sport ne sauvera les cités. À ce sujet, les avis des sociologues qui travaillent sur les politiques de la ville convergent : “On doit organiser des matchs de football, installer des aires de jeux, construire des murs d'escalade [...] à condition de savoir que tout cela reste à la surface des choses. Le problème numéro un des quartiers sensibles est celui de la réussite scolaire et de l'emploi”, écrivent ainsi Gérard et Éliane Chauveau. Christian Bachman nous laisse le même message : “Dès qu'on quitte la rhétorique rassurante des hauts fonctionnaires et des politiques sur la nécessaire insertion des jeunes, on ne rencontre guère de chercheurs qui croient au sauvetage des banlieues par les miracles d'une bureaucratie transversalisée, la présence d'entrepreneurs de choc, la multiplication des terrains de foot et l'énergie des rappeurs”. Et Yves Clot précise : “Les pratiques et les discours dominants cherchent de plus en plus à donner une réponse sportive à la violence sociale. Le sport devrait montrer l'exemple du fair-play contribuant ainsi à pacifier les conflits de la vie sociale […]. La réalité est moins lisse [ ... ]. Le sport ne peut servir à contenir ou à aseptiser artificiellement la violence sociale. Il doit offrir l'espace et l'occasion de sortir de cette violence, non par en bas, en transformant chaque citoyen en spectateur social, mais par en haut, en élargissant le pouvoir d'agir sur le monde et sur soi de chacun d'entre nous."
Pour ce qui est de l'EPS, les collègues qui enseignent en zone turbulente appellent aussi à la modestie des projets, en terme de socialisation : “on socialise dans nos cours, oui ; dans l'établissement, peut-être ; après, rien n'est sûr." Dans le même sens, un collègue de lycée professionnel disait récemment : “Dans le lycée professionnel, ça se passe bien, mais il n'y a rien qui passe en dehors de l'école : dès qu'ils ont franchi les grilles du lycée ils sont dans le même état."

 Le champ du possible

          Ces limites, posées en préalable, confirment que l'école ne peut pas tout régler. Pour autant, elle ne doit pas ne rien tenter, et nous aurions tort de sous-estimer la façon dont l'EPS, durant le temps qui lui est imparti, peut aider à faire vivre de la règle parmi les élèves. Faire vivre, et non d'abord faire respecter. Je suis perplexe, à cet égard, devant des projets pédagogiques qui parlent du respect de la règle. Si cela signifie imposer la règle aux élèves, cela peut au contraire engendrer la violence, car, selon la façon dont on s'y prend, les élèves des zones turbulentes n'auront rien de plus pressé que de transgresser la règle. Faire vivre la règle, ce n'est pas mettre en avant son respect, mais la faire advenir, dans les situations proposées, puis expliciter sa nécessité. Cela prend du temps. Mais si nous ne le faisons pas, nos discours sur la socialisation et la lutte contre la violence tourneront court.
Il vaudrait mieux se fixer des objectifs moins flous, limites mais exigeants, par exemple apprendre aux gamins turbulents à savoir perdre ; certains collègues disent : “le mercredi est le jour de tous les dangers : tant qu'ils gagnent ça va ; quand ils perdent, on ne répond plus de rien." Il ne faut pas se leurrer sur le haut niveau d'ambition que recouvre cette formulation triviale. Apprendre à perdre un match heurte en effet diverses conceptions qui viennent de l'extérieur de l'école, de la cité, et en particulier le sentiment de toute-puissance qui est souvent l'autre face de l'humiliation sociale. Si, de plus, on mélange des élèves à qui il faut faire accepter la défaite avec d'autres,  à qui il faudrait faire assimiler l'envie de gagner, les choses se compliquent. Et lorsqu'on y arrive un peu une belle rencontre en UNSS, un cycle efficace,  on voudrait que cela se répercute au-delà du cours, mais on bute ici sur la question du transfert, encore plus que dans l'activité physique elle-même.

   Pour les garçons...

          Pour finir, j'ai une proposition peut-être plus optimiste à vous soumettre : il me semble que nous pourrions faire plus pour aider des élèves considérés comme violents à se sentir mieux dans l'institution scolaire. Je reviens donc, cela ne surprendra personne, sur EPS et différence des sexes. L'EPS, cadre des activités de corps, pose nécessairement le problème de l'identification des sexes. L'usage, dans la presse sportive, du concept de la virilité est éloquent: quand les journalistes n'osent pas dire “c'est violent”, ils disent souvent “c'est viril, c'était un match ou une course d'hommes”. La violence serait-elle un phénomène masculin ? Les statistiques sont sans ambiguïté: jusqu'à présent, 90 % des délinquants étaient des hommes, y compris pour la délinquance juvénile ; il n'y avait que les cas de maltraitance à enfant où l'on trouvait des femmes, même si actuellement on note ici ou là l'apparition de bandes de filles. Reste que, par exemple, ce sont très majoritairement des garçons qui sont convoqués aux conseils de discipline ; lorsqu'on y trouve des filles, c'est qu'elles sont en grande difficulté. Les incidents, notamment les cas d'insultes à l'adresse des professeurs, sont d'autant plus problématiques qu'ils opposent bien souvent des élèves garçons à des professeurs femmes. Or l'institution scolaire me semble mal informée sur cette distribution des risques d'incidents.
Voici donc mon hypothèse : l'EPS pourrait apporter une contribution positive parce qu'il est possible qu'elle mette moins en difficulté les garçons des milieux populaires que ne le font d'autres disciplines culturelles. Ces garçons sont en effet doublement fragilisés, d'un point de vue identitaire d'une part, scolaire d'autre part.

L'identité masculine en danger ?

          Socialement, l'identité de ces garçons, fils de chômeurs, est mise à rude épreuve : qu'est-ce qu'un homme qui ne rapporte pas de quoi faire vivre sa famille ? L'image du père court le risque de se déliter, il se dit beaucoup de choses là-dessus. Mais la question n'est pas seulement l'image du père en soi, c'est aussi le fait que le père n'est plus le travailleur. L'identité masculine dans les zones en difficulté me semble en grand danger en raison de l'absence de travail. Là-dessus, l'école n'a pas de prise, certes, mais il lui arrive d'appuyer par ignorance cette humiliation sociale. Ce n'est pas l'intérêt des femmes que les hommes soient humiliés, et les enseignants devraient, je crois, être attentifs à cette dimension de la crise : que fait la société aujourd'hui des valeurs viriles ? Il se pourrait que le sport soit l'un des derniers bastions à la valoriser. L'EPS peut-elle être un lieu où se recouvre un peu de dignité, sans alimenter le fantasme de toute puissance ? C'est ma première question.

 L'échec scolaire des garçons

          La seconde fragilité de ces garçons n'est pas sans rapport avec la violence cachée de l'institution. C'est le non-dit du monde de l'école sur ses difficultés avec les garçons. L'échec scolaire est plus fréquent chez les garçons, notamment ceux des milieux populaires, et porte en particulier sur les activités langagières. Ainsi, les évaluations du CE2 à la sixième révèlent que si en mathématiques les garçons obtiennent sensiblement les mêmes résultats que les filles, en français il y a toujours au moins cinq points d'écart (plus de sept cette année), et ce toujours au détriment des garçons. Il en va de même pour la lecture.

          On retrouve le même écart d'intérêt entre hommes et femmes, en sens inverse, dans la lecture et dans le sport. L'INSERM nous le confirme dans une étude très intéressante sur les adolescents, à la rubrique “Temps des loisirs” : le titre, Sport pour les garçons, lecture pour les filles, est assez significatif. Ce n'est pas l'école qui crée ces différences, bien sûr, mais qu'en fait-elle ? Je tiens sur les garçons et les activités langagières le même raisonnement que sur la façon de traiter le rapport des filles au sport en EPS : si on met en lumière le fait que les filles ont une avance langagière et une motivation plus forte pour les activités culturelles, comment orienter les choix didactiques et la programmation des activités dans le domaine du langage ? Nous retrouvons ici la tension entre la réalité des différences et la finalité de culture commune.

          En quoi ces questions sont-elles liées à la violence et à l’EPS ? Si l'on croise les données sur les passages à l'acte (la délinquance) et celles sur le langage, on constate que ceux qui passent à l'acte sont parmi ceux qui n'ont pas les mots. Bien évidemment l’EPS toute seule a peu de prise sur cette question, mais elle peut apporter un éclairage, par exemple sur le croisement des réussites et des échecs entre activités physiques et activités langagières. La prescription des textes officiels sur la contribution de toutes les disciplines à la “maîtrise de la langue” est assez formelle. Il s'agit de lui donner plus de vie à partir de cette question: le dynamisme dont ces garçons font souvent preuve en EPS (notamment dans les sports collectifs) ne peut-il pas avoir un retentissement positif sur leur échec scolaire ? Pouvons-nous favoriser le développement des activités langagières dans les pratiques de l'EPS ? À la condition de partir de l'action vers la mise en mots (et non l'inverse),  est-il possible d'aider ces garçons (qui ne le souhaitent généralement pas) à mettre des mots sur les activités physiques, sur l'affrontement, sur la règle, etc. ? Pouvons-nous être un peu réconciliateurs ?

          Des collègues ont monté un projet très intéressant, interdisciplinaire, lié à la coupe du monde de football de 1998

          Ils se sont aperçus que, même à propos du football, les filles sont plus actives que les garçons pour mettre des mots sur les actions, a fortiori quand il s'agit du fair-play. C'est comme s'il y avait d'un côté ceux qui jouent et de l'autre ceux qui s'occuperaient du fair-play. Les filles participent davantage, en constituant des dossiers, en posant des questions. Pourtant, du côté des garçons, le fait qu'il y ait eu reconnaissance d'une activité qui leur était chère les a quand même beaucoup aidés à s'approprier du langage, à participer à une exposition, à fabriquer de la règle, à participer à l'élaboration d'une charte. À leur grand étonnement, ils se sont rendu compte que l'école et les enseignants acceptaient de les entendre. Est-ce que cela réduira la violence dans ce collège de ZEP ? Le projet avait en tout cas cet objectif, et la reconnaissance locale qui l'a entouré a au moins sorti un moment ce public scolaire de sa marginalisation culturelle. Il me semble enfin que nous pouvons être parmi ceux qui aideraient le monde de l'école à élucider la façon dont il manie, plus souvent qu’il ne le croit, une violence symbolique. Il y a tout un art des mots qui, s'adressant aux élèves des quartiers populaires et à ceux qui sont en échec scolaire , est susceptible de générer de la violence. Il ne s'agit pas de “parler comme eux” mais de favoriser tous les dispositifs où une parole ayant trait aux apprentissages peut venir soutenir le rapport au savoir, au sens où l'entendent Élisabeth Bautier, Bemard Charlot et Jean-Yves Rochex. J'ai conscience, en terminant, que mon propos peut donner l'impression que notre marge de manœuvre est mince, mais des propositions plus ronflantes ne m'ont pas semblé faisables.

   Débat

          Raymond Dhellemmes : ne faudrait-il pas nuancer la distinction entre filles et garçons en tenant compte de l'identité féminine et de l'identité masculine qu'il y a dans tout être humain, homme ou femme ?

          Annick Davisse : c'est vrai. Pierre Tap dit ainsi qu'il y a toujours deux versants dans le jeu: la combativité et le ludique. Mais, ajoute-t-il, le versant combativité/agressivité est plus fréquent chez les garçons, mais souvent lié à des difficultés avec les mots et avec le respect de la règle, chez les filles au contraire, on remarque une avance dans les activités du langage, et, en contrepartie, des difficultés avec l'activité physique : les filles respectent la règle plus facilement mais cela va de pair avec une certaine indifférence à l'enjeu.

          Ces infléchissements s'accentuent à l'adolescence, comme le souligne ce travail de l'INSERM que j'ai évoqué plus haut. En sixième, pas trop de problème, en quatrième, cela se complique: les garçons décrochent de la lecture, les filles se désintéressent du sport. C'est symétrique. Rien d'étonnant à cela: il est logique que ce soit à l'adolescence que les enfants s'orientent et fassent, pour les filles, des choix féminins et, pour les garçons, des choix masculins.

          Cette symétrie, sport pour les garçons, lecture pour les filles, se perpétue à l'âge adulte. C'est quelquefois difficile à percevoir pour nous, professeurs d'EPS femmes, qui sommes atypiques, parce que nous nous situons sur le versant masculin. Et cela choque parfois, comme si atypique équivalait à anormal, alors que le mot indique seulement un écart à la fréquence statistique.

          Raymond Dhellemmes : il est extraordinaire qu'une journée sur la violence, l'école et l'éducation physique débouche en premier lieu sur la question du féminin et du masculin. En formation initiale et continue, même si l'accent est mis sur le savoir à enseigner, cette question-là a été jusqu'à présent complètement passée sous silence. C'est une lacune qu'il faudrait essayer de combler.

          Pierre Therme : Annick Davisse a su poser les bonnes questions interroger le masculin et le féminin, c'est aller au cœur de ce qui génère la violence. On en revient ici au développement de l'individu : globalement, dans les premières phases - prime enfance, phase oedipienne et phase de latence -  les différenciations sexuelles sont bien moindres qu'elles ne le sont par la suite. C'est à partir de douze ans environ, avec la puberté, qu'elles se manifestent vraiment, d'un point de vue métabolique bien entendu, mais aussi psychologique et culturel. Et la violence appartient plus au champ du masculin, elle est inhérente à la virilité, qui s'installe chez le garçon lors de ces bouleversements métaboliques. D'où des manifestations différentes chez le garçon et chez la fille.
Premier facteur, donc, la psychologie. Ne l'oublions pas, les élèves avec lesquels nous travaillons sont en plein développement, en perpétuelle mutation. Cette instabilité du caractère peut alors se traduire par des réactions violentes. Intervient aussi un facteur culturel, qui exerce une influence sur la psychologie de l'adolescent. Dans une classe difficile, l'adolescent va extérioriser cette violence, c'est-à-dire la diriger contre autrui. Et le relais culturel, ce qu'on a appelé la médiatisation, ne fait que valoriser et légitimer cette réaction violente. Dans une classe favorisée culturellement et économiquement, n'allez pas croire qu'il n'y a pas de violence. Simplement, c'est une violence intériorisée : conditionnée culturellement, l'adolescent en difficulté aura tendance à la retourner contre lui même. Cela se traduit très souvent par des syndromes anorexiques.
 
          Annick Davisse : je disais tout à l'heure que les sports collectifs étaient peut-être le dernier refuge de valeur masculine et de l'identité populaire, qui ne trouvent plus à se manifester ailleurs, en particulier dans le monde du travail. La société chercherait ainsi à éviter tout conflit, notamment au sujet du chômage. Le sport, et surtout les sports collectifs, deviendraient-ils, comme le souligne Yves Clot, une espèce d'îlot où la violence serait plus ou moins prévisible et autorisée ? Le peuple aurait encore droit à cet enclos tandis que seraient neutralisés les conflits sociaux. Nous sommes là dans la violence des milieux favorisés. La violence féminine, consensuelle, fonctionne un peu de la même manière, et je la perçois comme castratrice, notamment pour les garçons que j'évoquais tout à l'heure. À l'école, cette violence se manifeste sous la douceur apparente des propos d'enseignants, qui recèlent en fait une violence contenue. Citons par exemple certaines appréciations sur les bulletins trimestriels ou lors des conseils de classe. C'est peut-être parce que je mesure cette violence-là que je défends si fort le terrain de l'affrontement net.
Quant à la violence visible, celle dont on parle, les agressions, les insultes, c'est plutôt la violence au masculin. Parfois, les filles y participent, notamment dans les zones turbulentes. Un jour, lors d'une rencontre académique de danse, des lycéennes de Seine-Saint-Denis ont été classées secondes alors que, manifestement, pour elles comme pour le public, leur prestation en jazz éclipsait le spectacle de danse contemporaine que leur avait préféré le jury. Elles sont venues l'agonir d'insultes, violemment. Le sentiment d'injustice génère rapidement de la violence. Cet exemple montre d'ailleurs à quel point il est difficile de créer une culture commune en entendant le point de vue des élèves.
Par ailleurs, les femmes ne sont pas étrangères à la violence des hommes. Fêtés comme des héros à la maison, parfois même sacralisés par leurs mères, certains gamins se retrouvent à l'école en situation d'échec, complètement humiliés. Le hiatus crée une tension identitaire, insupportable des deux côtés. La violence inconsciemment alimentée par ces femmes n'est donc pas visible.

          Question : le cercle familial a été détruit, dans les quartiers défavorisés, par tous les problèmes de chômage, de couples qui se séparent à cause de difficultés financières, de gamins agressifs. Mais nous, professeurs d'EPS, avons-nous un rôle a jouer par rapport à la représentation du père, de la mère, par rapport au cercle familial ?

          Annick Davisse : il faut se méfier des mots employés dans le monde enseignant pour parler des familles. Il y a, nous dit-on souvent, de plus en plus de familles désunies. Certes, mais il y en a beaucoup aussi dans les milieux enseignants, et cela n'empêche pas les enfants d'enseignants de mieux  réussir leur scolarité (surtout les filles). Il faut se garder de prendre les parents enseignants comme modèle de référence pour les autres, qui seraient alors marginalisés. Les enseignants disent qu'il y a démission des parents, mais les chercheurs répondent que ce n'est pas la réalité. Ce débat fut un point décisif dans la préparation des assises nationales pour la relance des ZEP. Si on a une difficulté, en ZEP par exemple, c'est parce qu'il y a trop d'opacité et d'incompréhension entre l'école et les parents.

          Éric Debarbieux : pour compléter ce que vient de dire Annick sur les représentations de l'enseignant par rapport à la problématique parentale, je dirais qu'il ne faut pas se faire d'illusions. Le techno centrisme de notre formation nous a fait perdre de vue un certain nombre de choses que révèle la pédagogie en milieu difficile. À un moment donné, l'adolescent prend systématiquement le contre-pied de ses parents, des adultes et bien sûr de ses professeurs, sur lesquels il va se projeter. C'est parce qu'ils s'identifient à leurs enseignants que certains élèves en difficulté se montrent agressifs à leur encontre. On a toujours nié ce phénomène, mais il est réel. Plus on le nie, moins on peut le maîtriser. Plus l'enfant est en difficulté, plus cette dynamique va jouer. Nous devons nous efforcer de changer notre point de vue du travail à l'école et d'y réintégrer des notions de pédagogie. Les contenus doivent être centraux, d'accord, mais je crois qu'à un moment donné, ils ne peuvent être valorisés et intelligibles pour l'adolescent, que dans la mesure où l'on a compris en amont ce qu'était cet adolescent. Je ne dis pas qu'il faut transformer les éducateurs en psychologues. La loi pour l'orientation de l'école déclare que nous sommes là pour faire de l'éducation, c'est-à-dire pour transformer les jeunes qui sont en face de nous.

          Question : hier soir, j'ai participé à une réunion sur les projets pédagogiques qu'on peut développer dans les établissements. En lycée professionnel, sur le plan de la politique nationale de la cité, on nous demande de développer trois axes : intégration, projet scolaire et professionnel et enrichissement culturel. Le premier axe me laisse perplexe: accueillir ces élèves-là dans le système scolaire sous-entend qu'auparavant, dans les collèges, Ils n'étaient pas intégrés ? Même topo pour le deuxième axe : donner à l'élève un projet scolaire et professionnel, cela signifie qu'il n'en avait pas au départ, qu'on l'a traîné pendant quatre ans au collège, et que là, maintenant, il faut lui trouver une place dans la société. Le troisième axe, enrichissement culturel, implique qu'ils n'ont aucune culture de base et que tout ce qui peut venir d'eux n'est pas enrichissant. Partir de tels postulats, c'est grave. Qu'en pensez-vous ?

          Éric Debarbieux : gardons-nous de sous-estimer ce qui se passe dans les quartiers. Il y a de réels problèmes de violence, de décalage entre les adolescents et ce qu'on exige d'eux : respect de la règle, conformité de leur attitude au système scolaire. Le fameux concept d'intégration, dont vous avez parlé, ne veut rien dire et ne fait qu'irriter les gens dans les cités. Car ces gens-là, quand on s'entretient avec eux, on se rend compte qu'ils sont parfaitement intégrés et ils ont des arguments pour le prouver. Par ailleurs, il faut faire en sorte que les projets pédagogiques soient au plus près de la réalité psychologique et des difficultés réelles de ces enfants. Cessons de théoriser sur les difficultés d'un élève standard symbolique.

Question : pour mettre en oeuvre la politique de la cité, 50 % des moyens sont attribués aux collèges, 30 % aux lycées et 20 % aux lycées professionnels. Bien sûr, les projets ne manquent pas, mais ce n'est pas suffisant, loin de là. Et nous, professeurs d'EPS, nous devons nous situer au milieu de tout cela et, via les activités physiques et sportives, nous donner les moyens de gérer au mieux la scolarité de nos élèves. Par exemple, je ne pourrai pas assister aux tables rondes de ce colloque car cet après-midi je participe à un challenge de jeux collectifs avec des gamins de lycée, professionnel. Ils sont quatorze licenciés et il faut que je sois avec eux sur le terrain. Certes, la recherche universitaire a son intérêt. Mais ne pensez-vous pas que le terrain, c'est essentiel, et qu'il faudrait peut-être le resituer au cœur du colloque ?

          Eric Debarbieux : il ne faudrait pas trop diaboliser la recherche universitaire. Ne croyez pas qu'elle est éthérée, elle se fait à partir du terrain, de ce qui se passe concrètement dans les cités et dans les écoles.

          Annick Davisse : Éric disait à l'instant qu'il fallait changer notre point de vue sur le travail à l'école. En effet. compte tenu de l'ouverture des secondes générales à des publics nouveaux, la population des lycées a changé. Cela a eu des répercussions sur le lycée professionnel (LP), qui a accueilli de façon encore plus homogène les élèves en difficulté. En région parisienne, en tout cas dans l'Est parisien, les sections de vente accueillent des élèves qui sont arrivés là sans en avoir aucune envie. Avant on les mettait en chaudronnerie, maintenant on les met en vente. Mais le corps enseignant est moins habitué à ce public, les vendeuses d'il y a dix ans, ce ne sont pas les vendeurs aujourd'hui. On a mené grand bruit sur les lycées, j'espère qu'on fera de même sur les lycées professionnels, sinon c'est injuste. Il faut briser le silence sur l'EPS en lycée professionnel, se battre pour une opération vérité. Vérité sur les moyens, les LP ont parfois des difficultés à obtenir des créneaux pour les installations sportives ; vérité sur l'organisation temporelle, la disproportion entre le peu d'heures de cours et ce qu'on attend des élèves, la place des heures d'EPS dans l'emploi du temps ne facilitent pas l'enseignement, cette question des deux heures, déjà cruciale en lycée, est insensée en lycée professionnel. L'opération vérité consisterait à dire et à faire ce qu'on peut réellement réaliser.

          Les lycées professionnels sont le théâtre d'une réelle violence entre élèves et professeurs, et aussi - du moins dans les LP de mon académie - d'une vraie souffrance des gamins ! Quand on est professeur, on essaie de persuader les élèves de travailler pour obtenir leur BEP. Mais que dire lorsqu'ils vous répondent : “De toute façon, avec ou sans le BEP, on sera chômeur !” Quelle violence sociale, quelle souffrance dans ces propos !

          Bernard Bourdeau (proviseur du lycée professionnel Turgot de Roubaix) : au lieu de nous désoler sur la violence et la souffrance de nos élèves, réfléchissons sur les richesses qu'ils possèdent. Cette vision des choses, positive, est plus enthousiasmante, et l'enthousiasme fait partie de notre mission d'éducateur.

          Certes, la situation n'est pas rose, mais sachons regarder les choses en face. Pourquoi nos gamins sont-ils en lycée professionnel ? Quand ont-ils commencé à décrocher? Au collège, à l'école primaire, peut-être déjà en maternelle. Réfléchir dans l'urgence sur les situations dramatiques des lycées professionnels ne sert à rien s'il n'y a pas un véritable travail de prévention et de réflexion en amont. Tout ce que vous avez dit sur l'orientation par l'échec en lycée professionnel est vrai, mais arrêtons de pleurer sur nos gamins de lycées professionnels. C'est vrai, il n'y a pas de travail. Est-ce qu’on doit pour autant le leur répéter tous les jours ? Ce sont eux qui nous apprennent leur souffrance, ce n'est pas à nous de leur transmettre nos souffrances.

          Jacques Mikulovic : on parlait tout à l'heure de silence institutionnel et d'opération vérité. Pour avoir travaillé à un conseil d'agglomération de prévention de la délinquance qui tente de mettre en place des diagnostics partagés sur la notion d'incivilité et la violence, je me rends compte à quel point il est difficile de faire remonter des informations de l'Éducation nationale sur la violence. Avant tout, que représente effectivement cette violence ? Est-ce que c'est 10 %, 75 % des cas ? Je ne sais pas comment on pourrait la mesurer, mais il est nécessaire de la remettre à sa place pour pouvoir ensuite travailler sur le reste. En tout cas, ce qui est sûr, c'est que ces cas de violence occupent 95 % de notre temps.

          Eric Traverse (enseignant en lycée professionnel) : j'ai fait toute ma carrière en lycée professionnel. Monsieur le proviseur, je ne suis pas d'accord avec vous sur ce portrait misérabiliste des LP. Je viens de l'académie de Lyon, et là-bas, sincèrement, ce sont les collèges qui vont mal. En LP, je ne crois pas que les élèves se sentent si mal que ça. Effectivement, ne pas avoir de travail à la sortie est mal vécu, mais c'est pareil pour les étudiants qui sortent de l'université. Il n'y a donc pas une spirale LP-échec pas de travail qui serait spécifique aux LP. Moi, j'ai plaisir à y travailler. Le contact avec les élèves est formidable. Concernant la violence des filles, leur passivité, leur indolence, leur inactivité, n'est-ce pas là aussi une forme de violence, même s'il n'y a pas d'éclats, de voiture cassée ou d'autre manifestation visible ?

          Dernière chose: pour les remédiations, vous avez cité des sports collectifs populaires et masculins. Mais tous les sports collectifs ne sont pas ainsi. Certains sont très riches et peuvent nous permettre de fusionner les garçons, les filles, les gens violents, les gens passifs. Par exemple, le base‑ball. Face à ce sport, filles et garçons partent tous d'un pied d'égalité. Les filles y trouvent leur place, elles peuvent coopérer avec les garçons, et eux les reconnaissent. Il y a là une réelle richesse. Donc, mettre l'accent sur les sports collectifs masculins et populaires me semble un peu réducteur.

 

Annick Davisse

La Violence et sports collectifs

J’aurais dû préciser que je parlais surtout des sports collectifs interpénétrés, lieu d'affrontements corporels plus forts (le contact), parce qu'ils me semblent faire progressivement l'objet d'une stratégie d'évitement de la part du corps enseignant. La généralisation du volley en lycée est due en particulier aux problèmes de mixité, notamment parce que, grâce au filet, le contact physique entre les équipes est moins dur et que l'on peut mieux voir la balle arriver. Ainsi on contrôle mieux les choses. Est-ce un bon choix pour faire vivre la règle ? Si la corporation a décidé de contourner la difficulté plutôt que d'y faire face, il vaudrait mieux le dire franchement. Si on se dit que les sports collectifs sont devenus trop souvent l'occasion de violence et que les réguler devient trop difficile, si on les évite systématiquement, c'est peut-être aussi parce que les collègues ne se sentent plus suffisamment compétents pour y maîtriser l'affrontement. Et donc on se replie sur le volley, comme l'indiquent les statistiques sur les APSA au baccalauréat. Quant au base-ball, je ne dis pas qu'il ne faut pas en faire, mais, du point de vue des problèmes fondamentaux que posent les sports collectifs dans le rapport d'opposition d'équipes, le base-ball me semble à la limite du groupement.

La question que je posais concernait davantage l'interpénétration et la question des contacts, Quand Naismith invente le basket (je me réfère au travail de Robert Mérand sur le basket, publié à l'INRP), il forme le projet d'un sport chrétien, porteur des valeurs de la YMCA et dans lequel il importe d'éviter les contacts afin de combattre la sauvagerie. C'est ce rapport entre violence et sports collectifs qui m'intéresse.

La situation des lycées professionnels

Vous me reprochez de noircir les lycées professionnels. Peut-être mon académie est-elle plus difficile que d'autres. Cela dit, si les collègues se précipitaient massivement pour être nommés en lycée professionnel, cela se saurait, les demandes de mutation le prouveraient. Ce n'est pas le cas. Ensuite, ce n'est pas moi qui invente les corrélations entre les niveaux de diplôme et l'emploi, elles existent dans toutes les statistiques. Nous n'avons pas à dire aux élèves qu'ils sont de futurs chômeurs, je suis bien d'accord. Mais on ne peut pas non plus enjoliver les perspectives. Or, dans le tertiaire, nous sommes en difficulté même pour trouver des stages ; beaucoup d'employeurs, pour des raisons plus ou moins racistes, ne veulent pas prendre en stage les élèves de certaines sections des lycées professionnels.
Mon problème avec les enseignants de lycée professionnel, ce n'est pas de leur dire d'arrêter de se lamenter, c'est de leur dire : “Arrêtez de vous taire, dites les choses franchement !"

 La violence passive

Sur la violence passive, je suis un peu embarrassée. Dans l'usage des mots, il ne faut peut‑être pas tout faire converger, même si souffrance et violence ont bien quelque chose à voir. Il me semble en effet qu'il y a de la vraie violence silencieuse. Mais d'un autre côté, toute la souffrance, ce n'est pas de la violence. Ainsi 33% des filles à partir de dix-huit ans prennent des médicaments pour maigrir, dormir ou calmer la nervosité et l'angoisse. Cela fait beaucoup et c'est une vraie souffrance, ça. Pour autant, est-ce de la violence ? L'INSERM appelle cela de la plainte somatique et cela me semble juste. Les adultes ignorent cette forme de souffrance, je ne suis pas sûre que tous les profs de lycée ont en tête qu'une fille sur trois prend des médicaments pour dormir ou pour donner l'impression de vivre mieux. Mais est-ce qu'il faut ne relier cela qu'à de la violence sociale, oui et non, il y a peut-être des choses plus permanentes, retravaillées par le social contemporain.

Nous risquons de nous égarer si nous essayons de brasser toutes les formes possibles de la violence. Ce sur quoi j'avais aujourd'hui choisi d'axer une contribution que je sais modeste, c'est la façon dont l'EPS devrait contribuer à élucider d'une part le rapport entre violence et sport, d'autre part, celui entre sport et langage. Ce travail est urgent. À défaut de le mener, nous risquons une fuite en avant dans des affichages pédagogiques aussi démesurément ambitieux qu'inefficaces sur le terrain. Être plus réaliste sur la contribution de l'EPS à la lutte contre la violence, c'est finalement être plus précis; pas moins ambitieux, mais plus exigeant quant aux effets attendus et produits.

Bibliographie