Dominique Glasman,

" Parents " ou " familles " : critique d’un vocabulaire générique

Revue Française de Pédagogie, n0 100, juillet-août-septembre 1992

Pourquoi, dans les ZEP, parle-t-on plus facilement de " familles " que de " parent "? Que recouvrent ces termes ? Les familles des quartiers défavorisés sont souvent représentées comme ne s’intéressant pas à l’école et à la scolarité de leurs enfants. Cette idée est d’ailleurs au principe d’un certain nombre d’actions ou de dispositifs mis en place dans les ZEP. Une enquête monographique auprès de familles " clientes " du travail social montre que, même dans une catégorie aussi " défavorisée ", les attitudes et les attentes à l’égard de l’école sont des plus contrastées, mais qu’elles ont en commun un certain nombre de problèmes dans leurs relations avec l’institution scolaire.

Depuis quelques années, rapprocher les familles de l’école est un thème de réflexion, ou un objectif d’actions spécifiques, dans les établissements scolaires des quartiers défavorisés ; il n’est pas de projet de zone qui n’inclue, au rang de ses préoccupations prioritaires, celle d’intéresser davantage les familles à l’école, de les faire entrer dans l’école. La recherche, sociologique ou psychologique, s’est intéressée elle aussi à la façon dont les familles perçoivent l’école, et s’impliquent dans la scolarité de leurs enfants.

Il est plus rare que la réflexion, celle des acteurs de terrain ou celle des chercheurs, porte, dans l’autre sens, sur la façon dont l’école, ou plutôt ses agents, voient les familles et parlent d’elles. P. Perrenoud (1987) a consacré un long et éclairant chapitre à " ce que l’école fait aux familles ". Mais ce ne sont pas directement les catégories de perception des agents de l’école qui l’intéressent. Ce sont ces catégories qui nous retiendront ici, en partant des questions suivantes : l’institution scolaire et ses agents peuvent-ils parler des parents de leurs élèves autrement que de façon générique? Que recouvre, dans le discours enseignant, le terme de "  parents " ou le terme de "  familles " ? Et comment s’explique leur usage alternatif?

Les pages qui suivent se proposent d’examiner cet ensemble de questions, qui semble un préalable à une prise en compte plus complète, c’est-à-dire plus " dialectique " des relations entre familles et école. On le fera en deux temps.

Dans un premier temps, on analysera le vocabulaire générique utilisé par l’institution scolaire, ainsi que ses fluctuations d’emploi. Il s’agit d’un texte exploratoire : il ne s’appuie pas sur l’étude systématique d’un corpus constitué pour l’occasion, mais sur une connaissance indigène des discours tenus dans l’école, à titre d’enseignant de lycée, de chercheur dans les ZEP, ou de parent d’élève.

Dans un second temps, on montrera, à partir d’une enquête monographique, combien des "  familles" que l’école a tendance à glisser dans une même catégorie entretiennent des rapports différents à l’école et à la scolarité.

DES " PARENTS " OU DES " FAMILLES"?

L’invention des " parents" et la réinvention des " familles"

L’école et les familles : perspective historique

Dans la tradition du XIXe siècle et de la IIIe République, l’école exprimait une visée sur les familles. Elle se voyait "  investie d’une mission globale de progrès ", dit A. Prost ; "  par delà l’écolier, elle vise ses parents, non sans illusion " (Prost, 1968). L’enfant, passé par l’école, devient " à son tour éducateur de ses parents ". Dans ses " conseils aux instituteurs, J. Payot écrit "  On ne prend pas assez garde à l’éducation de la famille par l’enfant. Dans les familles les moins recommandables, la présence de l’enfant rend les parents plus réservés, plus respectueux l’un pour l’autre ". Et F. Buisson l’avait précédé dans un discours fameux : " Va, petit missionnaire des idées modernes, petit élève de l’école primaire. Au sortir de l’école, montre à tes parents tout ce que tu en rapportes ".

Dans le même temps, l’école entendait investir les familles d’un rôle précis, puisque, ainsi que l’écrivait O. Gréard dès 1889, "  l’éducation publique ne peut réussir qu’à la condition que la famille la prépare, la soutienne et la complète ". D’ailleurs, au début du XXe siècle, une tendance se développe, ayant pour objectif de faire coopérer école et famille. Plusieurs livres sont publiés sur ce thème, avec les encouragements des pouvoirs publics. " En matière d’éducation et même en matière d’enseignement, l’école ne peut ni ne doit se substituer entièrement à la famille elle n’en saurait être que le prolongement et le complément. Mais il faut qu’à son tour la famille prolonge et complète l’école, il faut qu’elle affirme en tous points avec elle un complet accord, une parfaite communauté de vues et de sentiments ; qu’elle la seconde dans son œuvre difficile; qu’elle encourage ses efforts ; qu’elle soutienne son action en un mot qu’elle lui apporte en toutes circonstances l’appui précieux de sa collaboration active et assidue " (Bouillot, 1912) Cette recherche de collaboration école-famille est surtout une " question universitaire ", c’est-à-dire un souci de l’école, selon P. Crouzet qui en suit l’émergence progressive tout au long du XIXe siècle (Crouzet, 1916).

Il est difficile de dire si, dans sa visée missionnaire et dans sa visée coopérative, l’école espère toucher les mêmes familles. Assurément, il ne lui est pas possible d’introduire entre elles, de façon délibérée, une distinction qui contreviendrait à ses principes égalitaires. Et le livre de P. Crouzet, évoquant la coopération dans l’enseignement secondaire après la coopération dans l’enseignement primaire, — chaque ordre d’enseignement s’adressant alors à une clientèle socialement différente — utilise le plus souvent le même terme de " familles ", dont il souligne d’ailleurs l’hétérogénéité.

L’idée qu’il existe, entre école et famille, une opposition fondamentale, qui doit être surmontée, est soulignée par ces textes. "  La famille développe l’esprit de tradition, l’école développe plutôt l’esprit de progrès ; à la méthode d’autorité en vigueur dans la famille, l’école substitue le libre examen ; et alors que la famille vise l’intérêt de l’individu, l’école subordonne cet intérêt à l’intérêt de tous ".

Cet effort de l’école pour arracher les enfants à l’individualisme familial s’est poursuivi sous diverses formes; dans les campagnes, elle a dû, non sans mal, obtenir que les parents envoient régulièrement leurs enfants à l’école ; elle a cherché à introduire par l’intermédiaire des enfants des habitudes nouvelles d’hygiène et de propreté ; elle a aussi invité les familles à venir voir les maîtres, mais la cause du rapprochement entre école et famille ne peut jamais être considérée comme gagnée dans l’enseignement primaire, selon P. Crouzet. Celui-ci rapporte l’histoire d’un directeur d’école qui, ayant reçu, dans les trois derniers mois de l’année 1901, 284 visites de parents d’élèves, avait noté que la plupart des entretiens portaient sur une demande d’équipement vestimentaire, sur des contraintes de vie collective, et que seuls trois parents étaient venus s’enquérir du travail et des progrès de leur fils (12). Bref, les familles restent à convertir à l’école.

Au fond, la préoccupation qui s’exprime dans ces ouvrages, c’est de voir les parents des élèves jouer un rôle au côté de l’école, et accepter de dépasser la singularité familiale pour accompagner efficacement l’enfant dans son parcours scolaire. Ce qui leur est demandé, c’est, en quelque sorte, de se transformer en parents d’élèves.

L’invention des " parents " et des " parents d’élèves ".

Il est possible de faire l’hypothèse que ces expressions, telles quelles, c’est-à-dire génériques, dépourvues de spécification (les parents des élèves) ou de possessif (ses parents, leurs parents) ont été inventées et imposées par le mouvement naissant des associations de parents d’élèves. Ce n’est pas le lieu de détailler ici l’émergence, chez les parents, d’une conscience de " parents d’élèves" : celle-ci est faite, d’abord, dès le début du siècle, d’une volonté de préserver, face à une école d’Etat décrite comme impérialiste, le rôle éminent des parents vis-à-vis de leurs enfants; elle procède ensuite de l’idée d’un rôle éducatif distinct et complémentaire de celui de l’école, que celle-ci, on vient de le voir, les invitait d’ailleurs à tenir. Des parents se sont regroupés, avec l’encouragement ou à l’initiative des enseignants, pour se présenter comme interlocuteurs de l’école. Le rassemblement les désigne par la seule chose qu’en effet ils aient en commun : être parents d’élèves (voir (Honoré, 1985).

On a souvent noté que l’institution scolaire entendait prendre en charge les enfants ou les adolescents sans tenir compte de leur appartenance sociale. Tel était le projet scolaire de Condorcet, que J. Ferry reprit sur ce point à son compte. Il importe bien sûr de distinguer ici le droit et le fait. L’institution scolaire n’ignore pas les différences sociales entre les élèves, ou entre leurs familles elle refuse de faire fond sur elles, pour permettre aux enfants de s’arracher à leurs déterminations, et pour les introduire ainsi à l’universel. Le tablier symbolisait d’ailleurs cette intention de remise des compteurs à zéro.

N’a-t-elle pas en fait procédé d’une façon analogue avec les parents de ses élèves ? Les parents, dans les discours de l’école ou de ses agents, n’ont pas d’identité sociale. Cette indifférenciation est à la fois logique et nécessaire, compte tenu de l’intention égalitaire de l’école.

Il semble bien que, depuis les lendemains de la Seconde Guerre, l’institution scolaire se soit habituée à parler de " parents ". Les enseignants convient à des rencontres " parents-professeurs ", les textes officiels, par exemple celui de la Réforme Haby, tentent de faire une place aux " parents", etc.

La question est de savoir si, prenant le droit pour le fait, l’école n’en vient pas à se rendre dupe du vocabulaire générique qu’elle utilise pour désigner les " parents

Une telle fiction, "  les parents ", est alimentée par les associations de parents d’élèves; celles-ci ne peuvent pas faire autrement que de se revendiquer et de s’afficher comme les représentantes de tous les parents, sans distinction de quoi que ce soit : appartenance sociale, origine nationale, affiliations politiques ou religieuses, etc. Et l’on sait que les propositions estampillées comme celles des " parents " sont en fait marquées par l’appartenance sociale des membres et des porte-parole des associations de parents d’élèves.

La réinvention des " familles "

Depuis quelques années, le terme de "  familles" fait à nouveau partie du vocabulaire de l’école. Les " parents" avaient chassé ou refoulé les "  familles " Ces dernières sont de retour. Ce vocabulaire ne remplace pas celui qui évoque les "  parents ". Il a cours dans d’autres lieux, essentiellement dans les quartiers populaires, et plus spécialement dans les ZEP.

Les projets de zone, comme les discussions entre les différents membres de la ZEP, enseignants, travailleurs sociaux, militants associatifs, font état du rôle éducatif des " familles " de l’implication des " familles ", de l’absence des " familles ". Les occurrences de ce terme sont beaucoup plus nombreuses que celles du terme de "  parents ".

L’indifférenciation dans la désignation des parents des élèves, que l’on soulignait en commençant, n’est donc pas entièrement vraie. Les uns sont désignés comme " parents ", ce sont plutôt les membres des classes moyennes et des classes favorisées ; les autres comme " familles ", ce sont les membres des classes défavorisées. Chacun de ces termes reste bien un terme générique, mais aux connotations très différentes.

" Parents" versus " familles"

" Parents "

Il semble bien que le mot "  parents" connote un rôle précis : remplir, vis-à-vis des enfants, un ensemble de tâches, matérielles et symboliques, qui les préparent, de façon continue et renouvelée, à fréquenter l’école avec profit ; ce rôle, c’est de transformer les enfants en élèves. C’est cet aspect fonctionnel qui caractérise, en commun, i.e. sans distinction sociale, les "  parents " que l’école juge dignes d’être appelés ainsi. Ce terme désigne un rapport aux enfants, certes différent de celui de l’école, mais qui situe le père et la mère du même côté que l’école, face à des enfants qui font l’objet d’un façonnage.

Dans les années 1970, au moment de la mise en place de la réforme Haby, le débat a porté, avec les instituteurs, sur la participation des parents à l’école, et plus précisément au conseil d’école. On sait que le SNI a été assez réticent, craignant de voir les parents se croire autorisés à dire leur mot de la pédagogie. C’était leur reconnaître assez de compétences sociales et de compétences éducatives pour craindre de les voir empiéter sur le domaine réservé des enseignants. L’usage du terme "  parents" ne fait question à personne, bien qu’il recouvre en fait la plus grande diversité de conditions et de positions.

L’expression "  parents d’élèves " est devenue, c’est vrai, une expression consacrée, quasi automatique, liée à une certaine forme de participation à l’école. Sont alors regroupés sous ce terme tous les parents qui sont perçus comme susceptibles de se poser comme tels, c’est-à-dire les membres des associations de parents d’élèves, ceux qui sont sensibles à leur influence, ou du moins dont les attitudes éducatives et scolaires sont considérées comme homogènes.

" Familles "

Depuis quelques années, dans les ZEP en particulier, le mot "  familles " est, statistiquement, beaucoup plus employé, de préférence au mot "  parents ". Il ne semble pas désigner un rôle ou une fonction reconnus par l’école, mais un groupe qui lui est étranger, dans lequel elle ne pénètre pas, ni par ses agents ni par ses normes; ou plutôt un groupe avec lequel elle ne sait pas dire ce qu’elle a en commun. Dans l’usage de ce terme de " familles ", il y a une connotation culturelle. Il évoque doublement l’étrangeté. D’abord, c’est celle d’un monde dont l’école perçoit mal le mode de fonctionnement et de régulation ensuite, c’est celle d’un objet dont on parle, et qui, comme le "  il " selon Benveniste, désigne la non-personne, celle qui est exclue du champ de l’interlocution.

Dans le passage d’un terme à un autre, tout se passe comme si les parents populaires, et d’origine étrangère, ne relevaient pas de cette appellation de "  parents ", parce qu’ils sont soupçonnés de ne pas jouer leur rôle éducatif à part entière, et ne présentent pas tous les signes patents et attendus, c’est-à-dire socialement marqués, d’un intérêt pour l’école.

La participation des " familles" que l’école appelle de ses voeux, et s’efforce de promouvoir avec l’appui de ses "  partenaires "", c’est de manifester cet intérêt, de rencontrer les instituteurs, d’assister aux réunions convoquées par les enseignants, parfois d’accompagner une sortie. En revanche, ce qui est demandé aux "  parents ", c’est une participation aux organes de l’école, parfois à ses activités ; le reste est pour eux déjà acquis, et c’est ce qui manifeste la distinction entre "  parents " et "  familles ".

Une illustration presque idéal-typique de cette opposition est parfois fournie par les modalités d’appel à la collaboration matérielle des mères d’élèves. Des "  mères " sont invitées à confectionner et vendre des gâteaux pour financer une sortie de classe. Quand il s’agit de mères d’origine étrangère, maghrébines par exemple, elles se voient sollicitées pour préparer des pâtisseries "  arabes " dans le même but. Dans ce cas cependant, l’objectif est non seulement de recueillir des fonds, mais de "  positiver " une culture. Ces mères sont ainsi vues comme détentrices d’une physionomie culturelle, comme porteuses d’emblème. Le terme de "  mamans " qui les désigne, reprenant l’expression familiale plutôt que le terme fonctionnel, semble jouer alors comme dénégation de la distance sociale.

En d’autres termes, pour l’école, les "  familles " seraient aux "  parents " ce que, pour le colonisateur, le "  sauvage " est au "  civilisé ". Ou encore, du point de vue des exigences de l’école, les "  familles " représentent l’état de nature, face aux "  parents " qui incarnent l’état de culture. L’école retrouverait, vis-à-vis de certaines familles, une mission civilisatrice, non plus dans le but d’éduquer ces familles à travers l’enfant, mais de faire en sorte que ces familles, ou leurs substituts, livrent à l’école un enfant "  scolarisable ". Tout se passerait comme si, dans ses relations avec les "  familles ", l’école revenait à la case départ, c’est-à-dire recommençait l’histoire rappelée plus haut, tandis qu’avec les "  parents " se joueraient d’autres formes de collaboration ou se disputeraient d’autres enjeux.

Il se pourrait bien d’ailleurs que le vocabulaire en usage dans les ZEP change à partir du moment où les parents des élèves entrent effectivement, ou plutôt physiquement, dans l’école. Ils commencent alors à être désignés comme "  parents ", mais d’abord de façon singulière, c’est-à-dire en relation à leurs enfants. Pendant toute une période de latence, où les choses semblent indécises, l’école se félicite de ce que "  les familles entrent dans l’école " mais tout lui paraît toujours à conquérir, et l’effet de seuil ne semble jamais franchi, qui lui permettrait enfin de voir, dans ces "  familles ", des "  parents ".

Chassé-croisé sémantique

On ne peut cependant exclure que l’émergence, dans le vocabulaire des agents de l’école, du terme de "  familles " soit lié aussi à des pratiques parentales qui laissent penser que la scolarité passe de plus en plus sous l’emprise familiale, échappant progressivement à l’emprise de l’institution scolaire. Le recours au privé, le jeu avec la carte scolaire, les cours particuliers, semblent indiquer en effet que la scolarité est de plus en plus l’affaire directe des familles, ou du moins de certaines d’entre elles. Tout ceci, les enseignants le savent, au moins intuitivement.

Ce qui brouille les cartes, c’est que l’on continue à parler plus volontiers de "  parents " pour les milieux favorisés, où les familles sont pourtant les mieux placées pour tenir la scolarité sous leur emprise. Tandis qu’on emploie le terme de "  familles " pour les familles populaires et étrangères, qui dépendent le plus de l’emprise de l’institution scolaire.

En fait, tout se passe comme si, sans que ce soit explicité parce que ce n’est ni clair ni dicible, le même terme de "  familles " ne désignait pas la même chose, c’est-à-dire ni les mêmes fonctions, ni le même rapport à l’école.

a) Dans un cas qui, grossièrement, concerne essentiellement le public scolaire des ZEP, le terme "  famille " recouvre une entité culturelle, dont les connotations sont moins les "  parents "que la "  tribu ". La "  famille " évoque un monde extérieur, indistinct et sans lien avec l’école. Tout se passe comme si les agents de l’école opéraient une mise à distance des "  familles ", dans une attitude quasi "  ethnologique " réduisant celles-ci à leurs déterminations culturelles, réelles ou supposées ; alors que, dans le même temps, ces agents appellent de leurs voeux un rapprochement des "  familles " et de l’école. Ce n’est d’ailleurs pas qu’en référence à l’école que les immigrés se situent à "  la frontière de l’être et du non-être social ", qu’ils sont " sans lieu, déplacés, inclassables (Bourdieu, 1991), et les agents de l’école ne se distinguent pas en cela des autres agents sociaux.

Mais chassons un malentendu : est exprimé ici en termes de culture, parce que plusieurs indices font penser que c’est exprimé ou perçu de cette façon dans l’école, un rapport école-familles -ou plutôt un regard- qui est un rapport ou un regard social, marqué par l’appartenance  de classe " des agents de l’école et des "  familles ".

L’émergence récente, i.e. depuis deux ou trois ans, dans les discours tenus dans les ZEP, de la catégorie de "  familles monoparentales ", pourrait en fournir une illustration plus parlante encore que le rappel de l’appartenance sociale modale des familles étrangères. Les difficultés spécifiques de certains enfants sont renvoyées à la déstructuration de leur famille, plutôt qu’à leurs conditions sociales, mesurées par le niveau de revenu et le niveau culturel du parent qui les élève. C’est bien dans les catégories populaires que l’on trouve le plus de mères élevant seules leurs enfants : 8,1 % des femmes personnels de service, 7,7 % des ouvrières, 6,1 % des employées, contre 5,8 % des cadres moyens et 5,8 % des cadres supérieurs ou des professions libérales, sont dans ce cas; les familles monoparentales populaires sont a fortiori, étant donné la répartition des actives dans les différentes CSP, les plus nombreuses (INSEE, 1984). Dans le discours que l’école porte sur les familles mono-parentales, l’interaction des variables paraît cependant mal démêlée. En effet, la monoparentalité ne constitue pas un problème générique, mais seulement individuel, pour les agents des écoles primaires, des collèges, ou des lycées qui accueillent des enfants des classes moyennes. C’est seulement dans certains quartiers qu’elle est érigée en catégorie explicative... Il n’est pas impossible qu’elle ait des conséquences autrement importantes dans les milieux les moins aisés, mais dire cela c’est justement replacer la séparation des parents dans son cadre social. On peut il est vrai supposer que, de la part des agents de l’école, cette remise en situation n’est pas faite parce que, pour eux, et compte tenu du quartier où ils opèrent, il va sans dire qu’il s’agit de familles monoparentales populaires; mais le premier qualificatif, explicite, paraît submerger le second, implicite. Ce phénomène est accentué par les politiques de logement municipales qui aboutissent dans certains cas à regrouper dans un ensemble d’habitat social des mères élevant seules leurs enfants, et à accroître ainsi leur visibilité en tant que chefs de familles monoparentales.

b) Dans l’autre cas, celui des milieux favorisés, la famille est considérée comme un centre de décisions; il reste donc pertinent, comme on l’a vu plus haut, de parler de "  parents " à son propos, car ceux-ci sont perçus comme des acteurs, capables, comme les enseignants quand ils assument leur fonction parentale, d’élaborer des " stratégies >‘. Au cours des procédures d’orientation, au collège ou au lycée, des " fiches-navette’> circulent entre l’établissement et la maison, qui souvent désignent nommément l’interlocuteur de l’école : la famille. Pourquoi pas les parents? Parce que la famille est vue alors comme le lieu où s’élaborent les décisions d’orientation, dans un dialogue entre l’enfant et ses parents. C’est d’ailleurs, dans la scansion de l’année scolaire, le seul moment où l’institution emploie pour ces parents le terme de " familles ".

Bilan

Si cette analyse — dont nous rappelons le caractère exploratoire — devait s’avérer exacte, elle signifierait que l’institution scolaire élabore et manipule une représentation du monde social. "  Parents " et "  familles " recouvrent largement, on l’a évoqué, des catégories sociales, mais ne s’y identifient pas; l’usage pratique de ces termes, en fait de ces notions qui ne se disent pas, est essentiellement localisé, selon les établissements, et ne coïncide donc pas parfaitement avec le découpage des catégories sociales qui fréquentent chacun d’eux. Sous chaque terme cependant, "  parents " ou "  familles " se retrouve l’indifférenciation dont on parlait plus haut.

Il serait téméraire d’imaginer que le terme de "  familles " a été importé dans l’école par ses partenaires extérieurs, en particulier les travailleurs sociaux. On a vu que l’emploi de ce mot, et de ce qu’il recouvre, ne date pas de la collaboration entre institution scolaire et institutions de travail social. Mais il est bien possible que cette coopération interpartenariale ait contribué à donner à ce mot une nouvelle jeunesse scolaire. La catégorie "  familles " est ce avec quoi le travail social a quotidiennement à faire; les problèmes de revenu, de logement, voire d’emploi, de scolarité, ou de relations avec l’institution judiciaire, mettent en jeu l’ensemble familial plus souvent qu’un seul de ses membres. En entrant en collaboration avec l’école, les travailleurs sociaux y donnent droit de cité à leur représentation du monde social.

Cette représentation, authentifiée par les discours, les programmes ou les financements d’autres instances, — on pense ici au FAS, par exemple- conduit à mettre en place, en "  partenariat ", des actions spécifiques. Celles-ci visent, pourrait-on dire, la transformation des "  familles " en "  parents ", homologue à la transformation des enfants en élèves.. Les actions "  mère-enfant " sont de celles-là. Tout le travail requis pour monter ces actions, production d’objectifs, détermination d’une cible, procédures de recrutement, élaboration d’un discours de promotion, peut paradoxalement renforcer cette représentation, et empêcher les acteurs de terrain de percevoir, dans les "  familles " la diversité des rapports à l’école et de l’implication dans la scolarité.

Or, contrairement à ce que laisse imaginer ce terme générique, les " familles" sont diversifiées, et n’entretiennent pas du tout le même rapport à l’école. C’est ce que l’on va tenter d’illustrer ci-après.

DIVERSITÉ DES "  FAMILLES "DANS LEUR RAPPORT À L’ÉCOLE

Une enquête monographique a été menée à Saint-Étienne auprès d’une trentaine de familles dites "  défavorisée ", en fait "  clientes " du travail social. Il s’agit donc, même dans une ZEP, d’un ensemble d’unités familiales plus restreint que celui qu’englobe le terme de "  famille ". Comme on va le voir, il ressort de cette enquête que les familles regroupées sous cette appellation de "  défavorisées "sont, dans leur rapport à l’école, d’une diversité que toute appellation générique dissimule aux yeux même des agents de l’école.

Les familles enquêtées et leurs trajectoires sociales

Les familles enquêtées: la " clientèle " du travail social

a) Des monographies familiales ont été établies en collaboration avec des travailleurs sociaux. Elles concernent donc, soulignons-le parce que c’est important dans la perspective qui est ici la nôtre, une frange bien particulière des familles ouvrières ou des familles "  populaires " : les familles interrogées font partie de la "  clientèle " du travail social. C’est dire que ne figurent pas dans cet ensemble certains types de familles qu’une topographie sociale sommaire situerait "  en-dessus " et " en-dessous" de celles qui composent notre échantillon

— d’une part, on n’y trouve pas de familles " installées ", " sans problèmes ", c’est-à-dire jouissant de fait d’une certaine stabilité d’emploi, d’une couverture sociale non problématique, etc. Le travail social ne s’adresse pas à ces familles qui n’en ont pas besoin et ne mettent pas en cause l’ordre social;

— d’autre part, on n’y trouve pas non plus les familles que le travail social lui-même ne peut pas atteindre, ou renonce à tenter d’aider; elles nourrissent de tels soupçons vis-à-vis des travailleurs sociaux et des institutions, leur comportement pose de tels problèmes aux agents, que, de fait, les travailleurs sociaux les connaissent mal, ou ne parviennent pas à les aborder. " J’ai voulu interroger trois familles françaises en difficulté, je les ai rencontrées, et je n’ai rien pu glaner: avec l’une, il y avait un rendez-vous et elle ne s’est pas présentée ; avec les deux autres, l’entretien a porté sur des choses tellement plus importantes pour elles... "

Au fond, on pourrait dire qu’il s’agit de ce que J. Verdes-Leroux appelle la " population relevable "(Verdes-Leroux, Le travail social, 1978). Par construction, notre " échantillon "de familles est donc beaucoup plus ciblé que ne l’était celui constitué, dans son travail pionnier sur le sujet, par E. Tedesco (Des familles palent de l’école, 1978), ou dans des travaux plus récents par A. Henriot (l’école et l’espace local– Les enjeux des ZEP, PUL, 1989) ou J.-P. Terrail (Destins ouvriers, la fin d’une classe, 1990). Pourtant, on ne saurait, à la lecture de ces monographies, parler en bloc de ces familles et de leur attitude vis-à-vis de l’école.

b) Pour introduire un ordre sociologique dans le corpus de monographies recueillies, on est contraint d’affronter deux ordres de raisons :

- la raison statistique, puisque 1’ "échantillon n est rien moins que représentatif, et qu’il est constitué d’un nombre relativement réduit de familles;

- la raison professionnelle, par laquelle les travailleurs sociaux s’imposent de considérer chaque cas comme irréductible à tous les autres, et qui les invite plutôt à souligner la singularité de chaque famille, voire de chaque individu, qu’à observer des régularités : " les histoires personnelles ont plus de poids: je pense à une famille très impliquée, dont la mère est aux parents d’élèves, le père à l’Amicale des Algériens en Europe, ce sont des parents sensés.. .et pourtant tous leurs sept enfants sont en échec scolaire ; à l’inverse, dans une autre famille, dont la mère est folle, le père retraité, les trois enfants sont au lycée, dont en Terminale C ! "

On cherchera donc à identifier, au sein de cet ensemble de familles, des groupes caractéristiques.

dentifier des groupes: quels critères de trajectoire?

a) La trajectoire sociale

On entend classiquement par ce terme la différence entre une appartenance sociale de départ (par exemple petit agriculteur) et l’appartenance actuelle (ouvrier qualifié), en accordant la plus grande importance à la pente (s’agit-il d’une ascension ou d’une régression sociale pour la famille ?). On reprendra ici la même idée de fond, en restreignant cependant l’angle de vue : en ce qui concerne les familles immigrées, les travailleurs sociaux connaissent assez bien leur trajectoire depuis leur arrivée en France, voire dans la ville ou le secteur, plus rarement leur histoire antérieure. On y ajoutera quelques précisions, en tenant compte des fluctuations de l’activité et de la situation économique de la famille, telles qu’elles peuvent être saisies dans les entretiens c’est d’autant plus important qu’une vue cavalière de la trajectoire, aboutissant à un rattachement à la catégorie socio-professionnelle ouvrière, risquerait de ne guère distinguer les familles les unes des autres. Il s’agira donc, pour être plus précis, d’éléments de trajectoire sociale.

b) Il aurait pu, à priori, être intéressant de se baser sur les trajectoires scolaires des parents interrogés. On dispose en effet de quelques données. Mais justement celles-ci font apparaître une relative homogénéité. Les parents, et plus spécialement les mères, ont, en termes d’années de fréquentation scolaire, un niveau très faible ; mais même dans le cas des familles étrangères, ce niveau est rarement nul : les mères ont un jour ou l’autre fréquenté l’école, en français ou en arabe, dans leur pays d’origine... Peut-on dire que, pour les mères immigrées, il s’est agi d’un arrêt de la fréquentation pour des raisons économiques (pauvreté familiale, pauvreté du village) ou culturelles (" les filles n’ont pas besoin d’aller à l’école "), tandis que pour les mères françaises c’était une éviction par l’échec ? Les éléments dont on dispose ne permettent pas de l’affirmer avec suffisamment de certitude ; une telle distinction serait éventuellement susceptible d’éclairer des différences d’attitude entre les mères qui veulent assurer à leurs enfants ce bien enviable dont elles ont été privées et celles qui ont un contentieux avec l’institution scolaire.

c) On n’a pas retenu ici la notion de trajectoire migratoire, comme le fait Z. Zéroulou (" La réussite scolaire des enfants d’immigrés ", Revue française de sociologie, 1988) quand elle analyse la réussite universitaire des enfants de l’immigration. D’une part, la population enquêtée n’est pas constituée que de familles immigrées ; en aucune façon, il n’aurait été légitime de confondre familles " défavorisées ", fussent-elles clientes du travail social, et familles immigrées. D’autre part, concernant ces dernières, la perception de la trajectoire migratoire aurait nécessité un autre type d’enquête, voire d’interlocuteurs, par exemple des enquêteurs étudiants s’exprimant en arabe ou en berbère ; mais on sait ce que l’on perd de la sorte, car ainsi que le rappelle A. Sayad, " l’immigré, avant de " naître " à l’immigration, est d’abord un émigré " (op.cit.)

Les quatre groupes de familles identifiés, sur la base de leur trajectoire sociale

Pour constituer ces groupes, on s’est basé sur les données économiques fournies par les monographies, relatives à l’emploi, aux revenus, a l’endettement, au logement. On ne s’est pas appuyé sur les réponses aux questions concernant la scolarité, puisque c’est justement la variation des attitudes face à l’école qu’il s’agit de rapporter à l’appartenance à tel ou tel groupe.

a) Premier groupe:

Familles dont le chef occupe un emploi régulier, éventuellement après une période de chômage. la famille semble avoir une "ligne directrice ", préserver sa stabilité relative. Les fluctuations de l’emploi voire de l’existence du couple, pénalisent la vie quotidienne mais ne désorganisent pas la vie familiale, ne l’effilochent pas.

Dans ce groupe de 11 familles, 10 sont immigrées. Toutes sont en France depuis plus de 15 ans. Elles ne sont plus dans leur période de mobilité géographique, mais restent, socialement, en transit. Plusieurs d’entre elles affichent dans l’entretien une volonté de rupture comme condition d’intégration et d’invisibilité sociale : souhaitent changer de quartier trop exclusivement peuplé d’immigrés, ne fréquentent guère les voisins, ont largement distendu les liens avec le pays d’origine, ne parlent pas arabe à la maison mais français, et déplorent la façon dont l’apprentissage de l’arabe dans l’institution scolaire aboutit à pénaliser les enfants maghrébins.

b) Second groupe

Assez proche du premier, dont il se différencie cependant par une moins grande stabilité dans l’emploi, une fragilité plus grande de la vie quotidienne, un endettement éventuel. 5 familles, dont 3 françaises et 2 étrangères, composent ce groupe.

c) Troisième groupe

Il s’agit en fait ici de deux familles difficiles à situer, dont on pourrait dire qu’elles sont " ballottées par la vie " sans que la situation matérielle soit catastrophique au sens où les travailleurs sociaux pourraient l’entendre.

d )Quatrième groupe

Familles dont le chef, homme ou femme, est au chômage depuis longtemps sans vraie perspective de reprise, ou n’occupe que des emplois intérimaires à épisodes. Plusieurs sont soumises, ou viennent d’échapper, à des mesures de tutelle aux prestations familiales, les enfants sont suivis en AEMO (Assistance éducative en milieu ouvert). 7 familles, toutes françaises, constituent ce dernier groupe. Cette homogénéité de nationalité ne doit pas faire ignorer qu’on trouve aussi des familles très proches de ce quatrième groupe dans les populations étrangères. Mais elle donne l’occasion de préciser que ce n’est pas à la suite d’une trajectoire identique que français ou immigrés en viennent à faire partie de la " clientèle " du travail social ; pour les familles françaises, cette inscription signe sans doute, plus que pour les immigrés, sinon une dégradation de situation du moins une dynamique d’échec social.

Il y a toujours un certain arbitraire à classer une famille plutôt ici que là. L’idée essentielle est tout de même celle d’une trajectoire sociale de plus en plus chaotique quand on passe du premier au quatrième groupe.

Les familles face à l’école: différences d’attitudes et d’attentes, communauté de perception et de problèmes

Entre le premier et le quatrième groupe, un certain nombre d’oppositions apparaissent, assez tranchées. Les deux groupes intermédiaires.., le sont aussi pour ce qui concerne leurs relations à l’école, moins caractéristiques, d’autant qu’elles les rattachent parfois au premier groupe, parfois au quatrième. Les deux premiers paragraphes qui suivent traitent de ces oppositions.

Au-delà de leurs différences, un certain nombre de remarques semblent concerner l’ensemble des familles enquêtées. C’est ce que l’on montrera dans les deux derniers paragraphes.

Attitudes face à l’école et la scolarité

a) Relations de confiance ou de méfiance avec l’institution scolaire

Les familles des groupes 1. et 4 s’opposent nettement sur ce point. Le groupe 1 manifeste nettement sa confiance dans les professeurs ou les instituteurs, et dans l’école de façon générale. A l’inverse, le groupe 4, ainsi que le 3, se signalent par une défiance qui semble être pour certaines le complément d’une méfiance générale envers les institutions, quelles qu’elles soient : ces familles semblent se sentir coincées entre les divers pouvoirs sociaux qui les enserrent et paraissent se serrer les coudes : école, justice, police, patronat. " Le patron se renseigne à l’école et si on a volé il ne vous prend pas ".

Cette méfiance se traduit> en cas de problème, par un changement d’école, plus que par une explication avec les enseignants. Est-il d’ailleurs possible à leurs yeux d’avoir une explication ? " Les réunions, on m’a proposé d’y aller, mais j’ai dit non. J’aurais beaucoup de choses à dire sur l’école mais de toutes façons j’aurais tort ! L’école aura toujours le dernier mot. Les parents seront toujours un niveau plus bas ; les enseignants ont été plus loin que nous dans les études. Par exemple, si on dit une phrase, ils vont la retourner pour prendre le parti de la maîtresse ". Pour une autre mère interrogée, les enseignants " sont racistes... ils ne nous comprennent pas nous les parents ", et elle raconte que, un de ses enfants ayant été signalé pour avoir des poux, elle a " débarqué " à l’école en faisant un scandale, présentant tout son attirail de shampoings traitants, peignes, etc.

Pour le groupe 1 et le groupe 2, la confiance se manifeste par une réponse positive aux sollicitations de l’école : les parents, ou la mère, ou au moins une grande sœur ou un grand frère, vont aux réunions organisées par les maîtres ; pourtant, ces réunions ne sont pas sans leur poser des problèmes : elles sont tardives pour ceux qui n’ont pas de voiture, les propos tenus sont parfois difficilement compréhensibles, on se sent " minorisé devant des décisions comme celle qui consiste à organiser une sortie payante et à laquelle il faudra bien se plier. Les parents de ces groupes n’hésitent pas, ou s’astreignent, à aller rencontrer les enseignants en cas de besoin, ou même de temps en temps à la sortie des cours. On ne trouve guère de trace de cette " bonne volonté ", de ces " actes positifs " envers l’école dans les 3e et 4e groupes. Pour ce dernier, il y a même, on l’a vu, des cas explicites de refus de ce genre de relation.

b) Investissement personnel, en particulier des mères, dans le travail scolaire

• Dans le groupe 1, et lui seul, la norme est de s’efforcer de suivre le travail scolaire et ses résultats. Les parents demandent à voir le carnet de notes et les cahiers, quitte à user de stratagèmes : " quand c’est écrit en vert, je sais que c’est bien, quand c’est rouge c’est que c’est mal ". Ce type de suivi est beaucoup plus rare dans les autres groupes.

• La surveillance des devoirs est exceptionnelle dans les groupes 2, 3 et 4, et elle est presque systématique dans le groupe 1. Par surveillance, on entend d’abord le contrôle du cahier de textes, directement ou par des astuces : " je demande à chacun de mes enfants quels sont les devoirs de l’autre " ; puis le fait de s’assurer que les devoirs sont faits et les leçons apprises; enfin la présence proche pendant l’exécution de ces tâches. Au fond, est ici offerte toute une série d’indices que, au moins pour une part, la famille se solidarise avec l’école comme instance de socialisation, puisqu’elle se met du même côté qu’elle par rapport à l’enfant.

• Plusieurs fois, dans le groupe 1, et exceptionnellement dans les autres, la mère ou un membre de la famille aide directement les enfants dans leur travail scolaire. L’implication maternelle est d’abord faite d’attitudes : " e prends ma fille sur mes genoux pour la faire lire " ; elle s’appuie, pour les moins alphabétisées, sur un bricolage inventif : " je contrôle la lecture au rythme de la phrase " ; "je fais un peu semblant de savoir, mais comme je commence à repérer certains mots, je peux davantage contrôler ", " le groupe " conte " ça me donne des idées, je regarde dans ma mémoire, comment donner des questions pour mieux aider mes enfants. Cette aide, sur la forme plutôt que sur le fond, est cependant désarmée devant les stratégies d’apprentissage inadéquates des enfants quand, par exemple, ils lisent parce que le maître a dit de lire, mais sans comprendre ce qu’ils lisent : " …Il lit mais après il ne sait pas ce qu’il lit, il se rappelle plus " ; " elle fait bien ses devoirs mais ne comprend pas tout ".

Dans les groupes 3 et 4, le sentiment s’exprime que l’on est incapable d’aider les enfants ; même parmi les mères du groupe 1 qui aident leurs enfants, peut subsister ce sentiment d’incapacité ; il s’affirme quand les enfants progressent dans la scolarité, et que la conjonction de l’adolescence et de la plus grande complexité disciplinaire met hors circuit la mère trop peu scolarisée. Apparaît aussi ce que l’on pourrait appeler l’aide honteuse de parents conscients de sa nécessité et se sentant néanmoins en-dessous de leur tâche : " Quand ils rentrent à la maison il faut faire le travail, les choses simples, c’est moi et mon mari qu’on les aide; mais pour les maths, quand ils partent à l’école c’est pas tout à fait juste... " ou encore " Si je l’aide et que c’est faux le maître va s’en apercevoir ".

• Nombreuses sont les familles, mais spécialement dans les deux premiers groupes, dont un ou plusieurs enfants fréquentent, ou ont fréquenté récemment, un dispositif de soutien scolaire quelconque : AEPS, aide aux devoirs, soutien individualisé, etc. C’est un peu la rançon du mode de constitution de l’échantillon. Ce qui est plus notable, c’est que dans le groupe 1, qui se distingue nettement des trois autres, la demande d’un soutien — qui est plus de l’aide aux devoirs que de l’AEPS parfois explicitement refusée — a été formulée par la famille elle-même. Une mère a " fait le forcing "pour trouver quelqu’un qui puisse aider son enfant, elle était prête à financer un cours particulier. Le souhait verbal d’une aide extérieure pour les enfants est plus exprimé dans le groupe 4, qui est par ailleurs celui qui, dans la pratique, fait le moins appel aux dispositifs existants.

Les attentes vis-à-vis de l’école

L’horizon de la scolarité

Jusqu’où les enfants poursuivront-ils leurs études ? L’idée prévaut dans le groupe 1 qu’il leur faut les pousser loin, au moins jusqu’au BAC ou au Brevet. Les monographies des autres groupes ne dessinent aucun horizon, aucun avenir scolaire ; l’attente semble plus vague. Et surtout, autant, dans le groupe 1, l’expression d’un avenir espéré s’ancre sur une pratique quotidienne d’attention voire d’aide, autant, dans les autres et spécialement les deux derniers, l’horizon scolaire est aussi incertain que l’implication apparente de la famille dans la scolarité présente.

Ce que doit être l’école

Au cours de l’entretien, sans que la question leur soit posée ouvertement, les interviewés brossent un tableau de ce que doit être l’école. Il est intéressant de noter que, pour tous les groupes, ce tableau rappelle fortement celui offert par l’école de la IIIe République; avec, toutefois, une insistance sur des aspects différents de cette école, entre le groupe 1et le groupe 4.

• Pour le groupe 4, l’école est celle de la IIIe République au sens où,

- d’abord, les parents n’y rentrent pas, n’y sont pas à leur place ; il y a peu de temps, faut-il le rappeler, que les parents entrent dans l’école.

- ensuite, le diplôme souhaité n’est pas précisé, l’école s’arrêtera quand elle s’arrêtera ;

- par ailleurs, l’école doit apprendre la discipline, la morale, et " serrer " les enfants, et d’autant plus que les familles n’ont pas les moyens de le faire ;

- enfin, l’école d’aujourd’hui utilise des méthodes déroutantes : des fiches de lecture, ou d’autres façons de poser les calculs : " ...moi, j’ai appris les opérations debout et lui il apprend couché " .Alors que dans le groupe 1, deux mères perdues par les méthodes de lecture utilisées estiment y voir plus clair en fréquentant l’action mère-enfant, dans le groupe 4, l’impression prévaut que ce serait tellement mieux si c’était comme avant.

Cet " avant ", c’est le seul modèle dont ces familles disposent, modèle d’une école que les parents ont trop peu fréquentée, et qui fait l’objet d’une mythification.

• Pour le groupe 1, le tableau de l’école offre plutôt l’image d’une institution digne, moyen d’ascension sociale, telle qu’elle s’est voulue sous la IIIe République.

- c’est une institution qui inspire confiance de même ses agents, les enseignants, que l’on ne critique pas, et qui, quand ils sanctionnent, ont a priori raison

- Si l’école doit, là aussi, " serrer " les enfants, ce n’est pas pour se substituer à la famille mais pour assurer une cohérence avec l’encadrement éducatif étroit de la famille, soucieuse des comportements collectifs et individuels de ses enfants ; " je ne veux pas qu’ils traînent dehors ", " j’éteins la télé pendant qu’ils font leurs devoirs ", ils se couchent tôt après le dîner(cf. Henriot-Van Zanten , op.cit.) ; les enfants sont envoyés à la bibliothèque municipale — loin du quartier — pour chercher de la documentation, plutôt qu’à la Maison de Jeunes, lieu de dissipation voire de " mauvaises influences ".

- enfin l’école est un lieu de laïcité, elle n’est pas le lieu de la religion et de ses manifestations. Elle n’est pas non plus le lieu d’expression des différences, mais la mise de tous sur un même plan ; des protestations sont émises quand les enfants maghrébins sont regroupés dans une seule classe " parce qu’ils font de l’arabe " ; ou quand les mêmes enfants perdent pied ou prennent du retard parce qu’ils vont faire de l’arabe pendant que leurs petits camarades poursuivent leur apprentissage en maths ou en français.

Tout se passe comme si, pour ces familles, c’était dans ce type de modèle qu’elles avaient des chances de faire progresser leurs enfants vers un avenir scolaire prometteur.

Si l’on peut, de manière assez nette, identifier des attitudes et des attentes différentes vis-à-vis de l’école, rien ne serait plus faux que d’imaginer que, pour le groupe 1, tout se passe " sans problème ". Malgré les efforts, l’incompréhension peut subsister : " C’est vrai qu’il y a des parents qui ne s’intéressent pas au travail scolaire. Les enfants rentrent, jettent le cartable et personne ne regarde. Mais toutes les familles ne sont pas comme ça et les enseignants ont tendance à voir tout le monde de la même façon " dit cette mère qui a connu une fâcheuse déconvenue : au cours de l’année précédente, à chaque rencontre avec les instituteurs, elle s’entendait dire que son enfant était gentil et que tout allait bien ; et voilà que cette année les instituteurs de la nouvelle école lui signalent son niveau déplorable ; elle pense que l’école précédente se moquait de la réussite des enfants étrangers : " ils se contentaient de me dire qu’il était très sage ; je leur faisais confiance et eux ils me prenaient pour une imbécile. " Elle se serait alors demandé si l’école, dans son quotidien, ne se satisfaisait pas, de la part des enfants étrangers, d’un comportement agréable, sans trop exiger des résultats corrects.

Autant les attitudes et les attentes semblent diverger, autant les différents groupes paraissent partager une même perception de l’école.

Perception de l’école et de la scolarité : des points communs

a) L’école, un lieu mal connu

Malgré la présence aux réunions, les échanges avec les enseignants, les parents du groupe 1 comme ceux des autres groupes restent assez mal informés de ce qui se passe à l’école, et peu au fait de l’ensemble du dispositif. S’ils sont moins mal informés, et semblent maîtriser un peu mieux le processus d’orientation dans lequel les autres sont souvent totalement dominés, l’école reste, pour eux aussi, un lieu mal connu. Ce n’est pas sans conséquence :

La sensibilité à la scolarité des enfants rend les parents enquêtés perméables à toute information qui circule, aux rumeurs, aux on-dit : sur le niveau de telle école, sur la pénalisation des enfants par le taux excessif d’immigrés, etc.

Les repères pratiques suppléent ici aussi à l’absence d’information : il faut surtout éviter aux enfants d’" aller à l’école rouge " (couleur de l’établissement où se trouve la SES) car c’est une voie sans issue ; mais les mots peuvent être trompeurs, comme pour cette mère qui souhaite, pour son enfant, une " classe de perfectionnement ", en espérant de cette orientation un redémarrage scolaire.

b) Le fonctionnement de l’école est perçu, dans tous les groupes, comme un fonctionnement " bureaucratique ", au sens où l’emploient G. et E. Chauveau : s’il y a des règles à respecter pour rendre possibles les apprentissages, le respect scrupuleux de ces règles paraît garantir la perfection de l’apprentissage et donc la réussite : le fait de faire ses devoirs, d’apprendre ses leçons, c’est-à-dire d’accomplir ce qui est demandé par l’école, devrait logiquement mener à la réussite et aux bonnes notes. Alors que ce n’est pas le respect des règles formelles, mais la qualité de l’apprentissage qui est en fait en jeu. " Pour écrire, ils écrivent tous mal. J’essaie, je donne un cahier je dis " il faut écrire ", ils écrivent bien ; quand ils rentrent dans la classe c’est pas bien ".

Même respect formel dans l’attitude de certains parents : " Si je l’aide et que c’est faux, le maître va s’en apercevoir. Il faut pas dire au maître que j’aide mon fils, je le fais sur une feuille à part, il recopie, je lui explique et je lui dis de jeter la feuille. Parce que moi j’ai appris les opérations debout et lui il apprend couché... Ce que je fais (l’aider) c’est bien pour mon fils mais c’est mal pour le maître, c’est de la triche.

Les parents semblent pris dans un système de double contrainte :

- il leur est dit d’aider leurs enfants, et en même temps ils sentent, ou on leur fait sentir, qu’ils ne doivent pas le faire, ou qu’ils ne s’y prennent pas comme il convient;

- l’école leur demande d’aider les enfants, mais ils se sentent incapables de le faire parce que l’école elle-même a changé ses manières de faire, et qu’il vaudrait peut-être mieux, pour les enseignants, que les parents ne viennent pas tout embrouiller.

c) Payer pour réussir

Dans tous les groupes, l’idée qu’avec de l’argent on se donnerait des atouts supplémentaires de réussite est exprimée. Parfois, le sacrifice fait en dépit de la modestie des ressources est explicitement mis en avant : " On leur a payé une encyclopédie Bordas  ; l’école privée, des cassettes d’anglais et les enfants devraient être conscients de ce que l’on fait pour eux ".

L’inscription d’un ou de plusieurs enfants dans l’enseignement privé, en vertu de l’idée que " c’est plus sérieux ", " les enfants sont plus surveillés ", se retrouve cinq fois chez les familles rencontrées ; et une sixième famille s’est vue refuser l’entrée pour insuffisance de niveau.

Quelques unes affirment qu’elles seraient prêtes à financer des cours particuliers, si elles trouvaient quelqu’un pour le faire... ou si ce n’était pas d’un coût prohibitif.

La conscience que ni la famille ni l’école publique ne suffisent à assurer la réussite semble assez partagée: il faut y mettre le prix, et certaines familles, malgré leurs maigres revenus, s’y résolvent.

Les résultats scolaires: une forte proportion d’enfants en difficulté ou en échec

Ce qui, au-delà des différences d’attitudes et d’attentes face à l’école, caractérise communément les familles enquêtées, c’est que l’on y rencontre beaucoup d’enfants en échec scolaire.

Certes, la gravité de l’échec est encore à spécifier : pour les familles des groupe 1 et 2, il s’agit en général de redoublements et de retards scolaires, de un ou deux ans. Dans les groupes 3 et 4, plusieurs enfants sont orientés en SES ou en IMPRO, ce qui représente sans conteste un degré supérieur dans l’échec scolaire.

Le lot commun, c’est cependant la scolarité problématique. C’est peut-être le lieu de rappeler que toutes ces familles, — même celles qui adoptent vis-à-vis de l’école une attitude " positive ", s’impliquent dans la scolarité des enfants et nourrissent des projets d’avenir, — sont des familles populaires. Elles, ou plutôt leurs enfants, restent pénalisés par tout ce qui, dans l’institution scolaire, ses contenus, ses présupposés implicites et ses prérequis, son langage, son système de valeurs, son système de relations sociales au sein de la classe, met statistiquement les enfants de milieu populaire plus en difficulté que les autres enfants.

CONCLUSION

1) Depuis quelques années, surtout dans les quartiers populaires, et a fortiori dans les ZEP, l’attention des enseignants a été attirée sur l’importance, pour la réussite scolaire, de l’implication des familles dans la scolarité de leurs enfants.

En dépit de ses limites, ce travail d’enquête permet d’avancer que des familles même " défavorisées ", ayant éventuellement à franchir des caps économiques délicats, " s’investissent dans la scolarité avec une ardeur indéniable, voire une inventivité certaine. Toute pratique, ou tout discours enseignant qui, pour les meilleures intentions du monde en viendrait à l’ignorer, et à confondre des " familles " que presque tout oppose sur le chapitre de l’implication scolaire, risquerait fort de manquer son objectif et de se condamner à l’inefficacité dans la " lutte contre l’échec scolaire " : pas plus que les familles populaires en général, les familles " défavorisées " ne forment d’une quelconque façon un bloc indifférencié, comme il pourrait le paraître du point de vue de " Sirius" auquel leur position sociale prédispose les membres des classes moyennes.

Pour faire encore un pas de plus : les familles populaires se voient aujourd’hui invitées, voire sommées " d’investir " sur l’enfant, comme condition de réussite à l’école. Cette injonction leur est lancée comme si elles ne le faisaient pas, d’une façon sans doute différente des classes moyennes. Le modèle d’investissement sur l’enfant qui est celui des classes moyennes est un modèle auquel toutes les fractions des couches populaires n’adhèrent pas nécessairement. C’est pourtant bien à l’adoption de ce modèle que les engage le " prosélytisme scolaire " des classes moyennes représentées par les enseignants d’un côté et les travailleurs sociaux de l’autre.

2) Il n’est pas sûr que les dispositifs mis en place par les travailleurs sociaux, en collaboration avec l’école, atteignent vraiment leur cible :

• les actions mère-enfant, destinées à encourager et à aider les mères à s’impliquer dans la scolarité de leurs enfants, semblent, au vu de ces monographies, accueillir surtout des mères déjà conscientes de l’importance de cet enjeu et bien décidées à le faire. Pour autant, ce qui se fait est loin d’être jugé inutile puisque, comme l’explique par exemple une des mères interrogées, " avant je n’y comprenais rien dans cette méthode de lecture par fiches, maintenant je sais comment m’y prendre et ma fille s’en sort mieux parce que moi je comprends ". Cependant, à Montreynaud, la pression des mères de famille qui fréquentent cette action " mère-enfant " a conduit à l’orienter très nettement sur le travail scolaire, parce que ça correspondait à une demande explicite de personnes déjà engagées dans l’appui à leurs enfants. On peut se demander si, en fait, on n’est pas devant ce paradoxe : les mères théoriquement visées ne viennent pas, et celles qui viennent, alors qu’elles n’en étaient pas les destinataires principales, modifient l’orientation de l’action.

• les cycles AEPS visent en principe prioritairement les enfants de l’immigration compte-tenu des handicaps culturels et linguistiques dont ils sont censés souffrir. Mais ces enfants paraissent finalement, à lire les monographies, souvent mieux préparés que les enfants français de milieu " défavorisé " à suivre la scolarité, ne serait-ce que parce que leur famille pourvoie assez bien à ce qui leur est nécessaire pour s’y engager, avec une réussite relative. Il n’est pas sûr que ce soit parmi eux, mais plutôt dans les familles du groupe 4, que se repèrent les enfants " a-scolaires ", enfants absolument pas adaptés ou préparés à la scolarité, qui s’encoconnent, s’aménagent des niches en marge de l’activité de la classe. Ce qui expliquerait que les familles du groupe 1 demandent autre chose, un soutien scolaire plus ciblé, une pure et simple aide aux devoirs; et qu’elles refusent des Activités Péri-Scolaires dont la fécondité ne leur paraît pas évidente, et qui semblent avoir l’inconvénient de regrouper et de visibiliser encore davantage les enfants de l’immigration que la trajectoire de leur famille conduirait plutôt à rechercher l’invisibilité et la fusion dans la société d’accueil.

Dominique Glasman