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Socrate

Né à Athènes en 470 avant l'ère chrétienne, Socrate y est mort en 400, victime des haines qu'avaient soulevées contre lui l'indépendance de sa parole et la nouveauté de son enseignement. Il peut être compté au premier rang des martyrs de la liberté de conscience. L'acte d'accusation que ses ennemis dressèrent contre lui contenait ces deux griefs : 1° Sociale corrompt la jeunesse ; 2° Socrate introduit des divinités nouvelles. C'est ainsi que la mauvaise foi travestissait les efforts de Socrate pour enseigner aux jeunes Athéniens toutes les vertus familiales et sociales, et pour purifier la religion, en substituant aux idoles du paganisme l'idée d'une Providence unique. En buvant la ciguë dans la prison d'Athènes, en acceptant avec une résignation touchante le verdict de ses concitoyens, qui le condamnaient à mort pour avoir passionnément recherché leur bien, en s'inclinant devant la loi inique qui le frappait, alors qu'il aurait pu, avec l'aide de ses disciples, s'échapper et sauver ses jours, Socrate a été un héros devant la mort. Il n'y a pas dans l'histoire de l'humanité de plus belle mort que celle du sage de la Grèce, souriant presque au poison qu'on lui fait boire, au geôlier qui le lui apporte, et, quoique attaché à la vie, s'éteignant sans murmure et sans plainte au milieu de ses amis, calme et fort jusqu'à son dernier soupir, et employant dans une douce et noble causerie avec ses élèves le peu de forces que lui laissait la mort qui l'envahissait par degrés.

Mais cette mort héroïque avait été précédée d'une vie admirable. Elle était, selon l'expression du poète, le soir d'un beau jour. Après deux mille ans, Socrate peut encore être cité comme un modèle de sagesse. Un dévouement absolu à la vérité, le courage de la dire à ses risques et périls, une ardeur d'apôtre à répandre autour de lui sa science, une irréprochable honnêteté ; dans la vie de famille une bonne humeur attestant une patience à laquelle l'insupportable caractère d'une épouse acariâtre donnait plus de prix encore, le souci d'élever ses enfants dans le respect et l'amour de leur mère et dans tous les sentiments élevés ; dans la vie sociale, l'obéissance à la loi, l'accomplissement de tous les devoirs civiques ; sur lé champ de bataille, la force d'âme, l'intrépidité, le mépris du danger, comme par exemple quand il sauvait Alcibiade à Potidée et Xénophon à Délium ; enfin une piété profonde, un appel incessant à la Providence : telles sont quelques-unes des vertus qui se sont associées dans l'âme de Socrate et qui ont fait de lui une des plus hautes manifestations de la conscience humaine.

Nous n'avons pas à nous étendre ici sur la philosophie de Socrate, sur l'influence qu'il exerça autour de lui et après lui, puisque tous les philosophes de l'antiquité, depuis Platon jusqu'à Cicéron, sont à des degrés divers ses disciples. Nous ne voulons l'étudier qu'au point de vue de l'histoire de l'éducation.

Socrate ne semble pas s'être jamais expliqué sur les généralités de l'éducation, sur l'ordre et la suite de l'enseignement. Esprit curieux et chercheur, il a éparpillé sur mille sujets sa verve et sa critique incisives, mais il n'a pas songé à coordonner ses idées, à les assembler dans un corps de doctrine ni dans un plan d'éducation. « Il est évident, dit M. Chaignet, que Socrate n'a pas formulé un système. Il n'est pas l?auteur d'une doctrine déterminée, arrêtée, au moins, dans toutes ses parties et formant un ensemble bien lié. Mais précisément ce qu'il y a eu de libre et d'ondoyant dans son enseignement a contribué à le rendre fécond. »

Socrate, en fait d'études, n'a jamais recommandé que celles qui ont un résultat pratique. Dans la Grèce artiste, amoureuse de l'idéal sous toutes ses formes, il représente, par une rare exception, le sens pratique et utilitaire. La science désintéressée ou qui semble l'être n'a point d'attraits pour lui. Il se moquait des physiciens qui étudient les causes de la pluie, recherche sans valeur à ses yeux, attendu qu'on n'y trouve pas le secret de faire pleuvoir. Toute chose bonne est bonne à quelque chose, disait-il. A ceux qui lui parlaient d'un bien absolu, bon par lui-même, il répondait en souriant : « Est-il bon pour la santé? Non. Pour la fortune? Non. Pour le succès dans le monde? Non. Eh bien, alors, serait-ce que vous appelez bon absolument ce qui n'est bon à rien"? » Aussi Socrate condamnait-il toutes les études de spéculation pure. Dans chaque ordre de recherches, il arrêtait prudemment la pensée au point précis où à des connaissances utiles succèdent les investigations simplement curieuses, plus savantes que profitables à la vie. « Il conseillait à ses disciples, dit Xénophon, d'apprendre la géométrie jusqu'à ce qu'on fût capable de mesurer exactement un terrain, l'astronomie assez pour reconnaître les divisions du jour et de la nuit, des mois et de l'année, lorsqu'ils voyageraient sur terre ou qu'ils seraient en sentinelle. Mais il désapprouvait qu'on poussât l'étude de ces sciences jusqu'aux problèmes difficiles, et qu'on s'engageât dans des recherches vaines. »

Assurément, si l'on se place au point de vue de la science, qui n'a d'autres limites que celles de la nature et qui doit toujours aller tout droit devant elle, la prudence de Socrate témoigne d'une certaine mesquinerie ou étroitesse d'esprit. Mais, appliquée à l'éducation, la limite qu'il assigne aux efforts de la pensée n'est-elle pas la règle éternelle de toute instruction bien comprise? Ne doit-on pas exclure d'un bon programme d'enseignement les curiosités vaines, le luxe de l'érudition, tout ce qui enfin ne comporte pas un profit direct soit pour la culture de l'esprit, soit pour l'acquisition des connaissances nécessaires? Port-Royal, dans sa Logique, obéissait à la même inspiration que Socrate, quand il demandait que l'on se servît de la science pour former la raison, et non de la raison pour courir après la vaine science.

Ce qui est surtout resté de Socrate, outre les grands exemples de sa vie morale, c'est sa méthode : méthode de recherche à la fois et d'enseignement, qu'il appliquait à la découverte et en même temps à la communication de la vérité. Bien qu'il n'ait jamais tenu école, dans le sens strict du mot, on peut dire qu'il a professé toute sa vie, mais professé à sa façon, d'une manière tout à fait originale.

Socrate répugnait absolument à toute exposition didactique, à tout enseignement ex cathedra. Une leçon en forme eût été en contradiction avec l'ignorance qu'il affichait en toute matière et qui était le point de départ apparent de toutes ses interrogations: « Je ne sais qu'une seule chose, disait-il, c'est que je ne sais rien ».

Il faisait donc semblant de n'en savoir pas plus long, sur toute question, que le plus ignorant des hommes ; et il feignait, par un jeu malin, de trouver lui-même, par une série de raisonnements présentés sous forme de questions, la vérité cherchée. Sociale est le plus grand questionneur qui ait jamais existé.

II a eu le génie de l'interrogation. Questionner tous ceux qu'il rencontrait, soit au gymnase qu'il fréquentait beaucoup, soit dans les rues et sur l'agora ; questionner les sophistes pour les convaincre de leurs erreurs et confondre leur arrogance ; les jeunes gens présomptueux pour leur ouvrir le chemin du vrai ; questionner les grands et les petits, les jeunes et les vieux, les chefs de l'Etat et les maçons, tantôt Périclès, tantôt un boutiquier ; questionner toujours et partout, sur les sujets les plus élevés ou les plus humbles, sur l'existence de Dieu ou sur la fabrication des ustensiles de ménage ; questionner non au hasard et sans but, non pour passer le temps, mais pour forcer chacun à voir clair dans ses idées, pour préparer le triomphe du bon sens, telle a été l'occupation constante et la passion maîtresse de sa vie. Quand il se laissait aller à rêver de la vie future, il disait eu souriant qu'il espérait bien continuer dans les Champs-Elysées ses habitudes d'Athènes, et interroger encore les ombres des grands morts pour juger de leur savoir et vérifier leurs titres de gloire.

Avec Socrate, la conversation est devenue un art ; le dialogue, une méthode. Il s'adressait à son interlocuteur en le priant d'exposer ses idées, le harcelait de ses interrogations subtiles et un peu captieuses, le conduisait habilement à reconnaître une vérité, la solution d'une question. Ou bien il le laissait s'égarer dans une fausse voie, pour lui découvrir ainsi son erreur et rire doucement de sa confusion : et cela avec un art d'analyse merveilleux, avec une finesse de raisonnement presque poussée à l'excès, comme aussi avec une grande simplicité de langage, avec des exemples empruntés à la vie familière et qu'on appellerait volontiers des exemples intuitifs.

Pour se rendre bien compte de la méthode de Socrate, il faut d'ailleurs y distinguer deux parties. Socrate suivait une double direction et recherchait. un double but.

Dans le premier cas, il voulait combattre l'erreur, réfuter les opinions faussés. Il avait recours alors à ce qu'on a appelé ironie socratique (le mot grec eirôneia signifie « interrogation »). Les interrogations de Socrate avaient toujours un tour moqueur sans en avoir l'air, d'où le sens qu'a pris chez nous le mot « ironique ». Il posait une question, comme quelqu'un qui aurait envie simplement de s'instruire ; si on lui répondait par l'affirmation d'une erreur, il ne protestait pas ; il faisait même semblant de (partager les idées et les sentiments de son interlocuteur, puis, par des questions adroites, il l'obligeait à développer son opinion, à étaler, pour ainsi dire, toute l'étendue de sa sottise, et l'amenait malicieusement à des conséquences si absurdes, si contradictoires, que l'interlocuteur finissait par perdre contenance, par s'embrouiller dans ses conclusions et par confesser son erreur.

Des procédés analogues constituaient l'autre partie de la méthode socratique, celle qu'il appelait lui-même la maïcutique, ou l'art d'accoucher les esprits, par allusion au métier de sa mère, qui était sage-femme. Ici le point de départ, ou le postulat de la méthode socratique, c'était l'idée que l'esprit humain, naturellement droit, et pour ainsi dire gros de vérités, découvre par lui-même ce qu'il peut et doit savoir, pour peu qu'on sache le conduire et le stimuler. Dans cette pensée, Socrate faisait appel à la spontanéité de son auditeur, à son initiative, et l'acheminait doucement, par petites transitions, à l'opinion qu'il voulait lui l'aire admettre. Il n'appliquait d'ailleurs sa méthode qu'à l'examen des vérités qui peuvent, ou être suggérées par les intuitions du bon sens et de la raison, ou déterminées par une induction naturelle, c'est-à-dire les vérités psychologiques, morales et religieuses.

On ne doit pas oublier, en effet, que les recherches de Socrate ne portaient que sur cet ordre de questions, celles qui traitent de la nature de l'homme, de sa destinée, de ses relations avec la divinité. Or, en psychologie, en morale, il est incontestable que l'esprit humain, réduit à ses propres ressources, par un simple retour sur lui-même, par l'effort de sa réflexion personnelle, sans recours à l'enseignement du livre ou aux leçons d'autrui, peut atteindre à la vérité. De là le succès de la méthode de Socrate, qu'il n'aurait pas, tant s'en faut, appliquée avec le même profit à l'enseignement de l'histoire, qui n'existait guère alors, on à l'enseignement des sciences physiques, que le philosophe grec négligeait de parti pris.

Ajoutons que Socrate s'adressait non à des enfants, à des esprits incultes et ignorants, incapables, par conséquent, de tout sérieux effort intellectuel, mais à des jeunes gens ou à des hommes mûrs, à des esprits déjà formés, riches en connaissances de toutes sortes et par là préparés à suivre un raisonnement même compliqué, en état, enfin, de se développer sous l'action féconde d'une interrogation pressante et habile.

Un disciple de Pestalozzi, Krüsi, soutenait un jour devant lui les avantages de la méthode qui procède par interrogation, et citait l'exemple de Socrate. Pestalozzi lui répondit en souriant : « Socrate interrogeait des gens qui déjà possédaient abondamment de quoi répondre ». Et il ajouta : « Est-ce que tu as vu l'aigle prendre des oeufs au nid où l'oiseau n'a pas encore pondu? »

Pour achever de donner une idée arrêtée de la méthode de Socrate, il est nécessaire de recourir à des exemples, de citer quelques extraits des dialogues que ses disciples lui ont attribués. C'est, en effet, dans les écrits de Platon et de Xénophon, Socrate n'ayant rien écrit lui-même et s'étant borné à son rôle d'intarissable causeur, qu'il faut chercher l'écho de ses conversations ; dans le Gorgias, dans le Ménon, dans l'Euthydème, dans la plupart des dialogues de Platon, et de préférence encore dans les Entretiens mémorables de Xénophon, où la pensée du maître et ses habitudes d'enseignement sont plus nettement reproduites que dans les compositions hardies et originales de Platon.

Voici d'abord un passage où se déploient nettement l'ironie piquante et la critique incisive du philosophe grec :

« Les trente tyrans avaient fait mourir un grand nombre de citoyens des plus distingués ; ils en avaient forcé d'autres à seconder leurs injustices. « Je serais étonné, dit un jour Socrate, que le gardien d'un troupeau qui en égorgerait une partie, et rendrait l'autre plus maigre, ne voulût pas s'avouer mauvais pasteur ; mais il serait plus étrange encore qu'un homme qui, se trouvant à la tête de ses concitoyens, en détruirait une partie et corromprait le reste, ne rougît pas de sa conduite et ne s'avouât pas mauvais magistrat. » Ce discours fut rapporté ; Critias et Chariclès mandèrent Socrate, lui montrèrent la loi et lui défendirent d'avoir des entretiens avec la jeunesse.

« Socrate leur demanda alors s'il lui était permis de leur faire des questions sur ce qu'il y avait d'obscur pour lui dans cette défense. Sur leur réponse affirmative : « Je suis prêt, leur dit-il, à me soumettre aux lois ; mais, afin de ne pas les violer par ignorance, je voudrais savoir clairement de vous-mêmes si vous interdisez l'art de la parole parce que vous croyez qu'il est au nombre des choses qui sont bien ou de celles qui sont mal. Dans le second cas, on doit donc désormais s'abstenir de bien dire ; dans le premier, il est clair qu'il faut tâcher de bien parler. » Alors Chariclès s'emportant : «Puisque lu ne nous entends pas, nous te défendons, ce qui est plus facile à comprendre, de jamais t'entretenir avec les jeunes gens. ? Pour qu'on voie clairement, dit Socrate, si je m'écarte de ce qui m'est prescrit, indiquez-moi jusqu'à quel âge les hommes sont dans la jeunesse. ? Ils y sont tant qu'il ne leur est pas permis d'entrer au sénat, parce qu'ils n'ont pas encore acquis la prudence ; ainsi ne parle pas aux jeunes gens au-dessous de trente ans. ? Mais si je veux acheter quelque chose d'un marchand qui ait moins de trente ans, pourrai-je lui dire : Combien cela? ? On te permet cette question ; mais tu as coutume d'en faire sur quantité de choses que tu sais bien, et voilà ce qui t'est défendu. ? Ainsi je ne répondrai point à un jeune homme qui me dirait : Où demeure Chariclès? où est Critias? ? Tu peux répondre à cela, lui dit Chariclès. ? Mais souviens-toi, Socrate, reprit Critias, de laisser en repos les cordonniers, les fabricants de métaux et autres artisans ; aussi bien, je crois qu'ils sont fort las de s'entendre mêler à tous tes propos. ? Il faudra sans doute aussi, répondit Socrate, que je renonce aux conséquences que je lirais de leurs professions, relativement à la justice, à la piété, à toutes les vertus? »

Comme exemple d'ironie, nous citerons encore la conversation de Socrate avec Euthydème, dans le livre IV des Entretiens mémorables. Euthydème est présomptueux et vain, Socrate le raille avec esprit et avec grâce. Il mêle la louange à la critique : il le dispose à l'écouter, puis le met en contradiction avec lui-même, lui fait honte de son ignorance, et enfin le décide à devenir un de ses disciples.

Passons maintenant à des exemples de maïeutique, c'est-à-dire à des conversations où Socrate, renonçant à l'ironie et prenant un air grave, s'efforce de faire découvrir à son élève une vérité morale, psychologique ou religieuse.

Nous citerons son entretien avec Aristodème sur la croyance en Dieu.

« Je raconterai, dit Xénophon, l'entretien qu'un jour, en ma présence, il eut sur la divinité avec Aristodème surnommé le Petit. Il savait qu'Aristodème ne sacrifiait jamais aux dieux, qu'il ne consultait pas les oracles, et que même il raillait ceux qui observaient ces pratiques religieuses. « Réponds, Aristodème, lui? dit-il : y a-t-il quelques hommes dont tu admires le talent? ? Sans doute. ? Nomme-les. ? J'admire surtout Homère dans la poésie épique, Mélanippide dans le dithyrambe, Sophocle dans la tragédie, Polyclète dans la statuaire, Zeuxis dans la peinture, ? Mais quels artistes trouves-tu les plus admirables, de ceux qui font des figures dénuées de pensée et de mouvement, ou de ceux qui produisent des êtres animés et doués de la faculté de penser et d'agir. ? Ceux qui créent des êtres animés, si cependant ces êtres sont l'ouvrage d'une intelligence et non du hasard. ? Des ouvrages dont on ne reconnaît pas la destination, ou de ceux dont on aperçoit manifestement l'utilité, lequel regarderas-tu comme la création d'une intelligence ou comme le produit du hasard? ? Il est raisonnable d'attribuer à une intelligence les ouvrages qui ont un but d'utilité. »

Et Socrate montre alors à Aristodème comment les différents organes du corps humain sont admirablement appropriés aux fonctions de la vie et à l'utilité de l'homme. D'exemple en exemple, d'induction en induction, retenant toujours attentif l'esprit de son auditeur par les questions qu'il lui pose et les raisons qu'il lui suggère, le forçant à collaborer avec lui, le mettant de moitié dans tous ses raisonnements, il le conduit à son but, qui est de lui faire reconnaître l'existence de Dieu.

On a quelquefois donné pour exemple de la méthode suggestive de Socrate le dialogue de Platon intitulé le Ménon. Socrate veut prouver à Ménon qu'apprendre c'est se souvenir. Le philosophe grec croyait à la pluralité des existences : il pensait qu'avant de vivre la vie terrestre, l'âme humaine avait vécu une vie divine, et que dans cette existence antérieure elle avait été en relation avec les idées pures, avec l'essence des choses, de façon que, descendue sur la terre, elle n'avait, pour retrouver la vérité, qu'à se ressouvenir. Pure chimère de mysticisme, en sorte que le Ménon, s'il est bien, en effet, un exemple de l'emploi de la maïeutique, en est, aussi une application abusive, mise au service d'une erreur.

Il vaudrait mieux chercher dans le Gorgias, et dans les dialogues moraux de Platon, la preuve de ce que peut, pour conduire aux grandes vérités morales, la méthode suggestive, qui oblige la raison à réfléchir, à tirer des principes innés à toute intelligence tout ce qu'ils contiennent de conséquences.

Nous en avons assez dit pour montrer ce qu'étaient les procédés de Socrate, tantôt inductifs, comme dans le dialogue avec Aristodème, tantôt déductifs, comme dans tel ou tel autre entretien, par exemple dans la conversation avec Périclès sur la politique, mais toujours sous forme interrogative. On voit maintenant en quoi ces procédés se rapprochent, et aussi en quoi ils diffèrent, de ce qu'on appelle aujourd'hui dans nos écoles la méthode socratique. Cette méthode, saprônée de nos jours, mais beaucoup moins pratiquée que vantée, n'a rien de commun avec l'ironie de Socrate, niais elle ressemble fort à sa maïeutique. Elle peut être utilement employée toutes les fois que l'on s'a dresse à des enfants déjà pourvus de certaines con naissances, ou que l'on traite de sujets dont la con science fournit d'elle-même le principe. Elle fait ressortir le rapport qui existe entre une proposition déjà admise et une proposition nouvelle ; elle féconde les souvenirs ; elle montre les conséquences contenues dans les vérités auxquelles l'esprit a déjà adhéré, ou dans les principes que toute intelligence apporte avec elle-même en naissant, comme un premier fonds latent de connaissances ou tout au moins de directions mentales, d'instincts intellectuels. Elle suppose, en un mot, soit un premier degré d'instruction, soit l'innéité de la raison. Chez Socrate elle supposait autre chose encore : elle reposait sur la croyance du philosophe grec à une existence antérieure, à l'expérience, pour ainsi dire, d'une autre vie. Aussi Socrate en usait-il exclusivement, et pensait-il pouvoir en faire sortir toute la science. Aujourd'hui nous ne la considérons que comme une méthode accessoire, propre à exciter les facultés intellectuelles, à dégourdir l'esprit, à lui demander un effort personnel ; mais nous ne pensons pas qu'elle puisse en aucun sujet remplacer la méthode ordinaire d'enseignement, la leçon didactique.

Ce serait d'ailleurs amoindrir la portée de l'oeuvre socratique que la réduire à l'organisation de la méthode qui porte son nom. Nous avons indiqué ailleurs, dans l'article Ramus, ce que l'esprit humain devait à Socrate, comme à l'initiateur de la pensée philosophique, comme à un modèle éternel de clarté dans les idées et de bon sens. Il n'a pas été seulement un dialecticien subtil, épris de définitions précises, maniant avec une incomparable habileté l'instrument du raisonnement. Il a été aussi un psychologue clairvoyant, pénétré de cette vérité que la connaissance de soi-même est la source ou au moins la condition de toute connaissance ; il a été surtout un moraliste admirable, joignant l'exemple au précepte et de qui Xénophon pouvait dire avec émotion : « Tous les amis de la vertu qui ont connu Socrate le regrettent encore. Pour moi, je l'ai vu tel que je l'ai dépeint : si religieux qu'il n'osait rien entreprendre sans un avis du ciel ; si juste qu'il ne nuisit jamais à personne ; si tempérant qu'il ne préféra jamais l'agréable à l'honnête ; si prudent qu'il ne se trompait jamais ; joignant les ressources du raisonnement au talent de la parole ; aussi habile à juger les hommes qu'à les reprendre de leurs fautes et à les porter à l'honneur et à la vertu : tel m'a paru Socrate, le meilleur, le plus heureux ; des hommes. »

Gabriel Compayré