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Volney

 Constantin-François Chasseboeuf (1757-1820), fils d'un avocat de Craon (Maine), prit le nom de Volney. Ses études finies, il voyagea en Orient, et publia à son retour son premier ouvrage : Voyage en Egypte et en Syrie (1787, deux volumes). En 1788, il fonda à Rennes le journal la Sentinelle, et fut nommé la même année, à trente et un ans, directeur général de l'agriculture et du commerce. En mars 1789, il fut élu député du Tiers aux Etats-généraux par la sénéchaussée d'Anjou : il siégea à la gauche de la Constituante, et fit partie du Comité de constitution. En août 1791 parut son livre fameux, Les Ruines, ou méditations sur les révolutions des empires. On en connaît le sujet : tandis que Volney, que son voyage a conduit aux ruines de Palmyre, médite dans la solitude sur les destinées de l'humanité, un génie lui révèle par avance la révolution qui doit s'accomplir en Occident, et le fait assister en esprit au célèbre dialogue entre le peuple et la caste des privilégiés :

« J'aperçus à l'extrémité de la Méditerranée, dans le domaine de l'une des nations de l'Europe, un mouvement prodigieux ; . et mon oreille, frappée de cris poussés jusqu'aux cieux, distingua par intervalle ces phrases : « Quel est donc ce prodige nouveau? Quel est ce fléau cruel et mystérieux? Nous sommes une nation nombreuse, et nous manquons de bras ! Nous avons un sol excellent, et nous manquons de denrées! Nous sommes actifs, laborieux, et nous vivons dans l'indigence! Nous payons des impôts énormes, et l'on nous dit qu'ils ne suffisent pas ! Nous sommes en paix au dehors, et nos personnes et nos biens ne sont pas en sûreté au dedans. Quel est donc l'ennemi caché qui nous dévore? »

« Et des voix parties du sein de la multitude répondirent : « Elevez un étendard distinctif autour duquel se rassemblent tous ceux qui, par d'utiles travaux, entretiennent et nourrissent la société ; et vous connaîtrez l'ennemi qui vous ronge ».

« Et l'étendard ayant été levé, cette nation se trouva tout à coup partagée en deux corps inégaux, et d'un aspect contrastant: l'un, innombrable, et presque total, offrait, dans la pauvreté générale des vêtements et l'air maigre et hâlé des visages, les indices de la misère et du travail : l'autre, petit groupe, fraction insensible, présentait, dans la richesse des habits chamarrés d'or et d'argent et dans l'embonpoint des visages, les symptômes du loisir et de l'abondance. Et, considérant ces hommes plus attentivement, je reconnus que le grand corps était composé de laboureurs, d'artisans, de marchands, de toutes les professions utiles à la société ; et que, dans le petit groupe, il ne se trouvait que des prêtres, des ministres du culte de tout grade ; que des gens de finance, d'armoirie, de livrée, des commandants de troupes ; enfin, que des agents civils, militaires ou religieux du gouvernement.

« Et ces deux corps en présence, front à front, s'étant considérés avec étonnement, je vis, d'un côté, naître la colère et l'indignation ; de l'autre, une espèce d'effroi ; et le grand corps dit au plus petit: « Pourquoi êtes-vous séparés de nous? n'êtes-vous donc pas de notre nombre ? — Non, répondit le petit groupe : vous êtes le peuple ; nous autres, nous sommes une classe distinguée, qui avons nos lois, nos usages, nos droits particuliers. — Le peuple. Et quel travail exerciez-vous dans notre société? — La classe distinguée. Aucun : nous ne sommes pas faits pour travailler. — Le peuple. Et comment avez-vous acquis ces richesses ? — La classe distinguée. En prenant la peine de vous gouverner. — Le peuple. Quoi! voilà ce que vous appelez gouverner! Nous fatiguons, et vous jouissez! Nous produisons, et vous dissipez! Les richesses viennent de nous, et vous les absorbez ! »

Alors la classe distinguée essaie de défendre ses privilèges ; et en son nom, successivement, les gouvernants civils, les gouvernants militaires, et enfin les gouvernants ecclésiastiques, haranguent et menacent le peuple :

« Et les gouvernants civils dirent : « Ce peuple est doux et naturellement servile ; il faut lui parler du roi et de la loi, et il va rentrer dans le devoir. Peuple, le roi veut, le souverain ordonne ! — Le peuple. Le roi ne peut vouloir que le salut du peuple ; le souverain ne peut ordonner que selon la loi. Les gouvernants civils. La loi veut que vous soyez soumis. — Le peuple. La loi est la volonté générale ; et nous voulons un ordre nouveau.»

« Et les gouvernants militaires, s'étant avancés, dirent: «Le peuple est timide, il faut le menacer ; il n'obéit qu'à la force. Soldats, châtiez cette foule insolente ! — Le peuple. Soldats, vous êtes notre sang ! frapperez-vous vos frères ? Si le peuple périt, qui nourrira l'armée? » — Et les soldats, baissant les armes, dirent à leurs chefs : « Nous sommes aussi le peuple ; montrez-nous l'ennemi ».

« Alors les gouvernants ecclésiastiques dirent: « Il n'y a plus qu'une ressource. Le peuple est superstitieux : il faut l'effrayer par les noms de Dieu et de la religion. Nos chers frères! nos enfants! Dieu nous a établis pour vous gouverner. — Le peuple.

Montrez-nous vos pouvoirs célestes. — Les prêtres. Il faut de la foi : la raison égare. — Le peuple. Gouvernez-vous sans raisonner ? — Les prêtres. Dieu veut la paix. La religion prescrit l'obéissance. — Le peuple. La paix suppose la justice ; l'obéissance veut connaître la loi. — Les prêtres. On n'est ici-bas que pour souffrir. — Le peuple. Montrez-nous l'exemple. — Les prêtres. Vivrez-vous sans dieux et sans rois? — Le peuple. Nous voulons vivre sans tyrans. — Les prêtres. Il vous faut des médiateurs, des intermédiaires.— Le peuple. Médiateurs auprès de Dieu et des rois, courtisans et prêtres, vos services sont trop dispendieux : nous traiterons désormais directement nos affaires.»

« Et alors le petit groupe dit : « Nous sommes per-» dus: la multitude est éclairée. »

Le peuple qui s'était ainsi émancipé choisit dans son sein « une troupe nombreuse d'hommes qu'il jugea propres à son dessein», et lit d'eux l'assemblée des législateurs chargés de constater et de proclamer la vérité sociale. « Pensez, leur dit-il, de quel tribut de gloire l'Univers honorera la première assemblée d'hommes raisonnables qui aura solennellement déclaré les principes immuables de la justice et consacré à la face des tyrans les droits des nations. » Redoutant la révolution qui s'annonçait ainsi, « les tyrans civils et sacrés des peuples forment une ligue générale, et se portent d'un mouvement hostile contre la nation libre ; . mais, inaccessible à la suggestion comme à la terreur, la nation libre garda le silence ; et, se montrant tout entière en armes, elle tint une attitude imposante». Alors une assemblée générale des peuples est convoquée ; devant elle comparaissent les représentants des erreurs du passé, qui les uns après les autres exposent leurs doctrines ; les législateurs leur répondent, et les peuples trouvent, grâce à eux, «la solution du problème des contradictions »: il est des choses sur lesquelles tous les hommes sont d'accord ; il en est d'autres sur lesquelles les hommes jusqu'à présent se sont disputés ; c'est que, dans le premier cas, nous voyons, nous sentons les objets ; dans le second, ils sont hors de la portée de nos sens, nous n'en parlons que par conjecture. « Il faut tracer, disent les législateurs, une ligne de démarcation entre les objets vérifiables et ceux qui ne peuvent être vérifiés, et séparer d'une barrière inviolable le monde des êtres fantastiques du monde des réalités : c'est-à-dire qu'il faut ôter tout effet civil aux opinions théologiques et religieuses. »

Le livre se termine ainsi : « Alors un cri immense s'éleva de toutes les parties de l'assemblée ; et l'universalité des peuples, par un mouvement unanime, témoignant son adhésion aux paroles des législateurs : « Reprenez, leur dirent-ils, votre saint et sublime ouvrage, et portez-le à sa perfection!. Soyez les législateurs de tout le genre humain, ainsi que les interprètes de la Nature. » Alors les législateurs, ayant repris la recherche et l'examen des attributs physiques et constitutifs de l'homme, des mouvements et des affections qui le régissent dans l'état individuel et social, développèrent en ces mots les lois sur lesquelles la Nature elle-même a fondé son bonheur. » — Et au-dessous de cette dernière ligne, l'auteur a écrit : « Fin de la Première Partie, ou des Ruines ».

Cette conclusion annonçait un nouveau livre, une Deuxième Partie, qui contiendrait les paroles adressées par les législateurs aux peuples assemblés, c'est-à-dire l'exposé de « ces lois sur lesquelles la Nature a fondé le bonheur de l'homme ». Volney écrivit ce livre en 1792 ; il parut en août 1793 sous ce titre : La Loi naturelle, ou Catéchisme du citoyen français. Un mois plus tard, à la fin de septembre, Volney était arrêté comme suspect : il resta une année en prison. Une seconde édition du Catéchisme du citoyen français fut publiée en l'an II, chez Fuchs, quai des Augustins. Le Comité d'instruction publique, auquel l'éditeur en avait fait hommage, renvoya l'ouvrage, dans sa séance du 5 fructidor an II, au concours des livres élémentaires. L'auteur, à ce moment, était encore détenu dans la maison de santé de Picpus ; c'est seulement le 30 fructidor qu'un arrêté du Comité de sûreté générale ordonna sa mise en liberté. Le Catéchisme se compose de douze chapitres, par demandes et réponses, qui sont intitulés : I, De la loi naturelle ; II, Caractères de la loi naturelle ; III, Principes de la loi naturelle par rapport à l'homme ; IV, Bases de la morale ; du bien, du mal, du péché, du crime, du vice et de la vertu ; V, Des vertus individuelles ; VI, De la tempérance ; VII, De la continence ; VIII, Du courage et de l'activité ; IX, De la propreté ; X, Des vertus domestiques ; XI, Des vertus sociales ; de la justice ; XII, Développement des vertus sociales. Volney définit la loi naturelle en ces termes : « C'est l'ordre régulier et constant des faits par lequel Dieu régit l'univers ; ordre que sa sagesse présente aux sens et à la raison des hommes, pour servir a leurs actions de règle égale et commune, et pour les guider, sans distinction de pays ni de secte, vers la perfection et le bonheur ». Au chapitre XII, il explique que la charité, c'est-à-dire l'amour du prochain, n'est pas autre chose que la justice, toutefois « avec cette nuance, que la stricte justice se borne à dire : Ne fais pas à autrui le mal que tu ne voudrais pas qu'il te fît ; et que la charité ou l'amour du prochain s'étend jusqu'à dire : Fais à autrui le bien que tu voudrais en recevoir. Ainsi l'Evangile n'a fait qu'énoncer le précepte de la loi naturelle. »

Le Catéchisme se termine par cette conclusion : « Toute sagesse, toute perfection, toute loi, toute vertu, toute philosophie, consistent dans la pratique de ces axiomes fondés sur notre propre organisation : Conserve-toi ; Instruis-toi ; Modère-toi ; Vis pour tes semblables, afin qu'ils vivent pour toi ».

La Loi naturelle fut plusieurs fois réimprimée à la suite des Ruines ; dans les dernières éditions, le sous-titre Catéchisme a été remplacé par celui-ci : Principes physiques de la morale, déduits de l'organisation de l'homme et de l'univers. Lorsque M.-J. Chénier écrivit son Tableau historique de la littérature française depuis 1789, il y apprécia en ces termes le petit livre de Volney :

« Deux ouvrages de morale ont été successivement publiés, l'un par de M. de Volney, l'autre par Saint-Lambert, sous le modeste nom de Catéchismes. Quoique rédigés par demandes et par réponses, il ne faudrait pas les confondre avec les catéchismes ordinaires. Pleins tous les deux d'une raison profonde, ils n'ont entre eux aucune autre ressemblance ; ce n'est ni la même composition, ni le même genre de talent.

« Nous parlerons d'abord de l'ouvrage de M. de Volney, puisqu'il a paru le premier ; il a pour titre : La Loi naturelle, ou Catéchisme du citoyen français. La morale est en effet cette loi, qui n'a d'autre but que la conservation et le perfectionnement de l'espèce humaine. L'auteur détermine les nombreux caractères qui appartiennent exclusivement à la loi naturelle. Il est aisé de les reconnaître : elle est primitive, c'est-à-dire antérieure à toute autre loi ; elle émane de Dieu sans aucune intervention particulière, puisqu'elle se fait entendre à chaque individu ; elle est universelle, puisqu'elle embrasse tous les temps et tous les lieux ; elle est invariable, puisqu'elle ne modifie jamais ses préceptes ; elle est évidente, raisonnable, juste, puisqu'elle est démontrée à tous, accessible à la raison de tous, conforme à l'intérêt à tous ; elle est pacifique : en effet, si elle était observée, toutes les dissensions seraient bannies de la terre ; elle est bienfaisante : car c'est uniquement par elle que chaque homme, chaque société, l'humanité entière pourraient atteindre au plus haut degré de bonheur dont notre nature soit susceptible ; enfin elle est suffisante, puisqu'elle renferme tous les emplois avantageux des facultés de l'homme et, par conséquent, tous ses devoirs. M. de Volney passe ensuite aux bases de la morale, aux notions du bien et du mal, du vice et de la vertu. Il distingue les vertus en trois classes : les vertus individuelles, ou qui servent à la conservation de l'individu ; domestiques, ou qui sont utiles à la famille ; sociales, ou dont les avantages embrassent toute la société. C'est à ces dernières qu'il donne le plus d'éloges et le plus de développements. Telle est l'idée générale de cet ouvrage important, quoiqu'il ait peu d'étendue. Les idées en sont serrées, le style en est ferme : on y remarque ce choix sévère et cette propriété d'expressions dont les philosophes de l'école française ont donné tant de beaux exemples. »

En l'an III, Volney fut désigné par le Comité d'instruction publique (arrêté du 1er brumaire) pour rédiger un livre élémentaire contenant « les développements des principes de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et de la constitution de la République française », livre qu'il ne composa pas ; le 19, la Convention le nomma l'un des professeurs de l'Ecole normale, chargé du cours d'histoire. Volney ne fit que six leçons. « Le programme de Volney fut celui, non pas d'un cours d'histoire, mais d'un cours sur l'histoire, en très grande partie inspiré du cours d'histoire de Condillac. L'art d'enseigner l'histoire y avait sa place, mais à son rang, après l'art de l'étudier et celui de l'écrire, et ce n'était pas seulement l'enseignement primaire qui intéressait Volney, mais l'enseignement en général et à tous les degrés : quelle utilité sociale et pratique devait-on se proposer soit dans l'enseignement, soit dans l'étude de l'histoire ? dans quel degré de l'instruction publique devait être placée l'étude de l'histoire? cette étude convenait-elle aux écoles primaires, et quelles parties de l'histoire pouvaient convenir suivant l'âge et l'état des citoyens? quels hommes devaient se livrer et quels hommes devait-on appeler à l'enseignement de l'histoire? quelle méthode paraissait préférable pour cet enseignement? » (Paul Dupuy.)

Volney estimait que l'histoire ne convient pas aux enfants. « Demande-t-on, dit-il, si l'enseignement de l'histoire peut s'appliquer aux écoles primaires? Il est bien évident que ces écoles étant composées d'enfants, dont l'intelligence n'est point encore développée, qui n'ont aucune idée, aucun moyen de juger des faits de l'ordre social, ce genre de connaissances ne leur convient point ; qu'il n'est propre qu'à leur donner des préjuges, des idées fausses et erronées, qu'à en faire des babillards et des perroquets, ainsi que l'a prouvé, depuis deux siècles, le système vicieux de l'éducation dans toute l'Europe. Le seul genre d'histoire qui me paraisse convenir aux enfants est le genre biographique, ou celui des vies d'hommes privés ou publics. ; ce sont souvent des traits reçus dans de telles lectures qui ont décidé de la vocation et des penchants de toute la vie. Il est à désirer que le gouvernement encourage des livres élémentaires de ce genre ; et comme ils appartiennent autant à l'histoire qu'à la morale, je me bornerai à rappeler à leurs compositeurs deux préceptes fondamentaux de l'art, dont ils ne doivent point s’écarter : concision et clarté. La multitude des mots fatigue les enfants, les rend babillards ; les traits concis les frappent, les rendent penseurs ; et ce sont moins les réflexions qu'on leur fait que celles qu'ils se font qui leur profitent. »

Avant la fin de l'an III, Volney partit pour les Etats-Unis, qu'il désirait parcourir et étudier. Il y séjourna plus de trois ans. A son retour (prairial an VII), il publia un Tableau du climat et du sol des Etats-Unis d'Amérique (an VIII). Il se rallia au régime du 18 brumaire, et fut nommé membre du Sénat ; mais, après la conclusion du Concordat, il s'éloigna de Bonaparte. Lors de l'établissement de l'empire, il envoya sa démission de sénateur ; mais le Sénat décréta, sur l'ordre qu'il en reçut, qu'il n'accepterait la démission d'aucun de ses membres. Volney se retira alors à la campagne ; malgré le titre de comte que l'empereur lui donna en 1808, il fit désormais partie de l'opposition. Au retour des Bourbons, il fut nommé membre de la Chambre des pairs. Dans ses dernières années, il publia encore : Recherches nouvelles sur l'histoire ancienne (1814, 3 vol.) ; Histoire de Samuel, inventeur du sacre des rois (1819) ; Discours sur l'étude philosophique des langues (1820). Il avait été nommé membre de l'Institut lors de sa création en l'an IV.