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Synthétique (méthode)

On parle beaucoup de la méthode synthétique : on en parle trop. Cette grande et prétentieuse expression est passée du langage des sciences et de la philosophie dans le langage de la pédagogie ; pas toujours très claire chez les philosophes, elle l'est encore moins chez les pédagogues.

La difficulté vient de ce que les savants eux-mêmes ont pris le mot synthèse dans des sens très différents. A. Bain le reconnaît dans sa Logique : « Il est difficile, dit-il, d'exprimer exactement l'idée commune contenue dans ces deux termes corrélatifs, analyse et synthèse, en raison des significations si diverses de ces deux mots. L'analyse chimique, l'analyse mathématique, l'analyse logique, et les diverses formes de synthèse correspondantes, se ressemblent sur certains points, en même temps qu'elles diffèrent sur d'autres. »

A vrai dire, l'analyse et la synthèse n'ont un sens très clair qu'en chimie, où elles représentent les deux procédés contraires de la décomposition et de la recomposition des corps. Mais dans les sciences physiques elles-mêmes on a élargi la signification de ces deux termes : analyse est devenu synonyme d'induction, et par une transition naturelle on a pris l'habitude de désigner la déduction sous le nom de synthèse. D'autre part, dans les sciences mathématiques, en géométrie notamment, les deux expressions ont encore un sens nouveau. « Il y a deux sortes de méthodes, disait la Logique de Port-Royal : l'une pour découvrir la vérité, qu'on appelle analyse ou méthode de résolution, et qu'on peut appeler aussi méthode d'invention ; et l'autre, pour la faire entendre aux autres quand on l'a trouvée, qu'on appelle synthèse ou méthode de composition, et qu'on peut appeler aussi méthode de doctrine. » Dans ce cas spécial, l'analyse, qui était tout à l'heure considérée par les physiciens comme une méthode d'induction, n'est pas autre chose qu'une forme particulière de la déduction, puisque la géométrie ne peut par essence employer que des procédés déductifs.

C'est ainsi que d'analogie en analogie, et appliquées de force à des sciences dont l'objet est très différent, dont les méthodes sont même contraires, les expressions analyse et synthèse ont été détournées de leur sens primitif et normal.

Aussi les esprits les plus précis et les plus nets échouent-ils dans leurs efforts pour définir exactement la signification de l'analyse et de la synthèse. Littré, par exemple, nous dit dans son Dictionnaire : « La méthode analytique ou de décomposition part de faits actuels et cherche à en dégager les éléments : on l'appelle aussi méthode de découverte. La méthode synthétique au contraire est celle qui, après avoir reconnu un grand nombre de vérités, les réunit toutes sous un principe général, et en forme ainsi une synthèse ; on l'appelle aussi méthode de doctrine, parce que, quand on enseigne une science, on part ordinairement de principes généraux pour en déduire les conséquences. » Il est impossible de ne pas remarquer que la dernière partie de la définition de Littré est contradictoire : en effet, déduire les conséquences d'un principe général — ce qui serait d'après lui la caractéristique de la méthode de doctrine — n'est nullement la même chose que ramener à un principe général un grand nombre de vérités, ce qui serait d'après lui encore l'essence de la méthode synthétique. Dans le premier cas, on a affaire à une véritable déduction, dans le second on a plutôt recours à une opération inductive.

Les pédagogues ne sont pas plus heureux dans leurs définitions que les philologues ou les philosophes. Ce qui suffirait à prouver qu'on a eu tort d'introduire dans le langage de la pédagogie le mot « synthèse», c'est que les différents auteurs qui en usent ne parviennent pas à s'entendre sur le sens qu'il convient de lui donner : ce que les uns appellent synthèse, d'autres l'appellent analyse, et inversement.

Ainsi, pour la plupart des pédagogues, la synthèse est synonyme de déduction, de démonstration, d'exposition didactique, tandis que la méthode analytique équivaut à l'induction, à l'invention, à la recherche expérimentale. Mais ce sens n'est pourtant pas universellement admis. Les pédagogues suisses, par exemple, vont au rebours de l'usage général, dans la signification qu'ils attribuent à la forme ou à la méthode synthétique. C'est ainsi qu'Alexandre Daguet écrit ce qui suit : « La forme qui convient le mieux à un livre élémentaire, c'est la forme synthétique ou progressive, c'est à-dire qui va du particulier au général. La forme analytique, qui va du général au particulier et débute par la définition, peut être suivie dans les ouvrages que l'on emploie dans le cours supérieur. » De même l'abbé Horner, l'auteur du Guide pratique de l'instituteur, déclare que « la démonstration a pour synonyme la déduction et l'analyse ; que la voie inventive se confond souvent avec l'induction, la synthèse et l'heuristique ».

Si, par contre, nous consultons des pédagogues français, nous constaterons qu'ils entendent tout autrement l'analyse et la synthèse. Ainsi, dans le Cours de pédagogie de Charbonneau, qui est resté si longtemps classique dans notre pays, il est dit que « la méthode démonstrative est aussi nommée synthétique, tandis que l'inventive est appelée analytique ».

L'usage le plus général est évidemment conforme à cette dernière opinion. Mais à supposer même que l'on pût régulariser cet usage et en finir avec les hésitations et les contradictions que nous venons de signaler, il n'en resterait pas moins certain que les mots synthèse et analyse sont tout au moins inutiles, puisqu'ils font double emploi dans le vocabulaire des méthodes pédagogiques, l'analyse n'étant qu'un autre mot pour désigner la méthode inductive, et la synthèse un simple synonyme de la méthode de déduction et de démonstration. De sorte que nous arrivons à cette conclusion : ou bien analyse et synthèse sont employés dans un sens confus, et il faut les proscrire, parce qu'ils embrouillent un sujet qui est par lui-même assez simple ; ou bien ils ont acquis enfin un sens précis, invariable, et dans ce cas il faudrait les éliminer encore, puisqu'ils signifieraient la même chose que l'induction et la déduction.

La même confusion persiste d'ailleurs lorsque, sortant des généralités, les pédagogues appliquent les mots synthèse et analyse, non plus à la direction générale de l'enseignement, mais aux procédés particuliers que réclame telle ou telle partie des études scolaires.

C'est ainsi qu'on emploie volontiers les expressions de méthode synthétique et de méthode analytique pour désigner des systèmes différents de lecture, et à vrai dire la nature de l'objet à étudier justifierait ici plus qu'ailleurs l'usage de ces locutions.

Le mot en effet est un composé, comme les corps qu'analyse la chimie : il est formé d'éléments, qui sont les lettres. De sorte qu'il est permis d'appeler analyse, par analogie avec les méthodes chimiques, la méthode qui consiste à présenter d'abord à l'enfant le tout, le mot entier, pour qu'il en décompose les éléments ; et aussi d'appeler synthèse le procédé inverse qui fait d'abord étudier les lettres séparément, isolément, pour qu'ensuite le commençant forme avec ces éléments les syllabes et recompose les mots.

Mais les mots synthèse et analyse répugnent si décidément à un emploi intelligible et net que les pédagogues les plus compétents se contredisent dans l'usage qu'ils en font. D'une part, M. Horner dira : « La méthode synthétique consiste à partir des premiers éléments des mots pour arriver aux syllabes ; des syllabes on passe aux mots, des mots aux phrases. La méthode analytique, au contraire, fait d'abord lire le mot rose en entier, puis par syllabes, rose, d'où elle descend aux premiers éléments, c'est-à-dire aux lettres ». (C'est dans ce sens que les termes analytique et synthétique ont été employés par l'auteur de l'article Lecture de ce Dictionnaire.) De cette distinction il résulte évidemment que la méthode synthétique de lecture correspond aux vieilles pratiques de nos écoles, tandis que la méthode analytique, très usitée ou du moins très préconisée en Allemagne et en Suisse, serait presque inconnue dans nos écoles françaises.

D'autre part, tel n'est pas l'avis d'un pédagogue autorisé, E. Brouard, qui prétend, à l'inverse, que les méthodes analytiques sont les anciennes méthodes, qui partaient des éléments ; des lettres, pour s'élever aux divers groupements qui constituent les syllabes et les mots. D'après lui, la méthode synthétique « ne décomposerait pas ou décomposerait Te moins possible ».

Assurément, s'il fallait choisir entre l'une ou l'autre de ces deux interprétations radicalement contraires de la méthode synthétique de lecture, c'est à l'abbé Horner que nous donnerions raison, et tort à Brouard. Mais peut-être serait-il plus sage de donner tort aux uns et aux autres, et de conclure, de cet emploi contradictoire d'un même terme pour exprimer deux choses opposées, que le mieux est de renoncer pour toujours, dans le langage pédagogique, aux grands mots d'analyse et de synthèse.

Gabriel Compayré