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Vallange

Le nom de M. de Vallange ne se trouve dans aucun dictionnaire biographique ; aussi sommes-nous réduits, sur sa personne, aux quelques renseignements que nous fournissent ses propres écrits. Dans un ouvrage publié en 1736, il nous apprend qu'il y a cinquante ans qu'il travaille à ses méthodes d'éducation ; on peut donc placer sa naissance vers 1660. Dans la préface d'un autre livre (1732), il dit qu'il a passé huit années à la cour en qualité de gouverneur d'un jeune seigneur. Quérard ne mentionne qu'un seul ouvrage de M. de Vallange, L'Art d'élever les jeunes princes dès le berceau, Paris, 1732 ; il en existe néanmoins un assez grand nombre ; la Bibliothèque nationale en possède huit.

M. de Vallange paraît avoir débuté comme écrivain pédagogique, vers 1719, par la publication d'un Plan général, que nous n'avons pas retrouvé, et dans lequel il donnait un aperçu de l'ensemble de ses projets de réforme, où beaucoup d'idées justes et saines, comme nous le verrons, se mêlent à des conceptions chimériques.

Vint ensuite un volume intitulé Nouveau système ou nouveau plan d'une grammaire française, précédé du plan de la méthode qui enségne à lire poliment et en peu de temps, Paris, 1719, in-12. Ce volume comprend deux parties. La première est l'Ortholexie, ou méthode qui enségne à lire par règles et par principes. L'auteur traite successivement de l'alphabet, puis des syllabes, puis de la lecture française (comme ses contemporains, il veut que le commençant débute par la lecture latine, qu'il trouve plus facile et plus régulière). C'est là qu'il propose cet « alphabet hiéroglifique pour faciliter la lecture aux enfans et aux personnes avancées en âge », mentionné à l'article Lecture, p. 999, et qui a été ensuite reproduit et perfectionné par de si nombreux imitateurs. Voici le passage dans lequel M. de Vallange expose «on procédé « hiéroglifique » :

« Dans mes méditations grammaticales, je me suis aperçu que les caractères des lettres étoient bien abstraits pour des enfans, parce que ces signes ne représentent rien de sensible. Je me suis donc avisé de faire des figures hiéroglifiques pour aider les enfans à retenir les noms des lettres et en voir les usages. Voici ce qui m'est venu dans l'esprit. J'ai vu qu'en représentant une alouette, l'enfant seroit ravi de voir ce petit animal. Je dis à cet enfant que ce petit oiseau s'appelle alouette. Cet oiseau en forme d'image lui a fait trop de plaisir pour oublier ce nom. Sur la tête de cet oiseau est un a. Je dis à mon disciple que cette figure s'appelle un a, et que pour s'en souvenir il n'a qu'à nommer le nom de son oiseau, dont le premier son étoit le nom de la lettre qu'il falloit nommer. Je lui remets ensuite une irondelle, sur la tête de laquelle se trouve un i. : voilà notre jeune écolier en possession de deux lettres. Je lui donne toutes les lettres les unes après les autres, en lui faisant toujours répéter les lettres précédentes. Chaque lettre a son hiéroglife particulier, que l'écolier arrange sur de petites tablettes en forme de gradins sur son petit bureau. »

La seconde partie du volume comprend le Nouveau plan et nouveau système d'une grammaire française. Ce traité grammatical n'offre rien de remarquable, que le fait même d'avoir songé à enseigner le français au moyen de la grammaire. « Si l'on avoit soin, dit l'auteur, d'enségner le françois par règles et par principes aux enfans, les jeunes gens auroient le plaisir de parler hardiment et avec grâce. Nous voyons bien des gens qui parlent français dans la perfection, comme la plupart des dames de la cour, qui orthographient pitoyablement, parce qu'elles ne sçavent pas la langue par principes. Une autre utilité qu'on pourroit retirer de cette connoissance est que c'est un moyen très propre pour apprendre le latin et les autres langues : selon mon système d'études je fais apprendre la langue françoise par règles, avant que de loucher au latin. Quiconque suivra cette route arrivera une fois plutôt au latin, que celui qui commencera par le latin ; en allant du françois au latin, je vais du connu à l'inconnu. »

La même année parut un autre livre intitulé Système ou plan d'une nouvelle méthode pour apprendre facilement et en peu de temps la langue latine, sans le secours d'aucun maître, avec des projets d'établissemens propres à la jeunesse. L'auteur critique le Despautère, le Jardin des racines latines de Port-Royal ; mais sa propre méthode, dont le trait essentiel consiste à placer les conjugaisons avant les déclinaisons, et à dissimuler autant que possible l'aridité des études grammaticales par des exercices variés, laisserait aussi beaucoup à désirer. La seconde moitié du volume est consacrée à la description d'établissements d'éducation que M. de Vallange propose de créer, et qu'il appelle « salles académiques » ; l'instruction y serait donnée par des institutrices appelées « académiciennes ». L'auteur a exposé ce projet avec plus de détails dans une série de petits traités publiés quelques années plus tard, et dont nous allons parler.

Ces traités, au nombre de six, sont, à la Bibliothèque nationale, reliés en un seul volume formant le tome Ier des oeuvres de M. de Vallange. Le premier en date paraît être celui qui se trouve à la fin du volume, sans titre ; c'est, croyons-nous, la première partie de L'Art d'élever la jeunesse selon le système de M. de Vallange. L'auteur s'y adresse aux dames, et leur montre l'avantage qu'offrirait son projet de confier l'instruction de la jeunesse à des « académiciennes » ; outre ces institutrices adultes, il propose de constituer deux « ordres » de jeunes filles et de jeunes garçons, les « muses académiques » et les « commilitons», qui enseigneraient les premiers éléments aux plus jeunes élèves.

Le second traité (placé en tête du volume) est intitulé L'Art d'enségner le latin aux petits enfans en les divertissant et sans qu'ils s'en aperçoivent ; dépendance de l'Art d'élever la jeunesse selon la différence des âges, du sexe et des conditions, par M. de Vallange ; Paris, 1730, 76 pages. Le privilège indique que ce traité et plusieurs autres étaient composés depuis longtemps, car il porte la date du 27 octobre 1720 ; il est signé de Fontenelle, qui déclare avoir lu « différens traités de M. de Vallange sur les sciences, sur les arts, sur les langues, et sur les exercices du corps». L'auteur se propose surtout de «cacher l'étude du latin » aux enfants, de le leur faire apprendre sans qu'ils s'en doutent. Pour cela, on a recours à d'autres enseignements qui, à l'insu des élèves, leur donnent indirectement la connaissance de la langue latine : ce seront « la belle prononciation françoise, la belle prononciation du latin (qui faisait alors partie de l'enseignement ordinaire de la lecture), la lecture françoise, la lecture latine, l'écriture, l'orthographe, » etc. Mais M. de Vallange n'expose pas le détail de ses méthodes, il renvoie pour cela à d'autres ouvrages qui devront paraître ultérieurement : ce traité et tous ceux qu'il a publiés ne sont guère que des prospectus. Il annonce, entre autres choses, qu'il a trouvé « le moyen d'enségner à écrire aux enfans sans user ny plume, ny encre, ny papier», c'est-à-dire sur du sable. Il parle aussi d'une « grammaire latine en jeu de cartes, propre à divertir les enfans ».

Le titre du troisième traité est Jeux et divertissemens propres à enségner le latin aux enfans en les divertissant, Paris, 1730, 120 pages. On y trouve des inventions qui devaient être reprises en Allemagne par Basedow, et chez nous, plus tard, par l'abbé Gaultier. L'auteur propose entre autres « le jeu des solécismes et des barbarismes » ; il annonce qu'il a inventé une grammaire latine digitale, qui s'apprend « en badinant sur les doigts », et une grammaire latine musicale, « qui enségne le latin en chantant» ; il indique le parti qu'on peut tirer des images, de l'imprimerie, des poupées ; il se servira aussi de « bouquets grammaticaux », de « gants grammaticaux », de «bracelets grammaticaux», d'un « évantail grammatical», d'un « four grammatical ». Au sujet de cette dernière invention, il s'exprime en ces termes : « Voici les plus gracieux joujoux que l'on puisse présenter aux enfans ; je les ai appelés des jouets consomtiblee, parce que ce sont des choses qui se consomment en s'en servant. Ces jouets sont des petits pains, des gâteaux, des pains d'épice, des tartes, des tartelettes, des gimblettes, des biscuits, des macarons., enfin chaque sorte de pâtisseries et de chatteries. Un four grammatical prendra la place de Jean Despautère et de la méthode de Port-Royal. Si l'on agrée la méthode que je propose, la Méthode de Port-Royal et Despautère serviront pour allumer le feu du four ; on y pourra joindre les fouets et les ferules dont on se sert dans les collèges et dans les écoles ordinaires. »

Dans le quatrième traité, L'éducation des enfans rendue utile aux souverains, au public et aux parens, deuxième partie de l'Art d'élever la jeunesse selon le système de M. de Vallange (Paris, 1732, 72 pages), l'auteur émet des idées qui rappellent celles de Fourier. Il croit possible de faire apprendre aux enfants, en se jouant, et en leur donnant pour maîtres des enfants un peu plus âgés qu'eux, « muses académiques » et « commilitons», tous les arts, toutes les, industries ; le travail des enfants non seulement couvrirait les frais de leur entretien, mais serait avantageux à l'Etat ; le roi pourrait, par exemple, faire creuser des canaux sans bourse délier.

L'auteur applique son système à l'éducation des princes dans le cinquième traité intitulé L'Art d'élever tes jeunes princes dès le berceau selon les principes de la physique, de la morale, de la politique et de la religion (Paris, 1732, 96 pages). Il s'étend avec complaisance sur les deux « ordres de chevalerie royale » qu'il voudrait voir créer, et dont il se promet les plus brillants résultats, celui des « muses académiques » et celui des «commilitons académiques ». « Ce sont, dit-il en parlant des muses académiques, de jeunes demoiselles depuis l'âge de sept ou huit ans jusqu'à l'âge de dix ou douze. Ces Muses, selon mon système, apprendront toutes les langues, toutes les sciences, toutes les histoires et tous les exercices du corps pour les enségner aux jeunes princes dès le berceau, et pour les enségner dans les Académies royales dont nous parlerons dans la suite. C'est entre les mains de ces jeunes demoiselles que mes méthodes feront merveille, tout ce que j'ai composé est à leur portée. Quand on verra les utilités que l'on peut tirer de cette jeune milice, l'on n'aura pas de peine à se persuader que cet ordre de chevalerie peut être tout au moins aussi utile que pas un ordre de religieuses. » Les commilitons académiques sont « de jeunes garçons depuis l'âge de huit ans jusqu'à douze, destinés à enségner les langues, les sciences, les arts et les exercices du corps aux enfans, et particulièrement aux jeunes princes, quand ils sortent des mains des Muses académiques ». Il y aurait, en outre, des surintendantes des études des jeunes princes et des Académies : « c'est un très grand moyen de procurer des établissements honnêtes aux filles de qualité, et aux filles de famille, aussi bien qu'aux veuves. »

Le dernier traité, enfin, explique l'organisation des établissements d'éducation à fonder ; en voici le titre: Académies royales instructives, dans lesquelles on propose d'élever les enfans des deux sexes à la décharge de leurs parens ; suite de l'Art d'élever la jeunesse selon le système de M. de Vallange ; Paris, 1735, 94 pages. En tête se trouvent trois épîtres dédicatoires, au roi, à la reine, et au cardinal de Fleury. Les établissements proposés sont de diverses catégories. D'abord viennent les domaines académiques : ce sont des maisons agricoles, pourvues de terres cultivables, où les enfants pourraient être élevés sans qu'il en coûtât rien aux parents: «un seul arpent de terre, cultivé à ma façon, produira plus que trois cultivés à la manière ordinaire ; les enfans de trois ou quatre ans seront employés utilement et agréablement aux opérations de l'agriculture : tout doit s'y passer en joie et en divertissemens ». En première ligne, on placerait dans ces «domaines académiques » les enfants des soldats et matelots morts au service du roi ; mais d'autres domaines seraient réservés aux enfants des deux sexes des diverses classes de la société ; il y en aurait de trois degrés : « un pour les enfans de qualité ; le second pour les enfans des notables bourgeois ; le troisième pour les enfans du menu peuple». D'autres établissements, les laboratoires instructifs, permettraient aux enfants des artisans, de l'un et l'autre sexe, d'apprendre les arts libéraux et mécaniques. Les académies royales instructives proprement dites seraient placées dans les villes ; les élèves y formeraient trois sections, enfants à la mamelle, enfants sevrés, enfants plus âgés ; à chacune de ces sections correspondrait l'un des trois ordres de chevalerie enseignante, académiciennes, muses académiques, et commilitons. Au-dessus viendraient les académies d'arts ingénieux, dirigées par des hommes, pour les enfants de famille (c'est-à-dire de la bourgeoisie aisée) au sortir des académies précédentes ; et les académies perfectives, pour l'apprentissage d'un état : académies sacerdotales, de jurisprudence, militaires, de médecine, etc. Les filles auraient des établissements séparés, dans le même genre. Les enfants de qualité (c'est-à-dire de la noblesse) feraient leurs études à part, dans des établissements décorés du nom d'hôtels royaux académiques.

James Guillaume