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Volonté

L'éducation de la volonté est assurément un des problèmes les plus délicats de la pédagogie. Comment former la volonté, c'est-à-dire la caractère, le libre gouvernement de soi-même, à un âge où la règle est d'obéir, dans la vie scolaire où tout est dépendance, sinon servitude? De même que le soldat ne peut être formé qu'à la caserne, l'ouvrier à l'atelier, de même, dira-t-on, l'être libre, en possession de sa volonté, ne peut se développer que dans la vie libre, à l'âge où affranchi de la tutelle de ses parents et de ses maîtres, ayant dit adieu à la discipline de l'école, il est enfin livré à lui-même et exerce sa volonté à ses risques et périls. Aussi s'est-il rencontré des pédagogues pour assurer que l'éducation de la volonté ne pouvait commencer qu'à l'université, c'est-à-dire au moment où l'enfant devenu jeune homme ne dépend guère plus que de lui-même.

Nous sommes loin de partager cette opinion ; l'éducation de la volonté commence avec les premières années, et l'âge de l'obéissance est aussi l'âge de la préparation à la liberté.

Il y a en effet diverses manières d'obéir. Comme le fait remarquer Mme Necker de Saussure, « il va deux sortes d'obéissance qui se succèdent chez l'enfant. L'une, involontaire et presque machinale, est une habitude qu'il a dû contracter dès le plus bas âge ; l'autre est le sentiment d'un devoir qu'il a l'intention de remplir. Il avait d'abord obéi sans y penser ; il pense ensuite qu'il doit obéir. »

En d'autres termes, l'obéissance elle-même peut devenir un exercice de la volonté. Mais il faut pour cela que les parents et les maîtres expliquent à l'enfant la raison de l'obéissance qu'ils exigent de lui. Vouloir, c'est se déterminer avec réflexion pour des motifs que l'on connaît et que l'on juge bons. L'obéissance de l'enfant ne sera donc volontaire que si elle est éclairée, si elle est non l'action passive d'un être dominé par la peur et mené par la contrainte, mais l'acquiescement raisonné d'une intelligence qui sait pourquoi elle obéit.

Ce n'est pas seulement en faisant raisonner à l'enfant les motifs de son obéissance, c'est aussi en mettant de la suite et de la constance dans les ordres qu'on lui adresse, qu'un maître terme contribuera à développer son caractère. Nous nous plaignons souvent de l'humeur capricieuse et volage, de la mobilité de l'enfant qui ne sait se fixer. Mais c'est bien souvent par notre propre faute que nous lui avons communique ce défaut, en nous contredisant sans cesse dans nos injonctions, en le déroulant par nos ordres et nos contre-ordres. C'est en ce point que l'éducation domestique est inférieure, pour la formation du caractère, à l'éducation publique. A la maison, en effet, il n'y a pas de règlement fixé et établi une fois pour toutes ; il n'y a que les volontés souvent changeantes et mouvantes des parents. Or, comme on l'a répété bien souvent, « l'obéissance à des lois, à des règles fixes, soumet la volonté sans l'affaiblir, tandis que l'obéissance à l'homme la blesse ou l'énerve ».

Si jusque dans l'obéissance bien comprise on peut trouver des éléments pour l'éducation de la volonté, à plus forte raison doit-on en chercher dans les actes libres de l'enfant, aux heures où il est à peu près son maître, où il n'est plus tenu par des obligations impérieuses. Pendant les récréations, pendant les promenades, il faut laisser à l'enfant le plus de liberté possible, afin de l'habituer de bonne heure à se diriger lui-même. Les pédagogues espagnols contemporains recommandent fort, en ce sens, les excursions scolaires, comme moyens d'accorder un libre essor à l'initiative individuelle. Un enfant qui, pendant sa jeunesse ; aura toujours été conseillé et contraint dans toutes ses actions, aura quelque peine à devenir plus tard un homme indépendant et fort. Il restera en tutelle toute sa vie.

La volonté peut donc être cultivée directement, et exercée de bonne heure à un libre développement. Mais il ne faut pas oublier que la volonté, comme toutes les forces de l'esprit, dépend des autres facultés morales ; elle n'est pas un pouvoir isolé, affranchi de toute condition. La condition essentielle de la volonté, c'est l'intelligence. Tout acte de volonté suppose un acte de pensée. Là volonté pourrait être définie une pensée qui agit.

A proportion, par conséquent, que nous sommes plus éclairés, plus réfléchis, que nous concevons plus nettement ce que nous avons à faire, que nous comprenons mieux pourquoi nous devons le faire, nous nous appartenons davantage, en un mot nous avons plus de volonté. Il faut donc exercer l'enfant à réfléchir, à ne pas se hâter dans ses résolutions, à ne pas céder du premier coup aux appels de ses désirs, à peser le pour et le contre avant de prendre une détermination ; et nous accroîtrons ainsi la force de la volonté, dont le pouvoir variable se modifie à proportion que notre énergie intellectuelle diminue ou augmente. On aura beaucoup fait pour préparer la liberté des actions quand on aura exercé chez l'enfant la liberté des jugements.

Une autre considération importante, c'est que nos actes de volonté dépendent non seulement des jugements qui les précèdent immédiatement, mais aussi des habitudes que nous avons déjà contractées, et qui, au moment où nous comparons les motifs de tel ou tel acte, pèsent de tout leur poids dans un des plateaux de la balance. Aucune de nos actions n'est indifférente, et chacune d'elles a son retentissement dans les actions qui suivent. Si nous cédons une fois à une inclination mauvaise, en nous promettant de lui résister le lendemain, nous commettons une grave imprudence : demain, en effet, nous n'aurons pas la même force pour lui résister. Tout acte accompli est un commencement d'habitude, et l'habitude entrave notre volonté. Il faut donc surveiller les moindres actes de l'enfant, mais les surveiller sans le gêner en ce qu'il fait de bien, en l'arrêtant seulement quand il fait mal. Ne lui passons aucune faute sous prétexte qu'elle restera isolée, et qu'il sera temps de s'y opposer lorsqu'elle se renouvellera. Dans toute velléité, quelque faible qu'elle soit, il y a une volonté en germe.

En résumé, l'idéal de l'éducation de la volonté consiste dans une discipline bien réglée, qui, sans négliger la surveillance nécessaire, octroie cependant à l'enfant les libertés permises. Il faut se tenir à égale distance soit d'un système de compression à outrance, qui élève l'enfant en serre chaude, qui étouffe chez lui toute spontanéité et toute initiative ; soit d'un système de complaisance excessive, qui autorise tous les caprices de l'enfant. De notre temps, c'est ce second défaut qui est surtout à redouter. Les parents sont généralement trop faibles. Ils oublient que si l'on doit parfois céder, il faut aussi savoir résister. Il est bon que la volonté de l'enfant sente à côté d'elle d'autres volontés. En résistant à l'enfant, on lui apprend à se résister à lui-même. C'est seulement quand il aura pris l'habitude d'obéir à autrui qu'il deviendra capable d'obéir plus tard à sa propre raison.

Gabriel Compayré