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Toepffer

Rodolphe Toepffer, né à Genève en 1799, mort dans la même ville en 1846, fils d'un peintre de mérite, eût été peintre lui-même si une affection de la vue ne l'eût empêché de suivre sa vocation jusqu'au bout. Une année de séjour et de libres études à Paris (1819) ne fut pas inutile au développement de son esprit. De retour de Genève, il se consacra pour toute sa vie à l'instruction de la jeunesse. Il est à la fois instituteur privé, comme sous-maître d'abord, puis comme directeur d'un pensionnat célèbre ; instituteur public, lorsqu'il professe les belles-lettres (à partir de 1833) à l'Académie de sa ville natale. Enfin, il est écrivain, et, par ses récits pleins de verve humoristique et de sentiment, se fait une place originale à côté de Sterne et de Xavier de Maistre. Ses principaux ouvrages littéraires sont : Les Nouvelles genevoises, entre lesquelles se remarque surtout la Bibliothèque de mon oncle ; le Presbytère, dont la donnée et le début procèdent de Paul et Virginie, mais dont le développement et le dénouement, dégagés de toute imitation, forment une des pages les plus touchantes et les plus pures du roman moderne ; Rosa et Gertrude ; les Voyages en zigzag, excursions de Toepffer et de son pensionnat à travers la Suisse ; enfin les Menus propos d'un peintre genevois, promenade charmante dans le pays des beauxarts, faite par les chemins de traverse, mais avec Platon pour guide, et menée à bonne tin (moins le dernier livre qui manque) avec une verve soutenue et une élévation de pensée toujours croissante.

Toepffer, aussi bon dessinateur qu'habile écrivain, a lui-même illustré ses Voyage en zigzag. Il a, de plus, composé sept ou huit albums qui sont de véritables histoires « en estampes ». Son Essai de physiognomonie (1845) contient toute une théorie sur le sujet. Les histoires ou albums de MM. Crépin, Jabot, Cryptogame, Vieux-Bois, Pencil, le Docteur Festus et Albert sont des satires de moeurs tantôt piquantes, tantôt forcées ; le mérite en est inégal.

Mais il y a dans Toepffer autre chose qu'un conteur spirituel ou touchant, qu'un dessinateur plein de malice. Il y a un homme qui possède le sens exquis des choses de l'éducation, qui volontiers s'en entretient, et qui, çà et là, sans avoir l'air d'y penser, développe sa théorie de l'institution des enfants.

Cette veine est surtout sensible dans la Bibliothèque de mon oncle et dans le Presbytère. Jules, le héros de la Bibliothèque de mon oncle, est un adolescent qui vient d'entrer dans la crise de la quinzième année. Ce n'est pas autre chose que le Chérubin de Beaumarchais, mais un Chérubin qui a gardé les vertus de son pays natal : son désir est candide, sa curiosité pudique et toute de sentiment ; rien des témérités du page d'Almaviva. Toepffer le respecte, veut le garder pur et pour cela le marie. Le mariage est l'idéal qu'il présente dès l'abord à la jeunesse. Ce moraliste professe pour la femme un respect tendre et chevaleresque : jamais il n'en médit. Il la définit « une créature toute pure et toute aimable, un charmant assemblage de grâce et de faiblesse, un être céleste auquel l'homme attache son espérance et sa vie ».

Dans M. Ratin, le maître de Jules, Toepffer a immolé une méthode d'éducation compressive, qui, par peur du sentiment, laisse dormir, sans en tirer parti, les plus précieuses, les plus nobles facultés de la jeunesse. Méthode abhorrée de Toepffer : « elle enflamme plus qu'elle ne tempère, elle donne des préjugés plus que des principes », elle laisse s'étioler le caractère « à l'ombre d'une direction qui se croit habile parce qu'elle est poltronne, et sage parce qu'elle n'affronte rien ». Ces lignes suffiraient à ranger l'auteur genevois parmi les disciples de Montaigne.

Le Presbytère est l'histoire morale, et l'on peut ajouter intellectuelle, de deux jeunes gens, Charles et Louise. Les lettres de Charles, quand il étudie à l'Académie de Genève, contiennent une peinture très vivante et très fine des impressions d'un étudiant de première année, sur la poésie ancienne, Homère, les Tragiques, etc. Il y a une scène d'examens qui est du meilleur comique. Louise est le type de la jeune fille qui s'intéresse à tout dans celui qu'elle aime, à ses études aussi, mais sans s'y livrer elle-même. Elle a cette « pudeur sur la science » que recommandent Molière et Fénelon. « J'aime beaucoup à m'instruire, Charles, et la seule chose qui m'empêche d'apprendre, c'est la crainte de savoir. » Son guide et son conseiller en toute chose, M. Prévère (une belle figure de pasteur protestant), la confirme dans cette timidité native : en matière d'instruction féminine, il est pour la voie étroite et le programme restreint. Louise se soumet, mais il en coûte à sa vive nature : « Que vous êtes heureux ! on vous apprend tout, on promène votre esprit sur mille connaissances, et nous? nous, Charles? rien, nous sommes négligées, indignes sans doute de nous abreuver à ces sources. Ce qui me fâche, c'est que M. Prévère trouve cela bien. Il m'a expliqué que cela était pour le mieux. » Toepffer ne reproduit pas ces explications de M. Prévère : on aurait plaisir à les combattre, avec Fénelon et Molière pour alliés.

Toepffer ne veut pas de l'éducation compressive, il ne veut pas davantage de l'élude immobile et prisonnière. Ses Voyages en zigzag procèdent de cette idée, bien à la Montaigne, qu'après avoir travaillé, il faut « voir du monde, prendre l'air, flâner, digérer ce qu'on apprend, observer, lier la science à la vie ». Ses excursions de vacances ne sont que de la pédagogie pratique, de l'éducation en plein air. Il fait voyager ses élèves pour les rendre observateurs et attentifs, pour qu'ils aient occasion de « faire acte de force et de volonté », pour apprendre, mieux qu'au logis, le prix du dévouement, des soins affectueux et réciproques ; il souhaite même parmi eux la présence d'une dame, oui, « une dame voyageuse dont les forces, les goûts et l'humeur soient à l'unisson de ceux de la troupe, qui soit l'amie des bien portants, la mère des éclopés, et autour de qui tant de jeunes touristes exposés à tomber dans l'état sauvage trouvent une occasion aux prévenances aimables, aux égards délicats qui font l'ornement et le charme de la vie civilisée ».

Il développe en eux l'amour de la nature, leur indique discrètement le sens religieux de la création, leur fait pratiquer les hommes, le peuple, surtout le peuple des champs, avec ses vertus simples et résignées, son langage expressif si propre à rendre les naïfs sentiments. Enfin il entreprend leur éducation artistique et dirige leurs premiers tâtonnements dans l'art du dessinateur où il est maître. Ne voir que le côté amusant d'un livre où chaque page porte la marque de l'éducateur, c'est proprement lâcher la proie pour l'ombre.

Il y a aussi dans Toepffer une veine de critique très prononcée. Ses jugements sur les principaux écrivains de l'antiquité et des temps modernes ont cette saveur originale dont tous ses écrits sont imprégnés. Ils sont en général d'une justesse piquante et fine. Il faut pourtant faire une réserve pour ce qui concerne les écrivains romantiques. Toepffer assiste à la grande révolution littéraire du dix-neuvième siècle sans s'y associer. Les noms de Hugo, de Lamartine, de George Sand provoquent sous sa plume des jugements peu justes parce qu'ils sont incomplets. Leurs défauts lui masquent leurs éminentes qualités. Que resterait-il de Corneille à ce compte? Publiciste, et publiciste dont la plume est des plus acérées, Toepffer est demeuré l'homme de la tradition et se défie du progrès. Que dis-je ? Il l'immole dans une boutade plus spirituelle que juste : « Le progrès et le choléra, le choléra et le progrès, deux fléaux inconnus des anciens ».

Dans une étude sur Toepffer (Hachette, 1886), M, l'abbé Relave a publié quelques fragments, les uns inédits, d'autres peu connus, qui accentuent ce trait de sa physionomie.

Toepffer n'en reste pas moins un des amis les plus sincères de la jeunesse, un de ses guides les plus pré cieux. L'idéal qu'il lui propose est digne d'elle et de lui.

Hippolyte Durand