bannière

s

Sévigné (Mme de)

Marie de Rabutin-Chantal naquit à Paris, dans un hôtel de la place Royale, le 5 février 1626, de Celse-Bénigne de Rabutin, baron de Chantai, et de Marie de Coulanges : noblesse d'épée du côté des Rabutin, noblesse de robe du côté des Coulanges et aussi de la grand'mère paternelle, la célèbre Mme de Chantai (la fondatrice de l'ordre de la Visitation, canonisée en 1767), fille du président Frémyot ; des deux paris, du sang bourguignon. Elle perdit son père à un an, sa mère à sept, ses aïeuls de Coulanges à neuf ; son autre aïeule, la fondatrice de la Visitation, ne mourut qu'en 1641, mais laissa la petite orpheline aux soins de son oncle, Christophe de Coulanges, abbé de Livry, qui fut son tuteur, qu'elle appelait son « second père » et son « bienfaiteur », et qu'elle a immortalisé sous les noms du « bon abbé »

et du « bien bon ». Il la prit avec lui à Paris et à Livry, lui donna une éducation exceptionnellement soignée, administra sa fortune, et lui fit épouser à dix-huit ans le marquis de Sévigné, d'une vieille souche bretonne, neveu du coadjuteur plus tard cardinal de Retz. Mariage malheureux : négligée par un mari qu'elle aimait quand même, et qui, tué en duel en 1651 par le chevalier d'Albret, la laissa veuve à vingt-cinq ans, elle refusa toute nouvelle union pour se consacrer à son 01s et surtout à sa fille ; maria celle-ci en 1669 au comte de Grignan, gouverneur de Provence, celui-là en 1684 à une fille noble de Bretagne, et vécut partagée entre Paris, Livry, les Rochers (près de Vitré), quelques voyages à Vichy, quelques séjours en Provence. Elle mourut à Grignan en 1696. Sa vie, fort traversée pendant les vingt-cinq premières années, n'a plus d'histoire pendant les quarante-cinq dernières, que celle de ses relations de cour et d'amitié, et surtout de cette tendresse pour sa fille qui nous a valu un des monuments de la littérature du dix-septième siècle.

Le commerce épistolaire offrait alors à la société polie l'attrait d'un exercice d'esprit, et cet autre genre d'intérêt qui résulte aujourd'hui des journaux et de leurs chroniques. Les lettres de Mme de Sévigné sont restées le modèle du genre par un air de sincérité, de naturel, d'abandon, par un tour d'esprit et de style inimitable, quoiqu'elles aient suscité bien des imitateurs. Les beaux et grands styles du dix-septième siècle peuvent se rattacher à deux procédés différents : le style savant, travaillé, châtié, difficilement facile, plein de ratures et de corrections, le style inauguré par Malherbe, Balzac, Voiture, celui de Boileau, de Racine, de Fléchier, de Massillon ; et le style capricieux, mobile, primesautier, abondant, large, celui de Montaigne et de Rabelais comme prédécesseurs, de La Fontaine, de Molière, de Saint-Simon, même de Corneille et de Bossuet, en tenant compte de la diversité des genres et des esprits : le style « à la bride sur le col », comme dit Mme de Sévigné. Et, en effet, c'est bien le sien, elle est de cette famille : « Vous savez que je n'ai qu'un trait de plume, ainsi mes lettres sont fort négligées ; mais c'est mon style, et peut-être qu'il fera autant d'effet qu'un autre plus ajusté. Ma fille, votre commerce est divin, ce sont des conversations que vos lettres. » On ne saurait mieux dire ; seulement ce qui est divin, ce n'est pas, comme le pense son orgueil maternel, le commerce de Mme de Grignan, c'est celui de Mme de Sévigné.

Nombre de ces lettres étaient devenues classiques de son vivant ; au moins dans son monde, où elles passaient de main en main, par exemple celles du « cheval » et de la « prairie » à Mme de Coulanges. Qui ne connaît, parmi les plus citées : la lettre du madrigal (1er décembre 1664) ; le mariage de Lauzun (15 et 19 décembre 1670) ; Vatel (26 avril 1671) ; la duchesse de Longueville à la mort de son fils (20 juin 1672) ; le carrosse de l'archevêque de Reims (5 février 1674) ; la mort de Turenne(31 juillet, fi août, 16 août, 28 août 1675) ; la cour à Versailles (29 juillet 1676) ; la mort de l'abbé Bayard (4 octobre 1677) ; une représentation d'Esther à Saint-Cyr (21 février 1689) ; la mort de Louvois (26 juillet 1691), combien d'autres encore? ou plutôt, combien peu faudrait-il retrancher de l'ensemble pour n'avoir que des chefs-d'oeuvre ! Ce n'est donc pas sans raison que Mme de Sévigné compte désormais parmi les auteurs classiques de l'enseignement primaire aussi bien que de l'enseignement secondaire. L'histoire peut lui demander un utile complément d'informations, ainsi sur le procès de Fouquet, sur les révoltes de Bretagne, sur l'ambassade du duc de Chaulnes et de M. de Lavardin à Rome, sur Mme de Montespan et Mme dé Maintenon. L'histoire de la littérature la réclame à bon droit. L'histoire de la pédagogie est elle-même intéressée à étudier spécialement ses opinions littéraires, ses idées morales, ses vues sur l'éducation.

Elle appartenait à la première moitié du siècle de Louis XIV, celle d'avant Louis XIV. Deux influences ont agi sur sa jeunesse, l'hôtel de Rambouillet et la Fronde. J'entends l'hôtel de Rambouillet dans son acception la plus saine et la plus élevée, c'est-à-dire une culture très littéraire dans un milieu très poli et très mondain. L'abbé de Coulanges était lié avec les beaux esprits et aussi les libres esprits du temps. Ménage et Chapelain furent les professeurs de Marie de Rabutin, lui apprirent le latin, l'italien, l'espagnol et même le français. Lorsqu'elle entra dans le monde après son mariage, elle ne changea pas de milieu ; elle retrouva ses maîtres, les amis de ses maîtres et de son oncle, dans le salon bleu d'Arthénice, mêlés avec tout ce que la littérature, la cour et la ville avaient de plus distingué, et, au premier rang, des femmes que le nom de « précieuses » n'a pas toutes ridiculisées, parce qu'elles n'étaient pas toutes « ridicules ». Reportons-nous à la période écoulée entre 1636, année où Marie de Rabutin fut amenée à Paris, et 1660 environ ; elle est marquée par des évènements mémorables dans l'ordre intellectuel, la fondation de l'Académie française, le Discours de la méthode, les chefs-d'oeuvre de Corneille, les premiers écrits d'Arnauld, les Provinciales. La première impression que produit le talent, à plus forte raison le génie, sur les intelligences bien douées est ineffaçable : celle du génie, Mme de Sévigné la dut à Corneille, et secondairement à Descartes, à Pascal ; celle du talent, à Balzac, à Voiture, à Racan, à Rotrou, à Scudéry, même à La Calprenède. La plus forte et la première en date fut celle de Corneille ; plusieurs de ses contemporains, Saint-Evremond entre autres, la subirent au même degré. Cela s'explique : qui a pu dans la prime jeunesse applaudir le Cid, cette pièce de jeunesse, cette « fleur immortelle d'amour et d'honneur », comme dit Sainte-Beuve, ne saurait rien lui préférer, même rien lui comparer : « Je suis folle de Corneille, écrivait-elle. Il faut que tout cède à son génie. » Quand Racine produisit son premier chef-d'oeuvre, Andromaque, elle n'avait plus quinze ans, vingt ans, comme aux beaux jours du vieux Corneille, elle en avait quarante, et jamais elle ne retrouva cette émotion unique des jeunes années. Elle n'est même pas juste à l'égard de Racine : « Si je pouvais vous envoyer la Champmeslé, vous trouveriez cette comédie belle (Bajazet) ; mais sans elle, elle perd la moitié de ses attraits ». Esther trouvera grâce à ses yeux, mais c'est que ce jour-là le roi l?aura mise sur la liste privilégiée des invités de Saint-Cyr.

Ce qui la charmait dans Corneille, c'était le côté héroïque, « transportant ». C'est aussi ce qu'elle aimait dans les romans si à la mode alors et que nous jugerions insupportables ; elle avoue ingénument son faible. « Malgré moi, j'y trouve encore quelque amusement », écrit-elle à quarante-cinq ans, en relisant les vingt-trois volumes de la Cléopâtre de La Calprenède : « Je songe quelquefois d'où vient la folie que j'ai pour ces sottises-là ; j'ai peine à le comprendre Vous vous souvenez peut-être assez de moi pour savoir que je suis assez blessée des méchants styles ; j'ai quelques lumières pour les bons, et personne n'est plus touchée que moi des charmes de l'éloquence. Le style de La Calprenède est maudit en mille endroits de grandes périodes de roman, de méchants mots, je sens tout cela. Je trouve donc qu'il est détestable, et je ne laisse pas de m'y prendre comme à de la glu. La beauté des sentiments, la violence des passions, la grandeur des évènements, et le succès miraculeux de leur redoutable épée, tout cela m'entraîne comme une petite fille. » (12 juillet 1671.) Quand on a passé par la Fronde, on se plaît aux coups d'épée.

Elle se plaisait également aux livres gais ; sa solide vertu était une vertu de bonne humeur que n'effarouchaient pas les joyeusetés de Rabelais et de La Fontaine : « Cela est épouvantable ; mais vous savez que je ne m'accommode guère bien de toutes les pruderies qui ne me sont pas naturelles ; et comme celle de ne plus aimer ces livres-là ne m'est pas encore entièrement arrivée, je me laisse divertir sous le prétexte de mon fils qui m'a mise en train » (5 juillet 1671). Sur ce point, notre siècle est plus sévère et il n'a pas tort : Mme de Rémusat, qui avait un culte pour Mme de Sévigné, et qui s'en est plus d'une fois souvenue en écrivant à son fils, n'aurait certes pas eu l'idée de se faire lire par celui-ci des chapitres de Pantagruel. C'était, chez Mme de Sévigné, le fond du sujet mis à.

part, un effet d'affinité littéraire : comme elle préférait les inégalités sublimes de Corneille à la perfection soutenue de Racine, elle préférait le libre et vif naturel de La Fontaine à la correction un peu sèche de Boileau.

Ses goûts n'étaient pas pour cela exclusifs ; son intelligence compréhensive passait aisément des lectures frivoles aux plus sérieuses. Elle savait s'intéresser à tout, pêle-mêle, selon l'occurrence : saint Augustin, Quintilien, Balzac, le P. Maimbours, Josèphe, Molière, Bourdaloue, La Fontaine, le Tasse, Pétrarque, Tacite, Racine, Mézerai, Corneille, l'Arioste, Bossuet, le P. Rapin, Fléchier, Arnauld, Pascal, et cent autres encore ; Nicole avant tout, Nicole dont les Essais de morale étaient son livre de chevet, et qu'elle exalte sans jamais épuiser son admiration. Elle ne l'épuise pas, mais elle l'explique fort bien : « Vous savez que je suis toujours un peu entêtée de mes lectures. Ceux à qui je parle ou à qui j'écris ont tout intérêt que je lise de bons livres. Celui dont je veux parler présentement, c'est toujours de Nicole, et c est du traité d'entretenir la paix entre les hommes. Ma bonne, j'en suis charmée ; je n'ai jamais rien vu de si utile, ni si plein d'esprit et de lumière. Si vous ne l'avez pas lu, lisez-le ; et si vous l'avez lu, relisez-le avec une nouvelle attention. Je crois que tout le monde s'y trouve ; pour moi, je crois qu'il a été fait à mon intention ; j'espère aussi d'en profiter, j'y ferai mes efforts. Vous savez que je ne puis souffrir que les vieilles gens disent : Je suis trop vieux pour me corriger. Je pardonnerais plutôt à une jeune personne de tenir ce discours. La jeunesse est si aimable qu'il faudrait l'adorer, si l'âme et l'esprit étaient aussi parfaits que le corps ; mais quand on n'est plus jeune, c'est alors qu'il faut se perfectionner, et tâcher de regagner du côté des bonnes qualités ce qu'on perd du c<>té des agréables. Il y a longtemps que j'ai fait ces réflexions, et pour cette raison je veux tons les jours travailler à. mon esprit, à mon âme, à mon coeur, à mes sentiments. Voilà de quoi je suis pleine, et de quoi je remplis cette lettre, n'ayant pas beaucoup d'autres sujets. » (A Mme de Grignan, 7 octobre 1671.)

Tel est le fruit qu'elle recueillait de ses lectures : bel argument en faveur de l'instruction féminine. C'est qu'aussi il y avait du moraliste en elle, comme chez tous les bons esprits du dix-septième siècle. La tendance à moraliser se fait jour dans ses lettres, d'abondance, sans effort, sans apprêt ni recherche, souvent avec profondeur, toujours avec finesse et bon sens. La réflexion morale se dégage spontanément ; tout lui est occasion, les petits comme les grands événements, la vie, la mort, le monde, la campagne, car, aimant et sentant la nature comme bien peu de ses contemporains, elle en reçoit l'impression morale plus encore que l'impression pittoresque : « J'ai trouvé ces bois d'une beauté et d'une tristesse extraordinaires. C'est une solitude faite exprès pour y bien rêver. Si les pensées n'y sont pas tout à fait noires, elles y sont au moins gris brun » (25 septembre 1675.) Toutefois, sa philosophie n'est pas morose ; ouverte, sans replis obscurs ni subtilité, comme son caractère, elle n'a pas besoin d'être « épaissie », comme la métaphysique de Mme de Grignan ou la religion de Mme Guyon. Elle prend la vie telle qu'elle est, et, quand la pensée de la mort se présente, elle ne la repousse pas ; parmi ses plus belles lettres, il y en a plusieurs dans cet ordre d'idées : la mort, la vieillesse, le progrès moral à accomplir en vieillissant. Sa dévotion et sa philosophie se prêtent secours : une dévotion sincère, élevée, sans petitesses, sans « chapelet », sans « fréquentes communions », sentant fort son Port-Royal ; car tout en soutenant le libre arbitre que son bon sens lui affirme, elle est de coeur avec les jansénistes qui le nient contre les jésuites qui le défendent.

Il y avait peut-être un autre motif à son jansénisme : l'indépendance du caractère et une inviolable fidélité dans ses amitiés. L'indépendance du caractère, elle la tenait des Rabutin : son grand père, après avoir bien guerroyé pour Henri IV, et s'être battu dix-huit fois en duel, avait quitté la cour, mécontent ; son père, pour avoir servi de second à Boutteville, après une douzaine d'autres duels sous Richelieu, était allô à trente et un ans se faire tuer à l'île de Ré par les Anglais ; s'il avait vécu, il aurait été Frondeur. Son mari le fut ; elle aussi, pour son propre compte, par impulsion de nature et d'amitié. Elle en garda toujours quelque chose ; sans doute, pas au point de compromettre la fortune de son gendre, de protester contre les « penderies » de Bas-Bretons ni les dragonnades, pas même de recevoir sans une joie triomphante les compliments de la reine et les révérences du roi ; du moins jamais elle ne renia ses amis, ce qui est un mérite dans tous les temps, et ce qui était un acte de courage dans celui-là. Elle écrivait à Bussy avec une fierté légitime : « Mon cousin, apprenez donc de moi que ce n'est pas la mode de m'accuser de faiblesse pour mes amis ». Les douze lettres à Pomponne sur le procès de Fouquet sont admirables de coeur. Le cardinal de Retz fut en disgrâce toute sa vie, et toute sa vie elle lui fut fidèle. Pomponne disgracié n'eut pas d'amie plus sûre : « Le malheur ne me chassera pas de cette maison : il y a trente ans (c'est une belle date) que je suis amie de M. de Pomponne ; je lui jure fidélité jusqu'à la fin de ma vie, plus dans la mauvaise que dans la bonne fortune » (A M. de Guitaut, 6 décembre 1679). Elle sentait le prix de l'amitié, ignorait la rancune ; elle méritait d'avoir et elle eut, elle aussi, les amis les plus dévoués et les plus constants.

Il n'y a pas longtemps que les historiens de la pédagogie ont pensé à interroger Mme de Sévigné sur ce sujet, et peut être l'auteur de cet article est-il parmi les premiers qui en aient eu l'idée. Non qu'il y ait chez elle quoi que ce soit qui ressemble à un système ou à la plus légère prétention ; elle ne met pas plus enseigne de femme pédagogue que de femme auteur. Mais ayant eu à élever un fils et une fille, ayant été promue d'assez bonne heure à la dignité de grand'-mère, comment, avec ses habitudes d'observer et de réfléchir, ses goûts délicats et son aptitude à moraliser, n'aurait-elle pas eu ses vues propres sur l'éducation comme sur le reste? Ira-t-on à priori mettre leur valeur en suspicion, parce que, appliquées à sa fille, elles ont produit une personnalité égoïste, au coeur sec, à la tête froide, à l'humeur difficile? Mais elles en ont fait aussi une femme sérieuse sans pédanterie et vertueuse sans pruderie. Quant à son fils, qu'elle n'a pas négligé autant qu'on pourrait le croire, si elle n'a pas réussi à supprimer en lui l'hérédité paternelle, les passions, le décousu de l'existence, elle lui a donné un goût persistant pour les choses de l'esprit, un fonds inaltérable d'idées sérieuses et de sentiments généreux. D'ailleurs il n'est pas sans exemple que même des pédagogues excellents échouent dans l'éducation de leurs enfants, précisément parce que ces enfants sont les leurs. Quoi qu'il en soit, Mme de Sévigné nous fournit quelques éclaircissements sur l'éducation au dix-septième siècle, tout en nous faisant connaître ce qu'elle pensait elle-même.

Quelques années d'études avec un précepteur, l'entrée au service à l'âge où il conviendrait de faire ses classes, un brevet de colonel à celui où l'on prend aujourd'hui un diplôme de bachelier : telles étaient souvent les étapes d'une éducation de gentilhomme ; telles furent celles de l'éducation du « petit marquis », du « petit dauphin » des Grignan. Mme de Sévigné en prend assez facilement son parti, mais elle voudrait combler les lacunes. Elle essaie de lui inspirer le goût de la lecture ; peine perdue : « Il en est incapable présentement, sa jeunesse lui fait du bruit, il n'entend pas » (24 janvier 1689). Elle revient à la charge, comptant sur les ennuis de la garnison pour lui faire « avaler » au moins des ouvrages qui traitent du métier : » Je lui dis que, puisqu'il aime la guerre, il est monstrueux de n'avoir point envie de voir les livres qui en parlent, et les gens qui ont excellé dans cet art: je le gronde, je le tourmente, j'espère que nous le ferons changer » (14 décembre 1689). Elle ne le gronde pas bien fort, apparemment, voyant fort bien par où il pèche, par excès de jeunesse : « Il n'est pas cuit, comme dit Mme de La Fayette ; encore un petit bouillon au coin de votre feu lui fera tous les biens du monde ». Il avait dix-huit ans.

Elle ne ménage pas son coin du feu à elle pour le mûrir, d'accord avec son oncle, le chevalier de Grignan, qu'elle met en avant pour ne pas paraître trop empiéter de sa personne sur les prérogatives d'une mère fort susceptible : « M. le chevalier est plus utile à ce petit garçon qu'on ne peut l'imaginer. Il lui dit toujours les meilleures choses du monde sur les grosses cordes de l'honneur et de la réputation, et prend un soin de ses affaires dont vous ne sauriez trop le remercier ; il entre dans tout, il se mêle de tout, et veut que le marquis ménage lui-même son argent, qu'il écrive, qu'il suppute, qu'il ne dépense rien d'inutile : c'est ainsi qu'il tâche de lui donner son esprit de règle et d'économie, et de lui ôter un air de grand seigneur, de qu'importe? d'ignorance et d'indifférence, qui conduit fort droit à toutes sortes d'injustices, et enfin à l'hôpital. Voyez s'il y a une obligation pareille à celle d'élever votre fils dans ces principes. Pour moi, j'en suis charmée, et trouve bien plus de noblesse à celle éducation qu'aux autres. » C'était précisément celle que ne lui auraient pas donnée ses parents, magnifiques à l'envi, prodigues à qui mieux mieux, sans cesse aux abois sans diminuer d'une livre leur train de maison ni leur jeu. Mme de Sévigné avait au contraire un esprit d'ordre et une entente des affaires, héritage des Coulanges, qu'elle tenta vainement de leur communiquer, mais dont elle voulut du moins doter son petit-fils. Elle y réussit médiocrement ; ses efforts sont plus heureux dans l'apprentissage de la cour et du monde, cette seconde éducation d'où sortait l' « honnête homme » et que pouvait seul achever le commerce des femmes : « En votre absence, je me mêle de lui apprendre les manèges des conversations ordinaires, qu'il est important de savoir : il y a des choses qu'il ne faut pas ignorer. Il serait ridicule de paraître étonné de certaines nouvelles sur quoi l'on raisonne ; je suis assez instruite de ces bagatelles. Je lui prêche fort aussi l'attention sur ce que les autres disent, et la présence d'esprit pour l'entendre vite et y répondre : cela est tout a fait capital dans le monde. » (10 décembre 1688.)

Si l'on faisait des colonels de dix-huit ans, on faisait des religieuses de seize, pour payer le régiment du fils avec la part de sa soeur. Marie-Blanche, l'aînée des petites-filles de Mme de Sévigné, fut ainsi sacrifiée : voyant « qu'il fallait se résoudre et qu'elle n'était pas la plus forte », l'aïeule courba la tête, mais parvint à sauver la seconde, Pauline, qui fut Mme de Simiane et publia la première édition des lettres de sa grand'mère. Elle la sauva même de l'éducation de couvent, qu'elle jugeait propre à rendre « sotte et ricaneuse », et impropre à former l'esprit « ni sur le sujet de la religion, que les soeurs ne savent guère, ni sur les autres choses ». Mme de Maintenon et Fénelon n'étaient pas moins sévères dans le jugement qu'ils en portaient. Gardez votre fille auprès de vous, dit-elle sans se lasser à Mme de Grignan, mais elle ajoute à quelle condition : « Aimez, aimez-la, ma fille. Que craignez-vous? ne vous contraignez point, laissez aller un peu votre coeur de ce côté-là. Tâtez, tâtez un peu de l'amour maternel. Pourquoi craindre de se trop amuser de ses enfants? Il y a de certaines philosophies qui sont en pure perte, et dont personne ne vous sait gré. » (Juillet 1677.) Les mères n'étaient pas tendres en ce temps-là : la princesse d'Elbeuf tenait sa fille sur un tabouret près d'elle, les bras croisés sans mot dire ; Mme Colbert ne souffrait pas que la sienne fût assise en sa présence. Mme de Grignan aurait été volontiers de cette école, qui n'était pourtant pas celle de sa mère. Mme de Sévigné pensait, comme Fénelon et Mme de Maintenon, qu'il faut permettre « une liberté honnête et une joie innocente » ; comme Molière,

Qu'il nous faut en riant instruire la jeunesse,

Reprendre ses défauts avec grande douceur,

Et du nom de vertu ne point lui faire peur.

Elle aimait les enfants, se plaisait avec eux ; on la voit aux Rochers, en compagnie d'une petite Bretonne naïve à plaisir, et que par vocation pédagogique elle s'amuse à « débrouiller » : « c'est un petit esprit vif et tout battant neuf, que nous prenons plaisir d'éclairer. Elle est dans une parfaite ignorance ; nous nous faisons un jeu de la défricher généralement sur tout :

quatre mots de ce grand univers, des empires, des pays, des rois, des religions, des guerres, des astres, de la carte ; ce chaos est plaisant à débrouiller grossièrement dans une petite tête qui n'a jamais vu ni ville, ni rivière, et qui ne croyait pas que toute la terre allât plus loin que ce parc : elle nous réjouit. » (Pi janvier 1676.) Cette ignorance n'était pas particulière à la province reculée de Bretagne : on sait par plusieurs témoignages confirmant celui de Mme de Sévigné qu'elle était beaucoup plus générale parmi les femmes que d'éclatantes exceptions ne le feraient croire. Mme de Sévigné, si instruite qu'elle lisait Virgile « dans toute la majesté du texte », la combat de toutes ses forces ; elle ne combat pas moins l'éducation à l'Agnès, qui en est le corollaire. Elle cite l'exemple d'une jeune fille de Nantes, à qui sa mère, « dévote ridicule », avait donné pour tout instituteur un confesseur jésuite : « J'ai trouvé tout d'un coup qu'elle a bien de l'esprit, et une envie si immodérée d'apprendre ce qui peut servir à être une honnête personne, éclairée et moins sotte qu'on ne l'est en province, qu'elle m'en a touché le coeur ». Elle s'est débrouillée comme elle a pu, a dévoré « tout ce qu'elle a pu attraper de romans, avec tout le goût que donne la difficulté et le plaisir de tromper. Il y a bien des gens qui s'offriraient à lui donner de l'esprit comme dans La Fontaine ; mais elle paraît n'en vouloir point de celui-là. Le temps pourra lui faire changer d'avis. » (20 et 25 mai 1680.)

Ce sont ces principes qu'elle applique à l'éducation de Pauline, dans un esprit à la fois très large et très sensé, où l?on reconnaît l'élève de Ménage, l'amie des précieuses et l'admiratrice de Nicole. Elle lui recommande instamment la lecture : il faut lire et relire ce que l'on a trouvé beau, « on le goûte, on y entre davantage, cela s'incorpore, on croit avoir fait ce qu'on lit ainsi pour la troisième fois ». Quelle vive et jolie manière de tourner la maxime antique, que « la lecture nourrit l'esprit » ! Cela ne donne-t-il pas envie de lire? Mais quoi lire? Les jeunes filles du dix-septième siècle n'étaient pas favorisées comme celles d'aujourd'hui ; il n'y avait pas de bibliothèques à leur intention. Elles lisaient ce qu'elles pouvaient, quand elles lisaient. Pauline avait hérité de la « folie » de sa grand'mère pour les romans chevaleresques ; celle-ci n'avait pas le courage de l'en blâmer ; mais, comme les plus chers intérêts étaient en jeu, elle creuse un peu plus la question qu'elle n'avait fait jusque-là. On se rappelle ce qu'elle en disait par rapport à elle-même, à quarante-cinq ans ; voici ce qu'elle en dit à soixante-trois à propos de sa petite-fille : « Il y a des exemples des bons et des mauvais effets de ces sortes de lectures : vous ne les aimiez pas, vous avez fort bien réussi ; je les aimais, je n'ai pas trop mal couru ma carrière ; tout est sain aux sains, comme vous dites. Pour moi, qui voulais m'appuyer dans mon goût, je trouvais qu'un jeune homme devenait généreux et brave en voyant mes héros, et qu'une fille devenait honnête et sage en lisant Cléopâtre. Quelquefois il y en a qui prennent un peu les choses de travers, mais elles ne feraient peut-être guère mieux quand elle ne sauraient pas lire : quand on a l'esprit bien l'ait, on n'est pas aisé à gâter. » (A Mme de Grignan, 16 novembre 1689.) On pourrait répondre qu'encore faut-il avoir l'esprit bien fait ; et comme l'esprit n'est guère « fait », bien ou mal, à quinze ans, il resterait à savoir si les romans sont de nature à le bien former. Au fond, la question s'étend beaucoup plus loin ; c'est celle des oeuvres d'imagination en général. Ici, Mme de Sévigné, qui a tant de points de contact avec Fénelon et Mme de Maintenon, s'éloigne d'eux absolument ; elle se rapproche plutôt de Plutarque et de saint Basile, qui ne pouvaient se résoudre à condamner, l'un au nom de la philosophie, l'autre au nom de la religion, les fictions des poètes, surtout les épopées homériques, ces romans de la Grèce héroïque. Ils y voyaient, eux aussi, une source de leçons morales et de nobles exemples, et faisaient de cette manière, avec le moins de risques possible, la part à une faculté impérieuse dans la jeunesse, l'imagination, qui sans cela se la ferait elle-même et, comme on dit, taillerait en plein drap.

C'est si bien le sentiment de Mme de Sévigné, qu'elle profite aussitôt de la concession qu'elle vient de faire pour demander du retour : « Je vous conjure, ma chère Pauline, de ne pas tant tourner votre esprit du côté des choses frivoles, que vous n'en conserviez pour les solides ; autrement votre goût aurait les pâles couleurs ». Les choses solides, c'est l'histoire, qui « fait la subsistance de tout le monde» et qui de plus est « un grand amusement », mais « en commençant par une chose et finissant par l'autre » ; c'est la géographie, c'est la littérature, la poésie, l'éloquence, le théâtre : comment n'aurait-elle pas prôné son Corneille, en dépit des confesseurs timorés? « Je ne pense pas que vous ayez le courage d'obéir à votre père Lanterne : voudriez-vous ne pas donner le plaisir à Pauline, qui a bien de l'esprit, d'en faire quelque usage, en lisant les belles comédies de Corneille, et Polyeucte, et Cinna, et les autres? » (5 mai 1689.) Elle va jusqu'à la littérature ancienne, et demande si l'on a « tâté de Lucien » ; jusqu'à la littérature italienne, Davila, Guichardin, le Tasse : encore un peu elle ajouterait l'Arioste, si elle ne se souvenait à temps qu'« il y a des endroits fâcheux ».

La dévotion même, au moins dans une certaine petite église, avait au dix-septième siècle un air de préciosité, que Mme de Sévigné n'admettait pas en cette matière ; là, elle est janséniste, ne conseille que les ouvrages solides, ceux du protestant Abbadie alors dans tout l'éclat de leur nouveauté, les Provinciales, et Nicole, toujours Nicole : « Donnez, donnez-lui hardiment les Essais de morale ». Mais pas d'autres moralistes : « Je ne voudrais point du tout qu'elle mît son petit nez ni dans Montaigne, ni dans Charron, ni dans les autres de cette sorte ; il est bien matin pour elle. La vraie morale de son âge, c'est celle qu'on apprend dans les bonnes conversations, dans les fables (elle adorait La Fontaine), dans les histoires par les exemples ; je crois que c'est assez. Si vous lui donnez un peu de votre temps pour causer avec elle, c'est assurément ce qui lui serait le plus utile. Je la ferais travailler, lire de bonnes choses, pas trop simples: je raisonnerais avec elle. » (15 janvier 1690, 26 octobre 1688.)

C'est bien là l'essence d'un procédé pédagogique fort en vogue de nos jours, non sans raison, déjà vanté par Rabelais, Montaigne, puis par Fénelon, Fleury, pratiqué par Mme de Maintenon : la parole du maître, vive, familière, personnelle, animant, complétant ou remplaçant le livre. C'est ainsi que l'on enseignait à Saint-Cyr la langue parlée et la langue écrite, sans beaucoup de grammaire, par l'usage ; et Mme de Sévigné l'entend de même : « Pauline est trop heureuse d'être votre secrétaire : elle apprend à penser, à tourner ses pensées, en voyant comme vous lui faites tourner les vôtres ; elle apprend la langue française, que la plupart des femmes ne savent pas ; vous prenez la peine de lui enseigner des mots qu'elle n'entendrait jamais. Continuez donc une si bonne instruction pour votre fille. » (1er juin 1689.)

Ce mode d'éducation exige, de la part de ceux qui l'emploient, la douceur, l'égalité d'humeur, la patience, dont les maîtres de Port-Royal ont donné le précepte et l'exemple, en même temps que Mme de Maintenon et Fénelon. Mme de Grignan, comme les personnes très gâtées, très adulées, n'était pas indulgente pour autrui, notamment pour sa fille ; elle se plaignait souvent, et Mme de Sévigné passait son temps à lui rendre le courage : « Pauline n'est donc pas parfaite ; tant mieux, vous vous divertirez à la repétrir. Menez-la doucement, l'envie de vous plaire fera plus que toutes les gronderies. Ne vous rebutez point ; elle a de l'esprit, elle vous aime, elle s'aime elle-même, elle veut plaire ; il ne faut que cela pour se corriger, et je vous assure que ce n'est point dans l'enfance qu'on se corrige ; c'est quand on a de la raison ; l'amour-propre, si mauvais à tant d'autres choses, est admirable en celle-là ; entreprenez donc de lui parler raison, et sans colère, sans la gronder, sans l'humilier, car cela révolte ; et je vous réponds que vous en ferez une petite merveille. » (28 février 1689.) La seule fois peut-être qu'elle prenne un ton d'autorité avec sa fille, c'est sur ce sujet qui lui tient au coeur:

« Pour Pauline, je crois que vous ne balancez pas entre le parti d'en faire quelque chose de bon ou quelque chose de mauvais. Tout vous convie d'en faire votre devoir : et l'honneur, et la conscience, et le pouvoir que vous avez en main. Quand je pense comme elle s'est corrigée en peu de temps pour vous plaire, comme elle est devenue jolie (aimable), cela vous rendra coupable de tout le bien qu'elle ne fera pas. » (11 janvier 1690.) Cette sollicitude fut récompensée. Vers seize ans, Pauline faisait l'admiration et la joie de sa grand'mère, de son oncle Charles de Sévigné qui n'était pas un juge incompétent ; Mme de Grignan elle-même était satisfaite : elle disait que l'esprit de sa fille « dérobait tout ». Mme de Simiane n'a pas trop démenti ces heureux pronostics.

En résumé, les vues pédagogiques de Mme de Sévigné se ramènent à celles-ci : s'accommoder à la nature enfantine, la suivre et l'aider pour la développer et la diriger ; cultiver la raison et le jugement ; pour les femmes en particulier, ne pas craindre de les instruire. Elle mérite donc une place, sinon dans le grand chemin de la pédagogie du dix-septième siècle, du moins dans quelque sentier aboutissant, parmi les pédagogues qui relèvent directement ou indirectement, sciemment ou à leur insu, de la philosophie cartésienne.

Les premières éditions des lettres de Mme de Sévigné sont de 1726 et 1734 ; la plus estimée est celle de M. de Monmerqué (1818), reproduite dans la Collection des grands écrivains de la France, avec une notice de M. Paul Mesnard (Hachette, 1862). On lit encore les Mémoires louchant la vie et les écrits de la marquise de Sévigné par Walckenaer.

Paul Rousselot