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Tillier (Claude)

Il n'est plus besoin de protester contre l'injustice sous laquelle le souvenir de Claude Tillier semblait, naguère encore, avoir sombré pour toujours. Le nom de ce véritable écrivain qui, en un temps où une frénésie d'enrichissement rapide semblait s'être emparée de tous, se fit le serment de rester pauvre, indépendant et probe, n'est plus ignoré de personne aujourd'hui.

Avant de se faire écrivain, Tillier avait été instituteur à Clamecy, sa ville natale. C'est en 1828 ou 1829 qu'il ouvrit son école primaire ; il avait alors (étant né le 11 avril 1801) vingt sept ou vingt-huit ans. Le 30 novembre 1830, il fut nommé directeur de l'école mutuelle créée par la municipalité, mais cette école ne commença de fonctionner qu'un an plus tard. Dans l'intervalle, Tillier avait pris position, avec sa netteté coutumière, contre le tout-puissant député de l'arrondissement, Dupin aîné, et avait ainsi soulevé contre lui d'ardentes inimitiés. Aussi fut-il en butte, dès le premier jour de son entrée en fonctions, aux vexations du comité local d'instruction primaire, et, après un an de « lâches et ignobles oppressions », dut-il démissionner et reprendre sa férule d'instituteur privé. Mais il ne put trouver le repos : « c'était l'eau et le feu » que voulaient lui ôter ses adversaires ; « au bout de deux ou trois ans, dit-il, mon école se trouva réduite à rien, tarie comme un tonneau qui s'en va on ne sait par où ». Et tout cela « pour avoir attaqué M. Dupin ».

Ce ne fut cependant qu'en 1841 que Tillier prit le parti de fermer son école et de se vouer au journalisme. Il alla à Nevers diriger l'Association, organe radical qui réclamait le suffrage universel. L'Association succomba deux ans plus tard aux suites d'un procès de presse. Alors Tillier s'institua pamphlétaire. Il mourut à la peine le 12 octobre 1844.

De la pratique scolaire de Tillier, nous savons peu de chose ; elle dut s'inspirer, en partie au moins, des vues pédagogiques qui se font jour dans ses écrits. Il attachait aux questions d'enseignement une importance considérable, et dès son arrivée à l'Association il leur consacra toute une série d'articles. Plus tard, dans ses pamphlets, il revint sur elles avec insistance. Il croyait à la vertu de l'éducation. Telle éducation, tel peuple. Par là doit commencer la réforme sociale ; il faut que l'éducation devienne la « première de nos institutions ». Il faut aussi que l'éducateur cesse d'être méprisé et laissé dans la misère.

L'éducateur, Tillier lui assigne la tâche la plus haute, celle d'entretenir dans les coeurs « cette flamme sacrée qui fait l'âme du citoyen ». A l'éducation napoléonienne, conçue dans un pur intérêt dynastique, il oppose le principe d'une « éducation nationale » dispensée dans l'intérêt de la patrie et de la liberté. Le professeur, l'instituteur enseigneront « les commandements de la nation française », et cet enseignement devra être dirigé de manière à « pousser tous les hommes vers le même but ». Il faudra donc que les programmes et les manuels soient, de la part de l'autorité publique, l'objet des soins les plus minutieux. Tillier se refuse, à l'encontre de beaucoup de républicains, à destituer qui que ce soit, fût-ce même le clergé, du droit d'enseigner. Mais s'il se prononce pour la liberté scolaire, il entend qu'elle soit réglée par le législateur et contrôlée par l'administration. C'est ainsi que programmes, méthodes et manuels devront être partout les mêmes. Tous les éducateurs, qu'ils soient laïques ou non, seront les exécuteurs de la même pensée nationale, les collaborateurs de la même oeuvre civique.

S'il ne concevait pas la possibilité, dans une démocratie, d'exclure de l'enseignement les gens d'Eglise, Tillier n'en tenait pas moins très fort à la laïcité : ne dit-il pas quelque part que la religion, ne pouvant pas être démontrée ni prouvée, devrait être bannie des écoles? — Les méthodes pédagogiques en vigueur de son temps trouvent en lui un censeur averti. L'éducation secondaire, « usée par un usage de huit siècles », est « insignifiante » ; elle est « ampoulée, pédante, bavarde ». L'éducation primaire n'est qu'à peine organisée ; et les écoles primaires supérieures, qui régénèreraient le pays en lui donnant « des ouvriers actifs et laborieux, des chefs d'atelier habiles, des agriculteurs intelligents, des marchands capables », ces écoles qu'il faudrait substituer systématiquement aux collèges, sont inexistantes. D'autre part, par avarice budgétaire, les communes s'obstinent à délaisser l'enseignement simultané pour n'employer que l'enseignement mutuel, cette « lourde et paresseuse machine » qu'a condamnée l'expérience. Enfin les méthodes en usage dans les écoles ont le défaut capital de toujours subordonner l'intelligence à la mémoire, ce qui fait que l'enfant retient les mots « pour laisser de côté les choses ». Tillier veut, au rebours, que ce soient les choses qu'on enseigne, et non pas les mots. « Il faut faire en sorte, dit-il, que les enfants devinent eux-mêmes ce qu'on veut leur faire comprendre plutôt que de le leur démontrer. » C'est là une maxime dont la pédagogie moderne a reconnu l'excellence.

Non moins excellente est la brève profession de foi que Tillier met dans la bouche d'un personnage de ses romans, le maître d'école Guillerand : « Le maître l'a dit est la plus sotte parole qui puisse sortir de la bouche d'un homme. Je laisse à mes élèves toute liberté de pensée ; je leur dis : Regardez avec vos yeux, écoutez avec vos oreilles, jugez avec votre esprit ; et c'est ainsi, monsieur Belle-Plante, qu'on fait des hommes. » Mais il semble que nous soyons ici fort loin de ce projet d'éducation nationale décrétée et appliquée autoritairement dont il était question tout à l'heure. Il y avait deux hommes en Tillier, comme en la plupart des républicains de son temps, l'autoritaire et l'homme de liberté. Nous préférons l'homme de liberté.

Amédée Dunois