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Xénophon

Historien, moraliste et général grec, Xénophon a joué un rôle important dans l'histoire politique et littéraire de son pays. Né en Attique vers 445 avant l'ère chrétienne, il mourut en 355. Il prit part à diverses expéditions militaires ; il a raconté dans l'Anabase la retraite des Dix-Mille, après l'avoir commandée. Il a continué dans les Helléniques, chronique écrite avec un parti-pris évident d'hostilité envers la démocratie athénienne, l'histoire de Thucydide.

Dans la Cyropédie, ou histoire de l'enfance de Cyrus, Xénophon a tracé le plan d'éducation guerrière, un peu rude, dont il avait puisé l'idée dans son admiration enthousiaste et malheureuse pour les moeurs et les institutions de Sparte.

La Cyropédie est un roman d'éducation. Par le mélange des maximes morales et des fictions romanesques, ce livre rappelle le Télémaque de Fénelon. Par les louanges décernées à un peuple primitif et à ses fortes vertus, louanges qui ne sont au fond que la satire déguisée de la civilisation raffinée d'Athènes, il fait penser à la Germanie de Tacite,

Xénophon n'embrasse pas dans ses conceptions la complexité de la vie humaine : il veut exclusivement former des soldats, des hommes sobres et courageux. La Cyropédie est un roman d'éducation militaire, comme plus tard à Home l'Institution de Quintilien sera un traité d'éducation oratoire.

Comme Platon, comme la plupart des anciens, Xénophon proclame la nécessité de l'éducation commune. Il n'admet pas l'indépendance de l'éducation domestique : il n'admet pas non plus la liberté individuelle que les lois accordent ordinairement au jeune homme, lorsqu'il a pris congé de ses précepteurs. Au sortir des écoles, les jeunes gens seront embrigadés, casernés en quelque sorte, et cet assujettissement durera toute leur vie. C'est ainsi que les choses, à l'en croire, se passent en Perse, où on ne laisse pas, comme ailleurs, les hommes vivre à leur guise. Il y a, au milieu de la ville, une grande place, la place Eleuthère ou « libre », qui ne mérite pourtant pas ce nom : car elle n'est qu'un Champ de Mars, où les Perses stationnent en armes, véritables esclaves de leurs devoirs militaires. Les marchands en sont proscrits, parce qu'ils troubleraient le bel ordre des exercices. C'est là que tous les jours, au lever du soleil, se rendent les enfants et les hommes faits. Les vieillards y viennent quelquefois. Quand aux adolescents, ils ne quittent jamais la place, même la nuit : ils montent perpétuellement la garde autour des édifices. S'ils sont mariés, on les autorise à s'absenter, mais seulement à de rares intervalles.

Telle est la vie des Perses, et l'idéal de Xénophon. revue et parade perpétuelle. La ville, comme Sparte, n'est qu'un camp. Ni artistes, ni savants : rien que des gens d'armes. Mais la guerre exige l'apprentissage de certaines vertus : où les acquiert-on? Dans les écoles de justice et de tempérance. « Les enfants perses, dit Xénophon, se rendent aux écoles pour apprendre la justice, comme ils vont chez nous s'instruire dans les lettres. » Quelles sont d'ailleurs les méthodes employées dans cet enseignement de la justice? Xénophon est peut-être un peu trop disposé à croire qu'elle s'apprend comme s'apprend la grammaire ou la géométrie. Il propose, cependant, quelques pratiques, et recommande en particulier l'étude de l'histoire. Ailleurs, il avait conseillé l'agriculture. « La terre, dit-il, enseigne la justice », sans doute parce qu'elle rend à chaque agriculteur ce qui lui est dû, et produit à proportion que le laboureur travaille. Mais c'est surtout en assistant à des procès, et en s'exerçant à les juger, que les enfants apprendront à être justes. Il faut aussi qu'ils deviennent sobres : on les y accoutume de bonne heure, en leur donnant du pain pour toute nourriture, du cresson pour tout assaisonnement, de l'eau pour toute boisson.

Jusqu'à seize ans, les enfants s'exercent à tirer de l'arc ou à lancer le javelot. A seize ans, ils entrent dans la classe des adolescents, et, pendant dix années, ils restent en sentinelles sur la place publique, sauf les jours où ils suivent le roi à la chasse. De vingt-six a trente-cinq ans, les Perses composent la classe des hommes faits : ce sont eux qui font la guerre. Enfin, les vieillards restent dans la ville pour juger les différends et exercer les magistratures.

Tel est l'étrange organisation de l'imaginaire cité perse : tel est le rêve qu'a conçu Xénophon, un Athénien, un disciple de Socrate, par une vive réaction contre la vie élégante, spirituelle, lettrée de sa patrie. Il est évident que Xénophon a sacrifié, avec une partialité excessive, à l'idéal un peu grossier de Sparte. Mais il a beau faire : il reste plus Athénien qu'il ne le croit, et les récits, les conversations de la Cyropédie sont des modèles d'esprit et de grâce. Donnons-en un exemple. On est à table : Cyrus est assis à côté de son grand-père Astyage. Tout d'un coup, il se lève, prend la coupe des mains de l'échanson Sacas, et, avec une gravité affectée, sert à boire au roi, mais sans goûter au vin qu'il lui présente. — « Pourquoi, mon fils, dit alors Astyage à livras, n'as-tu pas fait comme les échansons, qui, avant d'offrir la coupe, ont soin de prendre dans la main gauche un peu de la liqueur et l'avalent? — C'est qu'en vérité, répond Cyrus, j'ai craint qu'on n'ait mis du poison dans le vase : car au festin que tu donnas à tes amis, le jour de ta naissance, je vis clairement que Sacas vous avait tous empoisonnés. — Et comment cela? — C'est que je m'aperçus d'un trouble considérable dans vos corps et dans vos esprits. Vous faisiez des choses que vous ne pardonneriez pas à des enfants comme moi : vous parliez tous à la fois ; vous ne vous entendiez pas, vous chantiez ridiculement, et, sans écouter celui qui chantait, vous juriez qu'il chantait à merveille. Chacun de vous vantait sa force : cependant, quand il fallut se lever pour danser, loin de pouvoir danser en mesure, vous ne pouviez pas vous tenir fermes sur vos pieds. Tu avais oublié, toi, que tu étais roi, eux qu'ils étaient tes sujets. » Xénophon a beau dire : l’enfant de douze ans qui prêche la tempérance d'une si gentille et si malicieuse façon n'est pas un petit Perse, élevé sur la place d'armes, exclusivement exercé à la chasse et à la guerre : c'est un Grec, un vrai Grec qui a appris à penser et à parler dans les écoles des rhéteurs et des philosophes.

Dans un autre de ses ouvrages, Xénophon s'est rapproché, au contraire, des moeurs plus douces et de la civilisation plus raffinée des Athéniens. L'Économique semble avoir été écrite sous l'impression de Socrate, le maître de Xénophon. C'est un dialogue entre un mari, Ischomaque, et sa jeune femme. Il s'agit surtout de la direction qu'il convient de donner au ménage, à l'administration de la maison. Mais, à propos des mille détails de l'économie domestique, Xénophon est conduit à indiquer comment il entend l'éducation de la femme, ou plutôt l'éducation de l'épouse par le mari.

Avant son mariage, la femme d'Ischomaque, comme la plupart de ses contemporaines, ne savait rien ou peu s'en faut. On lui avait appris à filer la laine, à être sobre, à ne pas faire de questions, et c'était tout. Xénophon conçoit pour la femme un autre idéal, et c'est le mari qu'il charge d'instruire et de former sa compagne. « Il l'instruit, dit M. Croiset dans son étude sur Xénophon. avec une délicatesse charmante. D'abord il prie les dieux avec elle, et tous deux demandent en commun, pour lui la grâce de la bien instruire, et pour elle le don de ne jamais s'écarter de ses devoirs. Il lui laisse le temps de s'habituer à son caractère et de lui parler librement. Il faut que l'affection précède l'obéissance, et que la confiance de l'élève rende plus facile la tâche du maître. Alors, seulement, il lui fait entendre les conseils de la raison ; il cause amicalement avec elle, d'un ton grave et affectueux, il la traite comme son égale. « Dès ce moment», dit-il, « cette maison nous est commune. Il ne s'agit plus maintenant d'examiner lequel de nous deux a apporté plus de biens que l'autre, mais il faut songer à cette vérité que le meilleur des deux associés aura le plus apporté au ménage commun. »

Et il continue ainsi ses leçons, sur le ton d'un ami qui conseille, non d'un maître qui sermonne et qui gronde. Il rappelle à son épouse que la femme et l'homme se complètent l'un l'autre, que les dieux leur ont donné des facultés différentes, pour que l'un se chargeât des affaires extérieures, l'autre des soins domestiques. « Une de tes fonctions, qui peut-être ne te plaira pas, lui dit-il, sera de veiller sur tes domestiques malades et. de travailler à les guérir. — Que dis-tu ? reprend la jeune femme, je n'aurai pas d'occupation plus agréable, puisqu'ils me sauront gré de mon dévouement et qu'ils me deviendront ainsi plus attachés. » La jeune femme acquiert peu à peu, sous la douce direction de son mari, toutes les vertus de son sexe, l'ordre, la simplicité, l'économie, et la plus précieuse de toutes, la bonté. On cherche vainement ce qui manque à cet intérieur domestique, idéal de la famille grecque, qui ressemble beaucoup à l'idéal de la famille moderne.

On est vraiment surpris que le charmant et délicat auteur de l'Economique soit le même écrivain qui, dans la Cyropédie. et aussi dans la Cynégétique, a prôné l'éducation rude et grossière, telle que Sparte n'a jamais cessé de la pratiquer. La Cynégétique est un traité sur la chasse, et en partie, sans qu'on puisse le soupçonner tout d'abord, un traité d'éducation. Aux yeux de Xénophon la chasse est l'exercice qui con vient le mieux aux jeunes gens : il n'y a pas de vertu qu'elle ne leur enseigne. Elle est, qui le croirait? une école de douceur et de modération, une école de franchise. Xénophon, ici comme dans la Cyropédie, réagit avec exagération contre les tendances* trop raffinées et légèrement amollies des moeurs athéniennes, pour réhabiliter la vieille éducation grecque, celle des âges rustiques et encore étrangers à la civilisation. En résumé, Xénophon, dans les questions d'éducation, a hésité entre deux directions très différentes, celle de l'Economique et celle de la Cyropédie, mais il a cependant fini par donner la préférence à l'idéal spartiate.

Gabriel Compayré