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Sièyès

Emmanuel Sieyès, né à Fréjus en 1748, fut destiné par sa famille à l'état ecclésiastique. Lorsqu'il eut achevé ses études au séminaire de Saint-Sulpice, il fut pourvu d'un canonicat (1775), puis devint vicaire général de l'évêché de Chartres (1784). Mais il n'eut jamais du prêtre que l'habit ; il ne voulut ni prêcher ni confesser ; ses opinions étaient celles d'un philosophe, ses sentiments ceux d'un citoyen. A la veille des élections aux Etats généraux, en 1788, il se lit connaître par sa fameuse brochure sur le Tiers Etat, qui lui valut une immense popularité ; et malgré sa qualité d'abbé, il fut élu comme l'un des représentants du Tiers pour la ville de Paris. A l'Assemblée nationale, où il arrivait précédé d'une réputation d'oracle politique, il n'exerça pas l'influence qu'un eût pu attendre de sa renommée ; on rendait hommage à son talent, on vantait la profondeur de ses conceptions, mais on ne suivait pas ses conseils. Il présenta un projet de constitution qui parut chimérique, et que le comité s'empressa d'écarter. Toutefois, c'est lui qui, dans le débat sur la Déclaration des droits de l'homme, avait imaginé la fameuse distinction entre les citoyens actifs et les citoyens passifs, qui devint la base du système électoral. En février 1791, on voulut le nommer évêque constitutionnel de Taris : mais il informa l'assemblée électorale qu'il ne pourrait accepter cette fonction. Lorsque, après la fuite du roi à Varennes, l'idée d'une république fut mise en avant pour la première fois, Sieyès se prononça résolument pour la monarchie, comme la forme de gouvernement la plus propre à garantir la liberté. Ses opinions se modifièrent toutefois à la suite des trahisons du roi, et, lorsqu'il fut envoyé à la Convention par le département de la Sarthe, il était devenu républicain. Il siégea sur les bancs du centre, et vola la mort du roi. Après le 31 mai, il entra au Comité d'instruction publique. C'est de son rôle au sein de ce Comité que nous voulons dire ici quelques mots.

Quand l'élimination des chefs girondins eut mis fin aux luttes qui paralysaient la Convention, ce ne fut pas la Montagne qui" saisit tout d'abord le pouvoir. Les hommes du Centre avaient subi avec quelque impatience la domination de la Gironde ; ils avaient aidé à la renverser ; ils se présentèrent ensuite pour recueillir la succession du parti vaincu, et la Montagne les laissa faire. Le Comité de salut public était déjà entre leurs mains: ils s'installèrent dans les autres comités, et particulièrement dans celui d'instruction publique, où leurs principaux représentants furent Sieyès. Daunou et Lakanal.

L'ancien Comité d'instruction publique, auquel Chénier, Lanthenas et Romme avaient servi de rapporteurs (décembre 1792), avait adopté en principe le plan de Condorcet. Mais après avoir montré, au début, un vif désir de hâter l'organisation de l'enseignement national, il avait dû renoncer à obtenir que la Convention, absorbée par des intérêts plus pressants, les oubliât pour s'occuper des écoles. Aussi, pendant les cinq premiers mois de 1793, la question de l'instruction publique disparaît-elle à peu près complètement de l'ordre du jour de l'assemblée. Ce fut le Comité de salut public qui l'y replaça.

Le rôle du Comité de salut public était de prendre, en vertu de ses pouvoirs extraordinaires, les mesures que réclamait la sûreté générale. En venant, le 30 mai, proposer à la Convention un décret sur les écoles primaires, ce Comité plaçait donc la question de l'éducation nationale au nombre de celles dont la solution immédiate importait au salut de la patrie La Convention décréta, sur sa proposition, qu'il y aurait une école primaire dans tous les lieux qui ont depuis quatre cents jusqu'à quinze cents individus. Un article supplémentaire disait : » Le projet de décret présenté par le Comité d'instruction publique sera mis à l'ordre du jour irrévocablement tous les jeudis ».

Mais le Comité d'instruction publique, renouvelé après la journée du 2 juin, ayant des vues toutes différentes de celles de ses prédécesseurs, retira le projet de décret présenté en décembre 1792 par l'ancien Comité, et s'occupa à en préparer un autre. Sieyès en fut le principal inspirateur ; tous les témoignages concourent à établir ce fait. Lorsque le nouveau plan eut été lu à la Convention le 26 juin par Lakanal, Hassenfratz le dénonça expressément au club des Jacobins comme « ayant pour père le prêtre Sieyès » ; Sieyès lui-même publia, dans le Journal d'instruction sociale (nos 3, 5 et 6), une apologie du projet où il plaide en faveur des dispositions contestées avec une insistance et une chaleur qui décèlent l'auteur défendant son oeuvre personnelle ; enfin Lakanal, dans sa brochure intitulée Lakanal à ses collègues, se borna à reproduire les articles de Sieyès, qu'il substitua au texte de son propre rapport: marque de déférence donnée par le rapporteur du Comité à l'auteur véritable du projet.

Quelles raisons avaient déterminé Sieyès et ses collègues à abandonner le plan de Condorcet ? Ce n'était pas l’hostilité politique. Condorcet avait désapprouvé les mesures violentes prises par les Girondins en mai ; il avait voté pour la suppression du Comité des Douze ; ce n'est que le 8 juillet qu'il fut décrété d'arrestation à la suite de la publication de sa brochure sur le projet de nouvelle constitution ; d'ailleurs plusieurs membres du nouveau Comité d'instruction publique, comme Daunou, étaient ses amis ; Sieyès lui-même l'avait pour collaborateur au Journal d'instruction sociale (rédigé par Sieyès, Condorcet et Duhamel). Mais sur les questions d'instruction publique, les opinions différaient au sein du même parti, tandis que des hommes de partis opposés se trouvaient réunis sur ce terrain pour la défense d'une idée commune. C'est ainsi que Romme, montagnard décidé, se montra jusqu'au bout partisan du plan de Condorcet, et réussit même à le faire adopter, pendant un instant, au commencement de l'an II. Par contre, dès le mois de décembre 1792, on voit Durand-Maillane soutenir, comme le font Sieyes et Daunou en juin 1793, que les degrés supérieurs de l'enseignement doivent être abandonnés à l'industrie privée, « à toute la liberté du génie, des goûts et des moyens », et protester contre « cette suite d'enseignements qui, sous le nom d'instituts, de lycées et de Société nationale, va former dans la nation, et à ses dépens, une corporation formidable » ; et cette doctrine qu'on croirait propre aux hommes du Centre, nous la retrouvons professée ensuite en l'an II par des jacobins, qui veulent « proscrire à jamais toute idée de corps académique, de société scientifique, de hiérarchie pédagogique » ; ils disent, absolument comme Sieyès et Durand-Maillane, que la République ne doit à ses enfants que l'enseignement gratuit des connaissances nécessaires à tous, et que pour les connaissances supérieures il faut s'en rapporter à l'industrie particulière.

Les raisons qui firent écarter, en juillet 1793, le projet de Condorcet purent être de diverse nature ; mais il en est une qui nous semble avoir dû être prépondérante : Sieyès, homme à systèmes, ne pouvait pas accepter un plan conçu par un autre ; il voulut en donner un de sa façon.

Nous avons, à l'article Convention, analysé le Projet d'éducation nation lie que Lakanal présenta à la tribune de la Convention le 26 juin. Le programme des écoles primaires, ou plutôt des écoles « nationales », tel qu'il est formulé dans ce projet, se distingue de celui que contenait le projet de novembre-décembre 1792 en ce [qu'il est plus développé, et qu'une place considérable y est faite à l'éducation physique, aux ouvrages manuels et à l'éducation civique. Dans le Journal d'instruction sociale (n° 3), Sieyès a commenté ce programme en ces termes : « L'instruction, il faut on convenir, n'a guère été, jusqu'à ce jour, qu'un enseignement littéraire. Il fallait en agrandir la sphère, et lui faire embrasser la partie physique et morale de l'éducation, comme les facultés purement intellectuelles, les talents industriels et manuels, comme les talents agréables ; car la véritable instruction s'occupe de tout l'homme, et même, après avoir cherché à perfectionner l'individu, elle essaie d'améliorer l'espèce ».

Dans un autre passage du même journal, Sieyès compare le législateur, en matière d'éducation, à un architecte chargé de donner de l'eau à une ville : il construit la machine hydraulique, mais ce n'est pas lui qui fait l'eau ; de même ce n'est pas au législateur à déterminer les méthodes, à fixer les connaissances ou les vérités : « ce travail appartient à ce qu'il y a de plus libre sur la terre, à l'esprit humain, dont les progrès sont incalculables ». Et il ajoute « Ce qui frappera le plus, dans ce projet, les personnes qui ont connaissance des plans présentés à l'Assemblée constituante par Talleyrand, et à l'Assemblée législative par Condorcet, ce sera de n'y voir qu'un seul degré d'instruction, plus de lycées, plus de Société nationale, etc. Le Comité de la Convention a cru ne devoir offrir qu'un plan d'écoles primaires renforcées. Il s'est borné à faire payer, par la bourse commune, l'instruction commune à tous. Ce changement ne doit point alarmer les amis des sciences et des arts. Dans un pays comme le nôtre, il n'est point à craindre de voir dessécher les sources des connaissances supérieures, des professions savantes et des talents distingués. On peut s'en rapporter, sur tout cela, à l'industrie particulière. » Les mêmes raisons furent aussi développées par Daunou dans son Essai sur l'instruction publique.

Nous savons, par Daunou, que le chapitre consacré aux fêtes était, de tous ceux du projet, celui auquel Sieyès tenait le plus, où il avait le plus mis du sien Ce chapitre fut aussi l'un de ceux qui prêtèrent le plus à la critique et à la raillerie. On reprocha à Sieyès « de vouloir faire des jeunes Français des pantins, des chanteurs et des danseurs » ; on fit des gorges chaudes de la « fête des animaux compagnons de l'homme ». Sur ce dernier point, Sieyès se détendit en prêtant au bon Lakanal un mot devenu célèbre : « Le rapporteur du comité a répondu à des personnes qui lui disaient : Qu'est-ce donc que la fête des animaux? Mes amis, c'est la vôtre. » A deux reprises, dans le Journal d'instruction sociale, Sieyès revient sur ce sujet des fêtes, qu'avait déjà traité avant lui Rabaut Saint-Etienne, et dont M.-J. Chénier devait encore entretenir la Convention quelques mois plus tard. « On a compris, dit-il, les fêtes nationales dans le plan général de l'instruction publique. Rien n'est plus propre, en effet, que cette institution à moraliser les hommes, à les policer de plus en plus dans leurs relations sociales, et à leur inspirer, soit en particulier, soit en commun, une bonne émulation d'estime et de gloire, mère des progrès utiles. L'objet de ces différentes fêtes sera, comme celui de chaque partie de l'enseignement, développé dans de petits livres classiques faits exprès. Je ne sais, mais il me semble que, pour peu que l'enthousiasme et l'imagination française se prêtent aux jeux et aux fêtes que l'on propose, nous n'aurons bientôt plus rien à envier à l'ancienne Grèce. »

Un autre point du projet qui fut vivement attaqué, c'était l'institution d'une Commission centrale de l'instruction publique, dont les membres, au nombre de douze, renouvelés annuellement par tiers, devaient être nommés soit par le Conseil exécutif (dans la première rédaction du projet), soit par le Corps législatif, mais « sur une liste double présentée par la Commission elle-même ». On vit là un danger ; Hassenfratz montra que « dans le système du prêtre Sieyès, dix-huit ou vingt membres rouleraient perpétuellement sur eux-mêmes et formeraient ainsi une coterie particulière, un nouveau sommet d'aristocratie ». Sieyès, après avoir essayé de défendre le principe de la cooptation, comprit qu'il fallait céder sur ce point ; il déclara (Journal d'instruction sociale, n° 6) qu'il renonçait à convaincre des contradicteurs qui ne voulaient entendre à aucune raison. « C'est égal, dit-on, la Commission ne vaut rien. Je fais, en ce cas, ma meilleure réponse, puisqu'elle est la dernière, et qu'elle me délivre ou de ma propre erreur, ou de celle des autres. Ça ne vaut rien, dites-vous ; eh bien, il n'y a qu'à effacer. »

Nous avons dit ailleurs (p. 384) comment le projet du 26 juin fut écarté dans la séance du 3 juillet. La Convention chargea une commission spéciale de six membres de lui présenter un nouveau plan, et le Comité d'instruction publique se trouva dessaisi de la question. Sieyès fut vivement affecté de son échec ; à partir de ce moment, il rentre dans le silence ; il s'abstient de participer aux travaux du Comité, dont il est éliminé lors du renouvellement du 15 du premier mois de l'an deuxième (6 octobre 1793).

Pendant toute la période de la dictature montagnarde, Sieyès resta muet, comme la plupart des hommes du Centre. Dans une occasion seulement il fut amené à prendre la parole ; ce fut à l'occasion de la « déprètrisation » (17 brumaire an II). Il attendit trois jours pour se prononcer, et le 20 brumaire il lut une déclaration par laquelle il s'associait à celles qu'avaient déjà faites Thomas Lindet, Gay-Vernon et autres prêtres du parti philosophique. « Mes voeux, dit-il, appelaient depuis longtemps le triomphe de la raison sur la superstition et le fanatisme. Ce jour est arrivé ; je m'en réjouis comme d'un des plus grands bienfaits de la République française. Quoique j'aie déposé, depuis un grand nombre d'années, tout caractère ecclésiastique et qu'à cet égard ma profession de foi soit ancienne et bien connue, qu'il me soit permis de profiter de la nouvelle occasion qui se présente pour déclarer encore, et cent fois s'il le faut, que je ne reconnais d'autre culte que celui de la liberté et de l'égalité, d'autre religion que l'amour de l'humanité et de la patrie. » Il annonça ensuite qu'il faisait abandon de dix mille livres de rentes viagères que la loi lui avait conservées comme indemnité d'anciens bénéfices.

Après le 9 thermidor, lorsque le pouvoir fut tombé des mains de la Montagne à celles du Centre, on vit Sieyès rentrer en scène. Il fut l'inspirateur du décret du 27 brumaire an III sur les écoles primaires, nouvelle édition du projet du 26 juin 1793, qui fut substitué au décret jacobin du 29 frimaire an II ; il est vrai que deux parties essentielles du plan Sieyès, le chapitre relatif à la Commission centrale et le chapitre des fêtes, furent sacrifiées. Tel qu'il fut voté, ce décret du 27 brumaire constituait une législation acceptable de l'instruction primaire, bien supérieure à celle que Daunou fil décréter l'année suivante. Le 22 brumaire an III, Sieyès avait été nommé, avec Lakanal, commissaire de la Convention près l'Ecole normale nouvellement créée ; mais il refusa sa nomination et fut remplacé par Deleyre. En pluviôse an III, Sieyès publia une brochure où il justifiait son mutisme pendant la crise de l'an II par cette sentence : « L'opinion publique était alors dans le silence ». Le mois suivant, il fut élu membre du Comité de salut public en remplacement de Carnot: ce fut lui qui fit voler la loi dite « de grande police » (1er germinal), qui instituait la peine nouvelle de la déportation, ou, comme on l'appela alors, de la « guillotine sèche». Après l'adoption de la constitution de l'an III, à laquelle il n'eut point de part et qu'il désapprouvait, il refusa de faire partie du Directoire.

Le reste de la carrière politique de Sieyès ne nous appartient pas. Rappelons seulement qu'il siégea au Conseil des Cinq-Cents, dont il fut président après le 18 fructidor ; qu'il devint membre du Directoire en l'an VII, avec le dessein avoué de renverser la constitution ; qu'il s'associa à cet effet avec Bonaparte ; mais que, joué par celui-ci, il fut écarté du pouvoir après le coup d'Etat du 18 brumaire. Devenu plus tard sénateur et comte de l'empire, il fut banni à l'époque de la seconde Restauration, se réfugia en Belgique, rentra en France en 1830, et mourut à Paris le 20 juin 1836, à l'âge de quatre-vingt-huit ans.

James Guillaume