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Vaugelas

Claude Favre, baron de Vaugelas, grammairien français, est né à Meximieux dans l'ancien Bugey, en 1585, et mort à Paris en 1650. Son père, le jurisconsulte Antoine Favre de Vaugelas, premier président du sénat de Savoie, lui fit obtenir en 1619 une pension du roi Louis XIII, et le plaça, en qualité de gentilhomme ordinaire, chez Gaston d'Orléans, dont il devint plus tard le chambellan. Hôte assidu de l'hôtel de Rambouillet, Vaugelas fut bientôt cité comme l'un des hommes de France qui parlaient le plus correctement la langue et qui en savaient le mieux les règles. Cette réputation lui valut de figurer parmi les premiers membres de l'Académie française, et d'être chargé, avec Chapelain et quelques autres, de préparer le Dictionnaire. En même temps il s'occupait activement de l'ouvrage qui devait illustrer son nom, et qui parut en 1647 sous ce titre : Remarques sur la langue française, utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire. Vers la fin de sa vie, Vaugelas était devenu le gouverneur des deux fils de Thomas de Savoie, prince de Carignan, dont l'un était sourd-muet, et l'autre bègue : toute sa science, on le comprend de reste, fut impuissante contre ces ingrates natures. Malgré cet emploi, qui sans doute n'était pas très lucratif, et malgré sa pension, qui d'ailleurs lui était assez irrégulièrement servie, il vécut dans une gêne extrême. A sa mort, ses créanciers firent saisir ses papiers, parmi lesquels se trouvaient les cahiers du Dictionnaire. Il fallut une sentence du Châtelet pour que l'Académie rentrât en possession de son bien. Vaugelas laissait, en outre, les matériaux d'un nouveau livre sur la langue, qui parut beaucoup plus tard sous le titre de Nouvelles remarques, et une traduction de Quinte-Curce, à laquelle il avait travaillé pendant trente ans, et qui fut publiée, en 1663, par les soins de Conrart et de Chapelain.

Que s'est proposé Vaugelas? C'est d'inventorier fidèlement le matériel de la langue, d'en fixer les règles éparses et indécises, et, par suite, de la centraliser, de l'unifier, soit en la préservant des caprices individuels, soit en la délivrant du mélange des patois provinciaux et de l'envahissement des idiomes étrangers. Pour arriver à ce but, que fait-il ? Il prend l'usage pour arbitre suprême. Les livres des bons auteurs, les travaux des gens savants en la langue, et le parler de la cour, c'est-à-dire de la société polie : voilà pour lui d'où se déduit l'usage. En cas de conflit entre ces trois pouvoirs, il donne la préférence aux grands écrivains, quelle que soit son estime pour la cour ; et ce qui le détermine dans les cas douteux, c'est l'opinion des érudits. Telle est la règle suivie par Vaugelas, ce qu'on a appelé sa méthode. Au fond, il ne se pose ni en législateur ni en réformateur ; le rôle qu'il s'attribue est plus modeste : c'est celui d'un témoin qui dépose de ce qu'il a vu et entendu. Il serait plus vrai de dire, avec Sainte-Beuve, qu'il se constitue le secrétaire, le greffier de l'usage. Eu effet, c'est moins par des discussions raisonnées que par des citations et des exemples, qu'il aborde, poursuit et mène à terme son travail de centralisation sur la langue ; c'est en s'appuyant sur les autorités les plus imposantes à ses yeux qu'il résout toutes les questions relatives à la clarté, à l'élégance, à la politesse du langage. Tout ce qui a trait au choix des mots et à la construction des phrases, aux anomalies apparentes et aux difficultés réelles du vocabulaire, de la syntaxe, de l'orthographe et de la prononciation, à l'amphibologie des tours, à l'emploi et à l'abus du néologisme, aux formes multiples de la période, est examiné, traité, élucidé, toujours suivant la même méthode, dans ces cinq cents Remarques, appelées a devenir le code de tous ceux qui veulent, suivant son expression, bien parler et bien écrire.

L'autorité de Vaugelas subsista durant tout le dix-septième siècle. Des hommes compétents en matière de langage, Chapelain, Patru, d'Ablancourt, Th. Corneille, Bouhours, Aleman, Bérain, d'Olivet, aidèrent au succès de son oeuvre, les uns en la complétant par une collaboration directe, les autres en la rectifiant de son vivant ou après sa mort. Des contradicteurs éminents, entre autres La Mothe Le Vayer, protestèrent contre le joug de sa discipline au nom de l'indépendance des écrivains. Ménage, qui se piquait de partager ses principes, se révolta plus d'une fois contre ses arrêts ; et l'on sait que Molière lui-même lança quelques traits malins contre l'académicien qu'on saluait en tout lieu comme un oracle. La renommée de Vaugelas n'en a pas souffert. On l'accusait d'arrêter l'essor de la pensée par la contrainte des règles ; mais les chefs-d'oeuvre littéraires du dix-septième siècle allaient bientôt réfuter cette accusation ; et il fallut reconnaître que la réforme de la grammaire laissait à l'art toutes ses franchises. On avait reproché à Vaugelas de pousser à toute outrance l'épuration du vocabulaire ; mais lui-même s'était chargé d'avance de répondre à ce reproche : « J'ai, disait-il, une certaine tendresse pour ces beaux mots que je vois ainsi mourir, opprimés par une tyrannie qui ne nous en donne point d'autres à leur place ». Si parfois il consentit trop facilement à de fâcheux sacrifices, on peut dire qu'il usa plus souvent de son crédit pour enrichir la langue que pour l'appauvrir. Dans bien des cas, il rompit ouvertement avec les beaux-esprits de l'hôtel de Rambouillet, et gagna contre eux la cause de certains vocables et de certains tours qu'une fausse délicatesse aurait voulu proscrire. Disons aussi que la modestie et l'aménité de ses moeurs tempéraient la rigueur et ajoutaient à l'autorité de ses décisions : on lui savait gré de ne se montrer ni régent ni pédant dans des controverses qui trop souvent avaient eu pour effet de fausser le jugement et d'aigrir le caractère des plus honnêtes gens de l'époque.

Ceux qui considèrent la grammaire comme une science plutôt que comme un art hésiteront peut-être à classer Vaugelas parmi les grammairiens de premier ordre. Il ne remonte pas à la raison des choses : c'est plutôt un empirique qu'un théoricien ; à cet égard il est loin des savants de Port-Royal et des. philosophes du dix-huitième siècle. D'autre part, il est trop étranger aux origines de la formation du français ; défaut qui lui est commun avec ses contemporains et ses successeurs immédiats, puisque la grammaire historique était encore à naître. Enfin l'esprit sévère et un peu exclusif de sa méthode l'a entraîné à des erreurs et à des préventions dont les effets sont encore aujourd'hui sensibles et regrettables. Mais, malgré tout cela, l'influence de Vaugelas a été durable, et elle méritait de l'être. Il est venu en son temps, et ses efforts ont tendu et touché au but où marchait l'esprit français mis en possession de lui-même, à la pureté, à la justesse, à l'unité de la langue.

Pour achever d'apprécier son oeuvre, transcrivons ici la conclusion d'une étude qu'un maître consciencieux, E. Moncourt, lui a consacrée. « Vaugelas, répétons-le, n'a pas prétendu faire une oeuvre définitive : il n'a posé aucune barrière capable de gêner la légitime expansion de la langue française, il a réservé à l'avenir ses droits intacts. Ce sont les grands écrivains qui donnent la mesure de la force et de la richesse d'une langue ; mais quel avantage pour eux, lorsqu'ils n'ont pas en même temps le souci de la former, lorsqu'ils la trouvent régulièrement constituée, et qu'il ne leur tombe sous la main que d'excellents.

matériaux! Précieux pour le génie même, ce secours est nécessaire à la médiocrité, qu'il parvient à rendre supportable. C'est par là qu'au dix-septième siècle des écrivains de troisième ou quatrième ordre se font lire, sinon avec un vif intérêt, du moins sans fatigue. Us parlent une langue claire et naturelle, leur style est sain. Au contraire, aux époques de formation et de décadence, il est incontestable que la nature fait naître, comme en tous temps, des esprits vigoureux: ce qui les empêche d'atteindre à la perfection, c'est que la langue leur fait défaut : ou elle est encore incertaine et bégayante, ou elle s'altère et se déconcerte. Elle condamne ceux qui l'emploient à rester pour l'ordinaire, suivant le mot de Villemain, d'éloquents barbares. De nos jours, on parait sentir la nécessité de se remettre sous une forte discipline : de toutes parts, on s'efforce de revenir aux anciennes formes de notre langue classique ; on l'étudie avec un redoublement de zèle, on se livre à des recherches à la fois profondes et minutieuses sur les maîtres de notre littérature ; on travaille à dresser un inventaire de toutes leurs richesses, pour les reconquérir sur la désuétude qui les a laissé perdre ou sur l’abus qui les a dénaturées. Il s'agit de faire sur les meilleurs écrivains français, depuis Corneille et Descartes, le travail que Vaugelas a fait sur les meilleurs jusqu'à Descartes et Corneille. Trouvera-t-on. pour se diriger dans cette tâche immense, une méthode plus juste et plus sûre que celle qu'il a suivie? »

A consulter : E. MONCOURT, Méthode grammaticale de Vaugelas ; MORERI, Dictionnaire historique ; PELISSON, Histoire de l'Académie française ; SAINTE-BEUVE, Nouveaux lundis, t. VI ; FRANCIS WEY, Révolution du langage en France, ch. XVI.

Charles Lebaigue