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Victorin de Feltre

C'est vers Tannée 1378 que naquit, dans une petite ville appartenant aux possessions de terre ferme de la république de Venise, Victor Rambaldoni, qui fut désigné dans la suite, à cause de l'exiguïté de sa taille, par le diminutif de Victorin, auquel on joignit le nom de sa ville natale, Feltre.

Sa famille, qui avait occupé jadis un certain rang, se trouvait alors dans un état de fortune voisin de l'indigence. Bien qu'à contre-coeur, son père, Bruto de Rambaldoni, et sa mère Monda, qui chérissaient tendrement ce fils unique, durent le laisser partir pour Padoue, dont l'université brillait alors d'un vif éclat ; à Feltre les maîtres et les livres eussent manqué pour cultiver les brillantes facultés qu'annonçait le jeune homme.

A Padoue, Victorin, tout en étudiant, dut pourvoir lui-même à son entretien ; il se fit à cet effet le répétiteur de quelques jeunes gens nobles. En même temps, il suivait les leçons de belles-lettres et d'éloquence du célèbre Jean de Ravenne, qui avait été le disciple favori de Pétrarque ; il étudiait la langue latine sous Gasparino Barzirza, la dialectique sous Paolo Nicoletti. la philosophie naturelle et morale sous Jacques della Torre. Il s'adonna également à l'étude de la théologie et du droit canon sous Paolo Veneto ; et, son goût le portant aussi du côté des sciences positives, il voulut apprendre les mathématiques, alors enseignées à Padoue par le célèbre Pellacano. maître très savant, mais âme sordide et intéressée. Victorin, qui n'avait pas le moyen de payer les leçons de Pellacano, entra pendant un certain temps à son service comme domestique, et obtint, en échange du travail servile auquel son amour de la science l'avait fait se condamner lui-même, le droit de participer à l'enseignement de l'avare professeur. Il lui manquait encore, pour compléter le cycle des études alors en laveur, la connaissance de la langue grecque: il l'acquit en suivant les leçons du docte Guarino de Vérone, dont il devint bientôt le meilleur élève, et qui le choisit pour précepteur de son propre fils.

A son zèle pour l'étude des sciences et des lettres, Victorin joignait le goût des exercices du corps, auxquels il s'adonnait avec succès ; il excellait à la course, au saut, à l'escrime, à tous les jeux gymnastiques, et se montrait cavalier adroit et vigoureux. Aussi eut-il bientôt la réputation d'un instituteur hors de pair, non moins recommandable par ses connaissances et ses talents que par l'intégrité de ses moeurs et par la sainteté de sa vie: s'il est juste d'appeler saint celui dont l'activité n'avait d'autre mobile que son propre perfectionnement, l'utilité d'autrui, et la consolation de ses vieux parents, de sa mère en particulier, de laquelle il ne se sépara plus dès qu'il put gagner assez de pain pour le partager avec elle.

Après avoir obtenu le grade de docteur, Victorin enseigna la rhétorique et la philosophie au gymnase de Padoue, tout en dirigeant un collège particulier dans lequel il réunit pendant plusieurs années l'élite de la jeunesse studieuse.

Arrivé à l'âge mûr, et voyant croître parmi les étudiants le dérèglement des moeurs, sans que son exemple et ses avis pussent retenir sur la pente du vice cette nouvelle génération au salut de laquelle il voulait travailler, il quitta Padoue vers 1422 et alla chercher à Venise un nouveau champ d'action. Là, ses leçons furent suivies par de nombreux disciples, dont plusieurs appartenaient à la classe populaire : non seulement il instruisait gratuitement ses élèves pauvres, mais il consacrait à leur entretien les honoraires que lui payaient les élèves riches. La renommée de Victorin s'étendit promptement de Venise jusque dans les autres cités italiennes. Le marquis de Mantoue, Jean-François de Gonzague, cherchait à ce moment un précepteur pour ses fils: il fit proposer cet emploi à Victorin, en accompagnant sa proposition des offres les plus honorables et les plus généreuses. Victorin hésita d'abord : il n'accepta que lorsqu'il eut reçu du marquis ? l'un des princes les plus instruits et les plus sages de son temps ? l'assurance que le précepteur aurait sur ses élèves une entière autorité, et que le père n'entendait conserver pour lui que le privilège de la tendresse paternelle.

Victorin se rendit à Mantoue en 1423. Il demanda, comme une condition essentielle du succès de sa tâche, une résidence appropriée. Le prince l'installa avec ses élèves dans un édifice situé à quelque distance de son château et appelé la Casa gioiosa (la Maison joyeuse) ; c'était une maison de plaisance, qui avait été consacrée jusqu'alors à des divertissements mondains ; elle était entourée de jardins délicieux, décorée avec le plus grand luxe, et pourvue de tous les agréments désirables. En entrant dans cette somptueuse demeure, le sage instituteur comprit aussitôt tout le parti qu'il pourrait tirer de cette installation si favorable, où, au milieu des jardins et sans communication avec la cour du prince, il réaliserait le rêve d'une école semblable aux antiques gymnases d'Athènes et aux jardins d'Académus. (Eâ primo ingressu Victorinus delectari visus est ; habet enim umbracula et deambulationes optimas, quae res maximà gymnasiis convenire putabantur. Prendilacqua.) Craignant toutefois que le luxe des appartements où il allait vivre avec ses élèves n'exerçât sur eux et sur lui-même une influence fâcheuse, il demanda et obtint que l'ameublement de la maison, ainsi que le train journalier des repas et de toute l'existence, fussent ramenés à une simplicité plus sévère. Il changea également le nom de l'édifice, qui fut appelé désormais Casa giocosa (Maison des jeux), tant à cause des peintures qui en décoraient les murs et représentaient des enfants jouant (Jocosa dicta est a picturae varietate, quum in eâ multae ludentium puerorum imagines videbantur. Prendilacqua), que par une réminiscence classique des ludi de l'antiquité, ces écoles qui réunissaient à la fois les exercices du corps et ceux de l'esprit. Après avoir ainsi rebaptisé sa maison, Victorin en assura l'ordre et la tranquillité en en faisant garder rigoureusement la porte par une personne de confiance : personne ne put en franchir le seuil sans la permission du précepteur. (Janitor in limite positus, ne quis ignaro praeceptore aut admitteretur aut egrediretur. Prendilacqua.) Cette discipline fut maintenue non seulement dans les premières années, où Victorin reçut sur ses genoux les jeunes princes presque au sortir du berceau, mais encore dans les dernières, à l'époque où les plus jeunes de ses élèves avaient déjà dépassé l'âge de l'adolescence, et où ils étaient entourés d'une troupe nombreuse de nobles condisciples venus des diverses parties de l'Italie, ainsi que de la Grèce, de la France, de l'Allemagne, et d'autres pays étrangers, pour recevoir l'enseignement que donnait l'Académie de Victorin. Cette académie fut reconnue comme un véritable institut international pour l'éducation des princes et des jeunes gens des plus hautes classes par l'empereur Sigismond, qui, lors de sa venue à Mantoue en 1433, érigea l'école de Victorin en établissement public, l'assimila pour les immunités et les privilèges aux universités les plus renommées, et lui accorda le titre de Gymnase littéraire. Cette distinction fut confirmée encore du vivant de Victorin par les diplômes des empereurs Albert II en 1439 et Frédéric III en 1442 et 1445. Elle était pleinement justifiée par la valeur des maîtres illustres que Victorin avait appelés à l'aider dans sa tâche, et par l'abondance des ressources matérielles dont son établissement était fourni, telles entre autres que la précieuse bibliothèque que les Gonzague avaient fondée avec l'aide de Pétrarque et que l'industrie de Victorin avait enrichie de nombreux manuscrits. Celui-ci, cédant à l'impulsion de son coeur généreux, avait, en outre, ouvert à Mantoue, à côté de la Casa giocosa, un autre institut plus modeste où étaient entretenus et instruits à ses frais des jeunes gens sans fortune chez lesquels il avait remarqué des dispositions pour l'étude. Ces élèves gratuits atteignirent le nombre de soixante-dix. Victorin ne possédait rien en propre, quelquefois pas même l'habit qu'il portait, bien qu'il lui eût été assigné un traitement de vingt sequins d'or par mois, avec la faculté de puiser dans le trésor du prince autant d'argent qu'il en désirerait ; sans compter les divers bénéfices dont il fut revêtu, et la jouissance d'une agréable villa près de Pietole, que la tradition représentait comme l'ancien domaine du chantre de l'Ènéide, auquel Victorin ressemblait par la pureté virginale du coeur, par la tendresse des sentiments et par le culte du beau. Son inépuisable charité, toujours prête à secourir autrui, explique pourquoi il resta pauvre au milieu de tant de richesses. Comme sa piété le porta à faire bâtir une église à la Madone del Carmine, sa générosité lui fit doter des hospices, secourir des malades, entretenir de nombreuses familles d'indigents ; il fut le protecteur et le bienfaiteur de tous les malheureux qui s'adressaient à lui.

Sa position dans la famille du marquis de Mantoue était devenue celle d'un véritable père spirituel. Il défendit contre la volonté de François de Gonzague la vocation religieuse de la princesse Cécile, son élève, qui désirait entrer au couvent. Il s'interposa dans la querelle qui éclata entre l'aîné de ses élèves, Ludovic, et son jeune frère Charles, et l'empêcha d'avoir une issue funeste ; il réussit à réconcilier avec son père offensé ce même Ludovic, qui en 1436 avait pris inconsidérément les armes en faveur du duc de Milan contre la république de Venise, dont le marquis de Mantoue était alors le capitaine général. Sa douce et pacifique influence s'étendait sur la ville tout entière, dont il fut pendant vingt-deux ans la vivante providence.

Une mort paisible l'enleva à ses travaux le 2 février 1446. La somptuosité des funérailles que lui fit la cité de Mantoue contrasta avec la simplicité de la tombe qu'il s'était choisie lui-même, dans le cimetière de l'église du Saint-Esprit, à côté du lieu où reposait déjà sa mère, et sans une pierre qui en indiquât l'emplacement à la postérité. Ce n'est que de nos jours qu'un monument modeste a été élevé là par la piété des instituteurs mantouans.

Les vertus de Victorin furent célébrées après sa mort par plusieurs de ses disciples, qui se firent un honneur de retracer la vie et les actions du maître qu'ils avaient aimé. Le célèbre Victor Pisanello reproduisit son image sur la toile et sur le bronze, accompagnée de l'emblème du phénix qui nourrit ses petits de son propre sang. Voici le portrait que nous a laissé de lui la plume d'un de ses biographes : «Petit de taille, sec, le teint tirant sur le rouge, presque brûlé, la lèvre inférieure un peu proéminente ; il avait une voix sonore et douce qui charmait grandement ses auditeurs, et dans ses gestes et toute son attitude gardait toujours une réserve pleine de dignité ; de sorte qu'à première vue on l'aurait pris pour un philosophe de l'antiquité. »

Parmi ses élèves les plus célèbres, il faut mentionner Frédéric de Montefeltre, qui fut duc d'Urbin ; Ognibene de Lonigo, qui continua à Vicence l'enseignement de Victorin ; les savants Gregorio Correro, Lorenzo de Castiglione, et Sassuolo de Prato, auquel Victorin avait donné un exemplaire de Xénophon portant une affectueuse dédicace, exemplaire conservé à la bibliothèque Laurentienne de Florence ; et particulièrement Francesco Prendilacqua de Mantoue, qui écrivit vers 1474, pour honorer la mémoire de son maître, son beau Dialogue sur la vie de Victorin de Feltre (Dialogus de Vitâ Victorini Feltrensis), source la plus abondante et la plus autorisée à laquelle aient puisé les nombreux biographes modernes de Victorin ; il convient d'y joindre le Commentaire sur la vie de Victorin de Feltre (Commentariolus de Vitâ Victorini Feltrensis), écrit vers 1460 par Bartolommeo Sacchi de Piadena, surnommé Platina.

II reste à parler des principes pédagogiques de Victorin et de sa méthode d'éducation. Imbu des idées platoniciennes sur l'âme, qu'il avait puisées dans la culture littéraire classique de son temps, il croyait avec Virgile que les âmes des hommes étaient comme autant de semences d'origine et de nature divine, déposées dans les corps pour y germer comme dans un terrain où, selon la composition élémentaire et la fécondité procurée artificiellement par la culture, elles devaient être modifiées dans leur développement et révéler d'autant mieux les facultés innées qu'elles portaient en elles, qu'elles en seraient moins empêchées par la matérialité des corps :

Igneus est ollis vigor et coelestis origo

Seminibus, quantum non noxia corpora tardant.

(AEneid., VI, v. 730.)

Le but véritable et unique de l'éducation en général, et de celle de l'enfant en particulier, était donc pour Victorin de corriger le corps, par nature défectueux et contraire à l'âme, afin que celle-ci pût sans obstacle se révéler dans la vie ce qu'elle était par création divine, une étincelle de l'éternelle lumière ; il s'agissait de rendre aux âmes immortelles cette liberté qui leur était ravie par l'union avec des corps mortels. De là le choix de moyens propres à mortifier les mauvaises tendances du corps, à en accroître la puissance par la santé, et à obtenir pour résultat, selon la formule mens sana in corpore sano, l?homme parfait. C'est l'imitation qui donne l'impulsion à toute cette évolution composée d'une série indéfinie de progrès, de reculs, et de nouveaux progrès: le fondement de tout édifice pédagogique est l'exemple du maître. Voilà pourquoi, avant d'enseigner les autres, Victorin voulut être lui-même sain, agile, fort, de bonnes moeurs, sobre, vertueux, docte en beaucoup d'arts, homme spirituel. Sa première préoccupation était l'étude du naturel présent de l'élève et des conditions antérieures de la famille, pour y découvrir les influences de l'hérédité et de l?atavisme, et pour choisir le genre d'activité sur lequel il était opportun de faire porter de préférence les exercices, et les arts auxquels il convenait d'appliquer chacun, sans exclure même les plus faibles ou les plus vicieux. Sans s'imposer toutefois, sans prétendre modeler tous les caractères sur un seul type, il secondait les inclinations et dirigeait les volontés vers le genre d'action où chacun se sentait le plus capable de réussir, fidèle au précepte de Virgile :

Nec verô terrae ferre omnes omnia possunt.

(Georg., II, v. 109.)

Aussi l'enseignement, dans l'école de Victorin, était-il des plus variés, ainsi qu'en témoigne Platina : « Victorin, écrit celui-ci, proposait aux enfants plusieurs études en même temps ; car il disait que comme le corps se restaure par la variété des aliments, ainsi le font les âmes par l'alternance des matières d'études. Il louait beaucoup ce que les Grecs ont appelé encyclopédie, parce que, disait-il, la science et l'érudition se composent de disciplines nombreuses et variées, et qu'il était très à propos que chacun, selon l'occasion et l'utilité, sût discourir des choses naturelles, de la morale, de l'astronomie, de la géométrie, de la musique, du chant, de l'arithmétique, et de la stéréométrie. Il y joignait une ample culture littéraire et philosophique, dont nous parlerons tout à l'heure. Et si, malgré tout, il arrivait qu'un enseignement pour lequel un élève témoignait de l'inclination fît défaut à son école, il s'empressait de le lui procurer, fallût-il s'adresser ailleurs et dût-il en résulter pour lui un accroissement de dépense.

En dehors des cas spéciaux, son programme consistait, pour les débuts, à enseigner aux enfants les premiers éléments de la lecture et de l'écriture, par manière de jeu, au moyen de tablettes peintes de diverses couleurs, et portant la figure des lettres, qu'il faisait combiner pour former des mots : suivant ainsi les exemples que nous a laissés Quintilien, plutôt que préludant à Froebel.

Ensuite, selon ce que rapporte son disciple Sassuolo, venaient des exercices destinés à « expliquer et commenter les poètes, enseigner l'histoire, former la prononciation à une accentuation correcte. Ce sont là les parties auxquelles il pense devoir donner la première place et les soins les plus diligents dans l'instruction de l'enfant ; vu que celui-ci, après s'en être rendu maître, trouvera la voie facile pour aborder des études plus hautes. En conséquence, il présente d'abord aux enfants Virgile, Homère, Cicéron et Démosthène, pour qu'ils les apprennent ; et quand ils s'en sont nourris comme d'un lait pur et non corrompu, et que leur estomac a acquis ainsi un peu de force et de vigueur, il pense qu'ils peuvent avec sécurité aborder les historiens et les autres poètes, aliments plus difficiles à assimiler. Dans les quatre premières années, il explique complètement toutes les lois de la grammaire. Puis, divisant toute l'éloquence en deux parties, la dialectique et la rhétorique, il croit qu'il faut apprendre en premier lieu la science du raisonnement, guide et maîtresse de toutes les autres ; il y exerce assidûment les jeunes gens, et ne les accoutume point aux interrogations captieuses ou aux misérables conclusions pleines d'erreur et de fausses apparences, auxquelles s'adonnent aujourd'hui si volontiers les précepteurs, avant d'enseigner à définir les choses, à diviser les genres, à enchaîner les concepts pour en tirer une conséquence parfaite. Il leur donne ensuite la connaissance des sophismes, non point pour qu'ils s'en servent pour obscurcir la vérité, mais afin qu'ils puissent avec plus de sûreté distinguer entre le vrai et le faux dans leurs propres jugements. Puis on vient à la rhétorique ; et il veut, pour que des préceptes on passe à l'action, que les jeunes gens se livrent assidûment aux exercices de déclamation, sur des sujets empruntés aux plaidoyers du forum, aux harangues populaires ou sénatoriales. Tu sais que telle était la manière en laquelle les anciens faisaient l'éducation des orateurs ; lesquels, après s'être convenablement exercés dans le particulier, se trouvaient ensuite mieux préparés à parler au forum ou dans la curie. A la rhétorique font suite l'arithmétique, la géométrie, l'astrologie, la musique, lesquelles, semble-t-il, entre toutes les études, portent à juste titre le nom d'enseignements, parce que ce sont les seules qui puissent avec vérité et certitude être apprises par tous. Ces disciplines invitent à faire resplendir d'une nouvelle lumière la vertu rayonnante de notre âme, emprisonnée dans l'obscurité corporelle. Une fois accompli le cours ci-dessus indiqué, Victorin, jugeant ses élèves capables d'entendre avec fruit la philosophie, les introduit dans la palestre académique, auprès des princes de celle-ci, Platon et Aristote. Il ne permet à nul d'en sortir avant d'avoir parcouru attentivement toute la philosophie enseignée par ces maîtres. C'est alors seulement qu'il licencie ses disciples, affirmant que, quel que soit l'art ou l'étude auquel ils se consacreront, aussi bien à la médecine qu'à la jurisprudence ou à la théologie, ils acquerront aisément la connaissance de tout ce qu'ils voudront apprendre. »

C?est en s'adressant au coeur de ses élèves que Victorin les amenait à parcourir sans fatigue ni dégoût ce vaste programme d'études : il avait pour eux à la fois la tendresse d'une mère et la juste sévérité d'un père. Sa préoccupation particulière était de réprimer, au besoin par des châtiments corporels, les instincts bas, la duplicité, les mensonges, la paresse ; sans colère, mais avec fermeté, et avec plus de déplaisir que n'en pouvait éprouver le coupable lui-même à qui la punition était infligée. Juste, impartial, indulgent jusqu'aux limites que lui imposait la prudence et la véritable affection, il faisait à peine sentir à ses fils adoptifs le joug plein de douceur qui les contraignait à marcher droit dans la voie du bien, qu'une heureuse habitude leur faisait suivre ensuite comme par une propension naturelle.

S'il était inexorable pour les passions, il s'appliquait avec sollicitude à cultiver les bons sentiments, et s'efforçait par tous les moyens de les susciter dans le coeur de ses élèves, principalement l'émulation et l'amour de la gloire. Tout en imposant silence à l'orgueil, il provoquait la fierté, qu'il voulait tempérée par la bienveillance chez ceux de ses élèves que leur haute naissance et leur fortune destinaient au gouvernement des peuples. Tel fut l'aimable Frédéric d'Urbin : il ne démentit pas la prédiction de son maître, qui avait écrit à l'heureux père du jeune homme : « Un jour viendra, et je ne me trompe point, où ton Frédéric, au naturel divin, orné de toutes les gloires, sera salué le premier des chefs d'armée de toute l'Italie ». Tels aussi les fils du marquis Jean-François de Gonzague, qui, grâce aux leçons de Victorin et aux exemples de leur illustre père, arrivèrent à une grande réputation : l'aîné, Ludovic, fut un vaillant capitaine, un souverain sage et généreux ; Charles, qui à un esprit élevé, à la science, à la libéralité, ne joignit malheureusement pas l'intégrité dans la conduite, fut pourtant un intrépide guerrier ; Gian-Lucido, d'une constitution frêle, cultiva avec passion les sciences sacrées et les belles-lettres, et obtint tout jeune la renommée d'un gracieux poète ; Alexandre, contrefait de corps et d'une santé chancelante, doux et pieux, devint un lettré distingué et le protecteur des artistes et des savants ; Cécile et Marguerite, fleurs de grâce et de bonté, cultivant avec succès toutes les muses, furent une couronne de gloire et de vertu pour leur famille, pour leur cité, pour leur maître.

A l'éducation de l'esprit et du coeur, Victorin voulait associer celle du corps, fondée sur les préceptes les plus sages de l'hygiène, et visant à faire acquérir, avec la force physique, l'énergie du caractère. Bannissant la recherche des mets délicats, le luxe des vêtements, la mollesse et l'oisiveté, il inaugura dans ses instituts le régime rationnel et fécond de la sobriété et de l'activité résistante, conformément à la maxime stoïcienne : Abstine et sustine. Au moyen d'exercices gradués et continus, il rendait ses élèves habiles à toute espèce de jeux gymnastiques, à la course, au saut, à l'équitation, au tir à la cible, à la chasse, à l'emploi des instruments de musique, au chant et à la danse ; ils arrivaient ainsi à joindre la force a la grâce et à la dignité de l'attitude. Ces exercices avaient toujours lieu en plein air, par le chaud comme par le froid, au milieu de la campagne ou sous les ombrages de l'hospitalière Giocosa, avec tous les ménagements que pouvait exiger la santé des élèves, mais avec une ferme conviction de l'efficacité du vouloir et du devoir de ne s'abandonner jamais à la douce quiétude de l'être, et de faire effort sans cesse dans la lutte du devenir.

Fortifiée par le souvenir des exploits les plus glorieux des héros antiques et par les exemples des plus vaillants parmi les champions, dans une atmosphère d'activité chevaleresque et générale, en pleine renaissance des arts et des lettres, une telle éducation, si complète et si appropriée aux besoins du présent, devait nécessairement être féconde aussi pour l'avenir.

Quoique Victorin n'ait laissé aucun écrit sur le système d'éducation et sur les méthodes didactiques professés par lui et continués par ses successeurs dans les écoles, et que nous ne les connaissions que par les rares indications transmises par des contemporains presque tous ses disciples, son oeuvre a traversé les siècles, peu remarquée, mais efficace, pour briller de nos jours d'un éclat nouveau, en renaissant sous les auspices d'une philosophie plus positive et d'une pédagogie plus humaine, comme une auréole au front du grand instituteur de Feltre, dont l'Italie moderne, l'Italie des Aporti, des Lambruschini, des Rosmini, des Rayneri, et de tant d'autres, a repris la tradition et suivi les féconds exemples.

A consulter : De vitâ Victorini Feltrensis, Dialogus Francisci Prendilacqua Mantovani, ex codice Vaticano. Annotationes adjecit Jacobus Morelius ; Patavii, 1774. ? Commentariolus Platinae de vitâ Victorini Feltrensis, ex codice Vaticano, in coll. Cremonensium Monumenta Romae exstantia, F. Thom. Augusti Varani ; Romae, 1778. ? Lettres de Sassuolo de Prato, publiées par les PP. Martène et Durand au tome III du recueil Veterum scriptorum et monumentorum collectio amplissima, Parisiis, 1724-1733 ; ces lettres ont. été reproduites en partie par l'abbé Jacopo Bernardi comme appendice de son ouvrage Studi su Vittorino da Feltre, Pignerol, 1856. ? Fragments de la Vie de Victorin, par Francesco de Castiglione, son élève, insérés dans la Vita Ambrosii Traversari generalis Camaldolensis de Lorenzo Menus ; Florence, 1759. ? Idea dell' ottimo precettore nella vita e disciplina di Vittorino da Feltre e de' suoi discepoli, par Carlo de' Rosmini ; Bassano, 1801. Un abrégé du livre de Rosmini a été donné en allemand par Jean-Gaspard Orelli, sous ce titre : Vittorino von Feltre, oder die Annäherung zur idealen Pädagogik im fünfzehnten Jahrhundert, nebst Nachrichten über die Methoden Guarino's und Filelfo's, bearbeitet nach de' Rosmini von Johann Caspar von Orelli ; Zurich, 1812. L'ouvrage de Rosmini a aussi servi de base à une composition romanesque intitulée Victorin de Feltre ou de l'éducation en Italie à l'époque de la Renaissance, par Mlle E. Benoît ; Paris, Gaume frères, 1853, 2 vol. in-8°. ? La Casa Giocosa di Vittorino da Feltre in Mantova, par Enrico Paglia, directeur des écoles municipales de Mantoue, mémoire publié dans l'Archivio storico lombardo, anno XIe, fasc. 1° ; Milan, 1884.

Enrico Paglia