bannière

s

Simultané (enseignement)

L'enseignement, dans sa forme la plus générale, peut être individuel, mutuel, ou simultané. De là trois modes qui se sont partagé et qui, à divers degrés, se partagent encore les écoles : le mode individuel, le mode mutuel et le mode simultané, auxquels les pédagogues ajoutent le mode mixte, qui est une sorte de moyen terme, de compromis entre les deux derniers. C'est de l'enseignement simultané que nous avons à parler ici.

Ainsi que l'indique la dénomination qui lui est donnée, l'enseignement simultané consiste, comme mode, à ordonner l'école de manière que tous les élèves ou du moins une partie notable des élèves puissent recevoir ensemble l'enseignement sur les diverses parties du programme ; comme méthode, à appliquer à chacune de ces matières la marche et les procédés que commande le mode adopté et qui en sont la conséquence. Il diffère de l'enseignement individuel en ce que la leçon est faite à plusieurs au lieu de n'être faite qu'à un seul ; il diffère de l'enseignement mutuel en ce que les élèves le reçoivent directement du maître au lieu de le recevoir par l'intermédiaire de condisciples désignés et préparés à cet effet. On peut dire qu'il est aussi ancien que le monde : dès qu'un homme prit la parole pour éclairer ou persuader ses semblables, il les groupa autour de lui et s'adressa à la fois à tous ceux dont il pouvait être entendu.

Les savants et populaires professeurs qui, au moyen âge, sur la Montagne Sainte-Geneviève, se voyaient entourés de nombreux disciples, firent de l'enseignement simultané ; ceux qui leur succédèrent dans les chaires des collèges de l'université en firent à leur tour. Seuls, les maîtres des petites écoles s'écartèrent de ces traditions. En présence d'un auditoire restreint, avec des enfants qui différaient notablement par l'âge, par le degré de développement intellectuel, par la position sociale, ces maîtres se crurent obligés de donner à chaque enfant séparément l'enseignement qui pouvait lui convenir. Ils prirent l'habitude de se tenir à leur bureau et d'y appeler leurs élèves à tour de rôle pour les faire lire, pour contrôler leur page d'écriture, de calcul, etc. Mais lorsque vint la généreuse pensée d'instruire les masses, de donner même aux enfants les plus pauvres la somme de connaissances jugée nécessaire à tous, et cela avec un nombre restreint de maîtres, il fallut songer à grouper les auditeurs et à les mettre à même de recevoir en commun des enseignements au moins à la portée du grand nombre. C'est ainsi que procéda J.-B. de La Salle. II confia à chacun de ses maîtres une classe tout entière, divisée au plus en trois groupes (les faibles, les médiocres, les forts), qu'ils devaient exercer successivement sur les matières inscrites dans leur programme.

L'application du mode simultané aux petites écoles, -aux écoles primaires, comme nous disons aujourd'hui, ? malgré l'économie de temps et de forces qui en résultait, ne parut pas répondre suffisamment aux besoins. Au commencement du dix-neuvième siècle, les amis de l'enseignement populaire lui associèrent le mode mutuel. Nous disons « lui associèrent », car, au fond, le mode mutuel n'est qu'une forme, qu'un procédé du mode simultané ; les maîtres improvisés que l'on appelle des moniteurs sont, eux aussi, placés à la tète d'un groupe d'enfants qu'ils enseignent simulta nément. On pouvait alléguer leur insuffisance, mais leur emploi ne modifiait point radicalement le système inauguré par J.-B. de La Salle dans ses écoles. Cependant, ces dernières prétendirent être les seules qui eussent conservé le véritable enseignement simultané. Dans tous les cas, elles en demeurèrent le type, et c'est à leur organisation que durent revenir peu à peu toutes les autres, au fur et à mesure que les ressources augmentèrent et que les maîtres se multi plièrent. Toutefois, pendant que le mode mutuel se soutenait dans les villes, le mode individuel persistait dans les campagnes. A une date qui n'est pas encore bien éloignée (1842), on pouvait écrire : « Les écoles communales sont encore dirigées presque partout par le mode individuel, comme nous avons eu l'occasion de nous en convaincre ; seulement, pour se conformer aux circulaires de MM. les recteurs, les instituteurs déclarent adopter le mode simultané, mais ils ne le connaissent pas ; ils ne Comprennent même pas la signification du mot simultané ». Un inspecteur (M. Lamotte) demandant à un maître d'école de village s'il avait adopté la méthode simultanée : « Oui, répondait naïvement celui-ci, j'enseigne simultanément chaque écolier l'un après l'autre ». Ce n'est que lorsque le plus grand nombre des écoles se trouvèrent aux mains de maîtres sortis des écoles normales, que l'enseignement simultané se généralisa et triompha des anciens errements.

L'enseignement simultané l'emporte de beaucoup et à tous les points de vue sur l'enseignement individuel et sur l'enseignement mutuel. Elèves et maîtres y trouvent de grands avantages. Pour les uns comme pour les autres, il est un puissant l'acteur : il crée du temps ; il rapproche de l'unité un diviseur qui, autrement, serait égal à l'effectif de la classe, et le quotient s'en trouve augmenté d'autant. Par lui, trente, quarante, cinquante enfants, et quelquefois plus, jouissent sans perte du temps consacré à l'enseignement, si bien que

Chacun en a sa part et tous l'ont tout entier.

Il met l'enfant en commerce continu avec son maître, c'est-à-dire avec un homme fait, solidement instruit, ayant une autorité morale et un prestige auxquels ne saurait prétendre un condisciple ; capable d'ailleurs de donner, comme dit Gréard, non pas seulement la lettre, mais l'esprit même de l'enseignement ; en un mot, préparé de longue main à la délicate mission d'instruire et d'élever, et ayant toute la compétence désirable pour la remplir. Avec ce mode, il y a émulation. La comparaison avec soi-même produit sans doute une émulation bonne et saine, la meilleure, la plus saine de toutes, et que J.-J. Rousseau a raison de préconiser. Mais l'émulation qui naît de la comparaison de nous-mêmes avec les autres est bonne aussi, du moment qu'elle est renfermée dans de justes limites, qu'elle ne dégénère pas (ce que l'on n'a guère à craindre à l'école) en un sot orgueil, et qu'elle ne tourne pas à l'envie. Elle est, avec l'entraînement du nombre, l'un des plus sûrs moyens que nous ayons de triompher de l'indolence et du dégoût du travail si naturel à l'enfant. De ce chef, on pourrait mettre à son actif, à l'actif de l'enseignement simultané par conséquent, tous les avantages que l'on fait valoir en faveur de l'éducation publique.

Mais l'enseignement simultané ne peut produire tous les résultats qu'on est en droit d'en attendre qu'à une condition, c'est qu'il ne s'adresse qu'à une division ou à un groupe d'enfants en état de le recevoir. On a vu des maîtres qui, exagérant l'emploi de la méthode, entreprenaient de faire à toute leur classe des leçons communes. En dépit de leurs efforts et même d'un véritable talent, leur enseignement tantôt passait par-dessus les intelligences, tantôt restait au-dessous et fatiguait par des redites ou des retours inopportuns. L'idéal, dans la circonstance, serait qu'un maître n'eût devant lui que des élèves de force égale. Cet idéal n'est point atteint dans l'enseignement secondaire ; à plus forte raison ne l'est-il point à l'école primaire. Mais on peut s'en rapprocher en évitant deux excès : les divisions trop nombreuses, par suite composées d'éléments tout à fait disparates, et les divisions trop multipliées qui, amenant l'éparpillement des élèves et l'endettement du temps, feraient reparaître les inconvénients du mode individuel. L'agencement des écoles, tel qu'il résulte aujourd'hui de l'organisation pédagogique universellement adoptée, garantit les maîtres contre cette double exagération. D'un côté, l?effectif de toute école est partagé en trois cours, ce qui oblige déjà à un classement basé sur les âges et les forces ; ces cours sont susceptibles, là où le nombre des salles et des maîtres le permet, de se décomposer en groupes ou classes suivant le même programme, mais à la distance que réclame une faiblesse relative. De l'autre, il est de principe qu'aucune division ou subdivision ne doit se rencontrer entre des élèves d'un même cours, soit dans la classe unique, soit dans les classes multiples d'une grande école. S'il est admis des exceptions, ce n'est que dans le cours élémentaire ou dans la classe inférieure de ce cours, ou il y a nécessité d'établir, au moins dès le début, plusieurs sections de lecture, de calcul, etc.

Dans ce dernier cas, le mode simultané fait quelques emprunts au mode mutuel. Mais il ne les fait que pour la partie mécanique ou routinière, qui se rencontre, quoi qu'on fasse, dans tout enseignement. La simultanéité des leçons implique la simultanéité des exercices de travail personnel. Or, pendant que, dans une classe unique ou dans une petite classe, les divisions supérieures sont livrées à un de ces exercices, sont par exemple occupées à une rédaction, à la solution d'un problème, etc., le maître trouve quelques instants de répit, qui lui permettent de se rendre auprès des petits pour leur donner cet enseignement intelligent et approprié qui ne saurait être le fait d'un aide ou d'un moniteur. C'est là, du reste, encore un des avantages du mode simultané : si l'emploi du temps est ordonné d'une manière rationnelle, à quelque moment que l'on entre dans une classe on trouve tous les élèves occupés, soit seuls, soit avec le maître ; on ne rencontre plus, notamment, comme jadis, de pauvres petits enfants se morfondant, sous prétexte d'étude, devant un livre, c'est-à-dire perdant un temps précieux, sans aucun profit, tant s'en faut, pour leur développement physique. Tel est le mode simultané. Telles sont les phases par lesquelles il a passé ; tels sont aussi les avantages qu'il présente et qui, avec d'autres circonstances, l'ont fait triompher à la fois du mode individuel et du mode mutuel. Après l'avoir longtemps délaissé, presque dédaigné, on est revenu à lui sans bruit et sans éclat, comme d'engouements passagers pour des nouveautés plus brillantes que solides on revient tout doucement à la nature, ramené qu'on est par l'expérience et par les déceptions.

Eugène Brouard