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Spencer (Herbert)

Le célèbre philosophe anglais (1820-1903) est surtout connu pour avoir exposé et défendu dans de nombreux ouvrages la théorie de l'évolution, grand système philosophique par lequel il prétendait expliquer tous les phénomènes de la nature, et qui, selon lui, permettrait de ramener à une loi unique, à une simple formule, tous les faits étudiés par les savants, aussi bien les faits physico-chimiques ou biologiques que les faits psychologiques ou sociologiques. Il a exposé ses idées pédagogiques dans un livre écrit presque au début de sa carrière : De l'éducation intellectuelle, morale et physique. C'est un recueil d'articles, que l'auteur a réunis en 1861 pour les publier en volume. Le premier chapitre : Quel savoir a le plus de prix ? avait paru en 1859 dans la Westminster Review ; le second, qui est le plus ancien : De l'éducation intellectuelle, en 1854, dans la North British Review ; le troisième et le quatrième, De l'éducation morale, De l'éducation physique, en 1858 et 1859, dans la Quarterty Review. Il a paru une traduction française de ce livre chez Germer Baillière, en 1878 ; la même traduction, revue et corrigée, édition populaire, chez le même éditeur ; enfin une traduction de M. Alexis Bertrand, chez Belin, Paris. On trouvera également des indications importantes sur les idées pédagogiques de l'auteur dans un certain nombre d'autres ouvrages : Introduction à la Science sociale, trad. française, 1875, notamment les chap. VIII et XII : les Préjugés de l'éducation ; Discipline ; lissais, trad. Burdeau, 1879, les articles suivants : le Progrès, l'Utile et le Beau, Trop de lois, etc. ; Problèmes de morale et de sociologie, trad. de M. Varigny, les chapitres intitulés : De la liberté à la servitude, les Américains, la Morale de Kant, la Morale et les sentiments moraux, etc. ; Les Bases de la morale évolutionniste, trad. française, Paris, 1880.

En face de l'éducation, telle qu'on l'entendait et la pratiquait au milieu du dix-neuvième siècle, Spencer prend une attitude résolument critique. Là, comme dans les autres branches de la science sociale, on ne réfléchit pas assez : on se laisse trop guider par les idées régnantes, dominer par les préjugés en cours, par les habitudes acquises : « Les hommes façonnent l'esprit de leurs enfants, comme ils habillent leur corps, suivant la mode ». Spencer est, en effet, avec le philosophe français Auguste Comte, l'un des premiers qui aient conçu l'idée d'appliquer à l'élude des phénomènes de la vie sociale les mêmes procédés et les mêmes méthodes qui ont remporté tant de succès dans les sciences de la nature ; l'un des premiers, il a défendu cette opinion, que les grands problèmes politiques ou sociaux ne pouvaient être discutés et à plus forte raison résolus sans de longues études préalables, sans une investigation patiente des documents, et sans une série de comparaisons et d'expériences analogues à celles qui servent à fonder la certitude dans la physique ou la biologie. C'est un des promoteurs et des plus brillants artisans de la sociologie scientifique. On comprend dès lors que sa première préoccupation en matière de pédagogie soit avant tout d'étudier, de discuter d'une manière méthodique, en vue de conclusions définies, la valeur comparative des différentes connaissances. Avant de disserter sur les méthodes, il faut d'abord « déterminer d'une façon à peu près rationnelle quelles sont les choses méritant réellement d'être apprises ». Et il ne s'agit pas ici de l'intérêt que chaque chose peut présenter en elle-même, — car à ce compte il n'est pas d'étude qui ne rapporte quelque fruit, — mais de l'utilité qu'elle peut présenter pour un homme réel, vivant au milieu des hommes de notre temps. « Nous ne devons pas oublier que nous avons peu de temps pour nous instruire : on doit donc tâcher de l'employer de la manière la plus avantageuse. » Le problème le plus important, c'est le choix à faire entre les différentes études qui se partagent notre attention. Pour que nous puissions trouver notre direction rationnelle, il faut d'abord examiner quelles sont les choses les plus importantes à connaître.

Le critère qui nous servira à distinguer les connaissances éducatives des autres sera celui de l'utilité ; mais de l'utilité entendue dans le sens le plus large et le plus général : « Comment vivre d'une vie complète ? Ceci étant la grande chose nécessaire qu'il nous importe d'apprendre, c'est aussi la grande chose que l'éducation doit enseigner. Nous préparer pour la vie complète, tel est le but de l'éducation ; et la seule manière rationnelle de juger un système d'éducation, c'est de savoir jusqu'à quel point il atteint ce but. »

Or, si nous recherchons quels sont les différents genres d'activité qui constituent la vie humaine, nous trouvons par ordre d'importance : 1° l'activité qui a pour objet direct la conservation de l'individu ; 2° celle qui, en pourvoyant aux besoins de son existence, contribue indirectement à sa conservation ; 3° l'activité qui a pour objet l'entretien et l'éducation de la famille ; 4° celle qui assure le maintien de l'ordre social et politique ; 5° l'activité de genre varié employée à remplir les loisirs de l'existence par la satisfaction des goûts et des sentiments.— A chacun de ces ordres d'activité doit correspondre une partie spéciale de l'éducation. L'idéal serait d'obtenir une préparation complète sur tous ces points. Mais notre état social ne le permet pas. Il faut alors nous contenter de maintenir une juste proportion entre les différents degrés de préparation à chacune des divisions de l'activité humaine, « Pour la moyenne des hommes, le but à se proposer est une éducation qui approche le plus de la perfection dans les choses les plus essentielles à la vie complète et qui s'en approche de moins en moins dans celles qui ont de moins en moins d'influence sur la vie complète. »

La première et la plus importante partie de l'éducation est donc celle qui a pour objet de pourvoir directement à la conservation de nous-mêmes. Mais elle est heureusement assurée d'avance, par la nature même, qui nous a dotés d'un instinct de conservation. Le rôle principal de l'éducateur consiste ici à savoir s'abstenir, à laisser à l'enfant la faculté d'acquérir l'expérience que donne seul le libre exercice de l'activité. Mais ce n'est pas tout. Bien des maladies proviennent de l'ignorance des lois fondamentales de la physiologie, bien des accidents évitables avec une meilleure hygiène diminuent et affaiblissent la résistance vitale de l'organisme. Une manière de vivre plus conforme à la raison ne pourra s'établir que lorsque la connaissance des principes de l'hygiène l'aura précédée et préparée. — Le second objet de l'éducation, la préparation professionnelle, nécessite un enseignement plus largement et plus précisément scientifique. La transformation de l'industrie rend, en effet, de plus en plus nécessaire, même à l'ouvrier, la connaissance des sciences physiques et naturelles. — Mais l'éducateur ne doit point songer seulement à l'intérêt de l'individu, il faut qu'il se souvienne que l'enfant est destiné à devenir père de famille. Or, à l'heure actuelle, rien n'est fait pour le préparer à cette tâche. Et Spencer critique avec beaucoup de verve cette inconcevable lacune de nos programmes. Si, par aventure, aucun autre vestige de notre civilisation n'arrivait à la postérité qu'un tas de nos livres classiques, ou bien une liasse de nos compositions de collège, représentons-nous l'étonnement d'un érudit de l'avenir, en voyant que rien n'indique, dans ces papiers ou dans ces livres, que les élèves qui s'en servaient dussent jamais avoir des enfants : « Bon, dirait-il, cela devait être un cours d'études pour les célibataires ». « Songez, ajoute-t-il un peu plus loin, que le régime auquel les enfants sont soumis a une influence, soit bonne, soit mauvaise, sur leur avenir tout entier, qu'il y a vingt manières de se tromper, et une seule manière de ne pas se tromper, et vous mesurerez l'étendue des maux qu'introduit dans le monde notre système d'éducation hasardé, irréfléchi. » Et les effets de l'ignorance sont aussi grands dans l'éducation morale ou intellectuelle que dans l'éducation physique. Spencer critique vivement, par exemple, l'éducation livresque : « Faute de reconnaître cette vérité, que l'usage des livres est supplémentaire, qu'ils sont un moyen indirect d'apprendre, quand le moyen direct nous manque, un moyen de voir par les yeux des autres, quand nous ne pouvons pas voir par nos propres yeux, nos éducateurs sont toujours prêts à nous donner des choses de seconde main, les livres, au lieu de choses de première main, les faits ». Il faudrait qu'ils se souvinssent que l'esprit marche nécessairement du concret à l'abstrait. — Le citoyen sera formé par l'étude de l'histoire, non de l'histoire anecdotique ou militaire, mais de l'histoire des idées et des moeurs, de l'histoire naturelle de la société, ou mieux encore de la sociologie descriptive. — Quant à l'éducation esthétique et à l'éducation littéraire, Spencer les relègue au dernier rang, non qu'il les méprise, mais parce qu'il refuse d'admettre qu'elles soient fondamentalement nécessaires au bonheur. Et il se plaît à démontrer que la science elle-même est, pour qui sait la comprendre, une source de poésie et de joies esthétiques : « La vérité est que ceux qui n'ont jamais pénétré dans les domaines de la science sont aveugles pour la plus grande partie de la poésie qui les entoure. Celui qui n'a pas, dans sa jeunesse, collectionné des insectes ou des plantes, ignore quel magique intérêt peut s'attacher à une haie ou à une prairie. »

Cette rapide enquête nous permet de répondre maintenant à la question capitale qui était posée à l'éducateur : Quelle sorte de savoir a le plus de prix? quelle est la chose la plus importante à connaître? Pour Spencer, il ne doit y avoir sur ce point aucune hésitation : c'est la science. La véritable culture, c'est la culture scientifique, dont la valeur est incomparablement supérieure à celle de la culture littéraire : «Pour la discipline de l'homme, de même que pour sa direction, la science est de première valeur. A tous égards, apprendre le sens des choses vaut mieux qu'apprendre le sens des mots. Comme éducation intellectuelle, morale, religieuse, l'étude des phénomènes qui nous entourent est immensément supérieure à l'étude des grammaires et des langues. Nécessaires et éternelles, les vérités de la science importent à l'humanité tout entière et dans tous les temps. Dans l'avenir le plus éloigné, comme aujourd'hui, il sera d'une suprême importance, pour la direction de leur conduite, que les hommes possèdent la science de la vie physique, intellectuelle et sociale, et qu'ils possèdent toutes les autres sciences, comme donnant la clef de la science de la vie. »

C'est assurément le point le plus saillant et le plus original de la doctrine de Spencer que cette glorification de la science, éducatrice de l'humanité. Et certes, il y a beaucoup de vrai dans cet éloge, et l'on sait combien nos systèmes actuels d'éducation ont mis à profit ces idées du philosophe anglais. Mais il semble pourtant que ce dernier a apporté quelque exagération dans sa manière de voir. Sans doute, les connaissances scientifiques sont nécessaires à l'homme moderne : sans doute il faut à l'ouvrier, au commerçant, à l'industriel contemporains, un certain nombre de notions précises sur les choses qu'ils auront à travailler, à manipuler. Mais, si la valeur utilitaire de la science est incontestable, on peut discuter sur sa valeur éducative ; Spencer est très loin de l'avoir démontrée, et l'on peut douter qu'une discipline exclusivement scientifique ait, au point de vue de la formation de l'esprit et du caractère, la même valeur que la méditation des écrivains et des moralistes. Plaçons-nous même au point de vue de l'utilité immédiate : il nous semble que Spencer n'a pas vu assez nettement qu'avant de former de bons techniciens ou même de bons citoyens, l'essentiel était de faire des hommes, au sens le plus large du mot. Dans l'énumération qu'il nous donne des différentes formes de l'activité humaine, il en a oublié une, la plus importante de toutes peut-être : l'activité sociale, qui met l'individu en contact avec ses semblables. « Ce qu'il y a de plus difficile pour un homme, a dit plus justement un de nos contemporains, ce sont les relations avec les hommes. » Là, en effet, la science, au sens où Spencer entend ce mot, ne peut nous donner d'indications précises. Là, tout est affaire de doigté, de finesse, de tact. Là on ne peut faire appel à des règles générales et codifiées une fois pour toutes ; à chaque cas particulier, il faut adapter une manière d'agir particulière. On pourrait soutenir que la vie en société est une oeuvre d'art, qui exige des qualités bien différentes de celles que la science met en jeu ; l'inhabileté légendaire de certains grands savants à s'adapter à la vie sociale de leur temps, n'en est-elle pas la meilleure preuve? Notre Pascal eût reproché au savant évolutionniste d'avoir oublié de placer à côté de l'esprit de géométrie, qui part de principes bien définis et procède par une série de déductions, selon des règles arrêtées à l'avance, l'esprit de finesse, qui sait discerner le vrai au milieu d'une masse confuse de faits. Et cet esprit de finesse, qui n'est que la forme la plus élevée de la politesse, ne s'acquiert, ne se perfectionne que par l'exercice, dans la fréquentation des hommes qui ont le mieux connu la société, dramaturges, romanciers ou historiens. Spencer veut préparer l'homme à la « vie complète ». Mais, pour être un homme complet, il ne suffit pas de connaître à fond son métier, et même de posséder l'omniscience, il faut posséder cet ensemble de qualités sociales dont les gens du dix-septième siècle faisaient le privilège de l'honnête homme. Une éducation qui, comme celle que nous propose Spencer, négligerait ce côté de la préparation à la vie, présenterait une grosse lacune.

Les idées de Spencer sur la façon d'organiser l'éducation intellectuelle sont beaucoup moins originales. Il suit ici presque constamment Rousseau et Pestalozzi. Il adopte le principe posé par ce dernier que, dans son ordre comme dans ses méthodes, l'éducation doit se conformer à la marche naturelle de l'évolution mentale, qu'il y a un certain ordre de succession poulie développement spontané des facultés, et un genre particulier de connaissances que chacune de ces facultés réclame pendant son développement : c'est à nous à découvrir cet ordre et à fournir aux facultés leurs aliments. L'observation de cette règle a déjà conduit beaucoup de maîtres à abandonner de vieilles erreurs, telles que la culture prématurée et exclusive des facultés intellectuelles, l'habitude de faire apprendre par coeur ou d'enseigner des règles avant que l'élève connaisse les faits particuliers qu'elles résument. On commence à développer chez l'enfant la faculté d'observation par les leçons de choses, à lui présenter les faits concrets avant les vérités abstraites. C'est dans cette voie qu'il faut persévérer, en se souvenant que l'esprit va naturellement du simple au composé, de l'indéfini au défini, du concret à l'abstrait, de l'empirique au rationnel. Spencer pense, comme Auguste Comte, que l'enfant, en se développant, repasse par les mêmes phases qu'a traversées l'humanité elle-même au cours de son évolution. Le rôle de l'éducateur est donc de guider ce développement, de le surveiller, en le gênant le moins possible et en laissant le principal rôle à l'activité de l'enfant. Il en résultera que l'exercice normal des facultés étant agréable en soi, l'étude deviendra pour l'enfant un véritable plaisir. L'éducation bien conduite doit être attrayante. On reconnaît la une théorie chère à Rousseau : c'est encore de l'Emile que Spencer s'inspire quand il demande qu'on étende le système des leçons de choses à l'enseignement des sciences abstraites, de la géométrie par exemple, et quand il insiste sur l'importance du dessin comme moyen d'éducation.

La méthode qu'il nous propose pour former l'enfant au point de vue moral n'est également qu'un développement des vues de Rousseau sur le même sujet. Cette méthode est bien simple : elle consiste à laisser se produire les conséquences naturelles de chaque action. Ces conséquences sont le critérium qui nous permet de distinguer l'acte bon de l'acte mauvais : résultant de lois nécessaires, toujours les mêmes, elles sont proportionnées aux transgressions. L'application de ce système inculquera à l'esprit de l'enfant l'idée de l'inéluctabilité des lois naturelles ; il évitera aux parents d'avoir à intervenir comme auteurs du châtiment, et préviendra ainsi la désaffection que pourrait faire naître le système habituel de corrections. Si l'enfant fait du « désordre », on l'obligera à le réparer ; s'il n'est pas prêt pour la promenade, on le laissera à la maison ; s il perd son canif, on se gardera bien de lui en acheter un autre : voilà quelques exemples de punitions naturelles. Du reste, il ne faut pas trop attendre de l'enfant, ni trop exiger de lui. Pendant ses premières années, tout homme revêt les différents types de caractères qu'a présentés la race barbare dont il est issu. L'enfant est comparable à un sauvage ; il n'est ni possible, ni désirable qu'il devienne un « modèle » ; comme la précocité intellectuelle, la précocité morale a des résultats funestes. Les facultés morales supérieures, comme les facultés intellectuelles supérieures, sont les unes et les autres tardives dans leur évolution. Pour toutes deux, la culture hâtive n'a lieu qu'aux dépens du développement futur. C'est là une loi psychologique dont il faudrait que les parents fussent instruits.

A l'éducation physique, Spencer consacre un chapitre aussi long et même plus long que ceux qu'il a consacrés à l'éducation intellectuelle ou à l'éducation morale. C'est qu'en effet il juge que c'est là un article de première importance. Il n'a pas assez de mordantes railleries et de sanglants reproches contre les Anglais de son temps, qui, se passionnant pour l'élevage des taureaux ou l'engraissement des porcs, ne se préoccupent pas de savoir comment ils feront de leurs enfants des hommes forts, vigoureux, résistants, capables d'entrer dans le combat de la vie avec de pleines chances de succès. Laisser le soin de la culture physique des jeunes enfants aux mères, qui ne sont nullement préparées à leur métier, et à des nourrices ignorantes, quel aveuglement et quel impardonnable négligence! Et Spencer, entrant résolument dans le détail, ne craint pas de donner pour l'alimentation, pour le vêtement, pour l'exercice musculaire, des règles très précises.

D'une manière générale, il conseille de réagir contre la sévérité des coutumes actuelles. Laisser à l'appétit de l'enfant l'appréciation de la quantité de nourriture nécessaire, et ne pas prétendre régler cet appétit: donner aux enfants des sucreries et des fruits ; leur fournir une nourriture substantielle, variée et agréable ; les vêtir assez chaudement pour les protéger contre les intempéries ; ne pas exagérer la part de la culture intellectuelle, surtout chez les jeunes filles, à qui l'on devrait demander en revanche plus d'exercices physiques : tels sont les principaux desiderata formulés par le philosophe. Autrefois, dit-il, l'éducation était presque entièrement physique, parce qu'alors attaquer et se défendre étant la première des nécessités, la vigueur corporelle était le but essentiel de l'éducation. Aujourd'hui nous tombons dans l'excès contraire. « Nous n'avons pas encore compris cette vérité que, puisque la vie physique est le fondement nécessaire de la vie intellectuelle, l'intelligence ne doit pas être développée aux dépens du physique. Peu de gens paraissent comprendre qu'il existe une chose dans le monde qu'on pourrait appeler la moralité physique. La vérité est que tout préjudice porté volontairement à la santé est un péché physique. »

La conclusion qui se dégage de cette étude, c'est que « l'éducation n'est pas une chose facile et simple, mais, au contraire, une tâche difficile et complexe : c'est la plus rude tâche de la vie adulte ». Aussi conviendrait-il que ceux qui en porteront la charge, et ce sont pour une grande partie les parents eux-mêmes, fussent préparés de longue main à leur métier : « On ne peut invoquer aucun motif raisonnable pour laisser l'art de l'éducation en dehors de nos cours d'études. Comme au physique la maturité est caractérisée par la puissance de procréer, la maturité intellectuelle est caractérisée par la puissance d'élever les enfants. Le sujet qui comprend tous les autres et qui doit par conséquent former le point culminant de l'éducation, c est la théorie et la pratique de l'éducation. »

Cette affirmation de la nécessité d'un enseignement scientifique de la pédagogie est le couronnement de l'oeuvre de Spencer. Intéressante malgré ses lacunes, malgré et peut-être aussi à cause de ses paradoxes, elle reste dans l'ensemble un peu vague. L'auteur ne distingue pas nettement ce qui peut s'adresser dans l'éducation à certains privilégiés et ce qui doit former la substance d'un enseignement populaire. Il vante l'excellence de la discipline scientifique, mais on ne sait s'il prétend qu'on instruise l'enfant dans toutes les sciences, ou s'il veut seulement qu'on fasse un choix parmi elles, et l'on ne sait pas non plus de quelle façon on pourra s'y prendre pour faire ce choix. Dès qu'il essaie d'être précis, il cesse d'être personnel et emprunte la plupart de ses conseils pratiques (par exemple sur l'éducation intellectuelle ou morale) aux systèmes en vogue de son temps. C'est que Spencer manque d'expérience ; les problèmes se posent toujours un peu pour lui à travers les livres, et les solutions qu'il leur donne ne lui ont pas été suggérées par le contact direct avec les faits, avec la vie ; or, rien ne remplace cette connaissance immédiate des réalités. Malgré tout, les idées générales que nous présente un homme d'une aussi vaste érudition et d'une aussi prodigieuse force de pensée n'en conservent pas moins leur prix ; elles ont fait réfléchir, elles ont agi comme un stimulant, et c'est sans doute par là que s'explique le succès qu'a remporté, en France particulièrement, ce petit livre si plein de verve, si savoureux parfois, et pourtant toujours pénétré de la gravité et de l'importance du sujet qu'il traite.

Bibliographie. — GUYAU, Education et hérédité, Paris, 1889. — THAMIN, Education et positivisme, Paris, 1892. — A. BERTRAND, L'enseignement intégral, Paris, 1898. — G. COMPAYRE, Herbert Spencer et l'Education scientifique, Paris, Delaplane.

Georges Poyer