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Sensibilité, sentiments

Les instincts naturels de l'homme, ses sentiments, ses passions exercent sur toute sa vie une influence contre laquelle sa raison elle-même est trop souvent impuissante. Chez l'enfant, cette influence est absolument souveraine.

Les maîtres de la jeunesse se sont toujours réglés sur ce fait capital. De tout temps, la culture de la sensibilité a été le fond de l'éducation morale de l'enfant. Les divers systèmes de pédagogie ne se distinguent guère les uns des autres que par l'importance qu'ils donnent, suivant le but qu'ils se proposent, à tel où tel ordre d'instincts ou de sentiments.

I

En France, durant le dix-septième et le dix-huitième siècles, les maîtres de la jeunesse voulaient façonner des ouailles pour l'Eglise et des sujets pour le roi. De là, tout le système de pédagogie morale en vigueur jusqu'à nos jours. Des châtiments rigoureux, des récompenses habilement choisies développaient dans les âmes la crainte et la vanité, et assuraient peu à peu à ces sentiments un rôle prépondérant. La perspective des triomphes célestes, celle des supplices infernaux qu'on ne cessait de montrer aux enfants comme conséquence des triomphes et des châtiments scolaires, portaient au paroxysme leurs convoitises et leurs terreurs. En maniant adroitement ces passions, les maîtres ne pouvaient manquer de dresser des hommes pour qui le grand souci de la vie était d'éviter la disgrâce et de conquérir la faveur du roi de la terre et du roi du ciel.

Mais ce n'était là que la partie extérieure de l'éducation. La religion catholique donnait aux maîtres les moyens d'atteindre jusqu'au foyer même de l'activité humaine et de déterminer chez leurs élèves des sentiments qui les portaient à collaborer d'une façon toute spontanée, souvent même avec une sorte de passion, à leur propre asservissement. La musique et la poésie religieuse, l'architecture des églises, les sculptures et les peintures, les exercices et les cérémonies du culte, les commémorations et le cycle immense des légendes, tout parlait à l'instinct d'imitation des enfants et à leur instinct idéaliste avec une force irrésistible. Tout, au moyen de ces instincts si puissants, les entraînait vers un monde de foi ardente et naïve, d'obéissance aveugle, d'humilité et de renoncement. Est-il étonnant que, formés par une telle éducation, les Français aient en si grand nombre repoussé les principes de la Révolution, que les révolutionnaires eux-mêmes aient eu, jusqu'en 1792, des acclamations enthousiastes pour Louis XVI, et que tous, à l'envi, se soient rués ensuite aux pieds de Napoléon et du pape?

II

Le but que se proposent aujourd'hui les éducateurs diffère complètement de celui que poursuivaient nos aïeux. Nous voulons former des hommes d'un coeur droit et d'une volonté ferme, modérés, réfléchis, prévoyants, aptes, en un mot, à se gouverner eux-mêmes et non à être gouvernés par autrui.

Mais si nouvelles que soient nos vues, nous ne pouvons faire que les enfants, que nous recevons des mains de la nature, ne soient les mêmes aujourd'hui qu'au dix-septième siècle. Pas plus que les éducateurs contemporains du grand roi, nous ne pouvons songer à agir sur eux par la science et par la raison ; pour nous, comme pour nos prédécesseurs, la culture de la sensibilité reste la seule base de l'éducation. Toute la question est de savoir quels instincts et quels sentiments nous cultiverons plus spécialement pour développer par leur intermédiaire les penchants, les aspirations, les habitudes qui conviennent à des hommes libres.

La peur de l'enfer et le désir du ciel ne peuvent plus, bien entendu, avoir de rôle dans notre pédagogie. Il est même permis d'affirmer que, sans renoncer complètement à agir sur les natures inférieures par la crainte et par la vanité, nous ne saurions, en bonne logique, compter sur ces sentiments pour former les hommes sérieux et forts dont notre démocratie a un si grand besoin. Sur ces deux points, il faut nous décider hardiment à rompre avec le passé.

Mais on craint que, cette rupture accomplie, nous n'ayons plus aucune prise sur l'âme de nos élèves. Qu'on se rassure. Sans doute, nous renonçons aux moyens purement négatifs dont usait l'ancienne pédagogie ; mais, sans parler de l'influence que, de tout temps, les maîtres ont su exercer sur les enfants, par l'affection personnelle et la confiance qu'ils leur inspirent, il nous reste les deux instincts tout puissants sur lesquels nos prédécesseurs fondaient toute la partie positive et vraiment forte de leur oeuvre, l'instinct d'imitation et l'instinct idéaliste, avec les immenses ressources qu'ils mettent à notre disposition.

Ne nous laissons pas aller à l'erreur de croire que la religion catholique peut seule tirer parti de ces forces morales de premier ordre. Sachons, au contraire, les reconnaître, les capter, si l'on nous permet cette expression, et les faire travailler, nous aussi, à la culture et au perfectionnement moral de nos élèves. Nous n'aurons plus rien à envier à nos prédécesseurs.

N'est-ce pas l'instinct d'imitation qui, chez les hommes et chez les animaux eux-mêmes, détermine les premiers actes caractéristiques de la vie morale? N'est-ce pas grâce à lui que l'enfant apprend à rire, à jouer, à marcher, à parler? Il reste en activité pendant la vie entière, et ne perd pas sa force en face même de la mort. Ce que l'on nomme esprit de tradition, fidélité aux moeurs des ancêtres, qu'est-ce autre chose, en réalité, que l'effet universel et persistant de l'instinct d'imitation?

Négliger une pareille force serait fermer les yeux aux plus claires indications de la nature.

La pédagogie nouvelle s'attachera donc de plus en plus à faire de l'exemple le premier et le plus efficace des moyens d'éducation. Qu'elle le demande aux personnages historiques, aux hautes personnalités contemporaines, ou qu'il vienne des maîtres eux-mêmes, l'exemple doit servir à donner aux enfants des habitudes sérieuses et des sentiments larges et élevés, à faire naître et à développer chez eux, dès les premières années, l'idée du devoir et celle du droit.

Cependant nos moeurs sont telles, il faut l'avouer, que si, au moyen de l'instinct d'imitation, la pédagogie peut engager bien des âmes dans la voie du bien, il est à craindre que, malgré elle, le même instinct n'en entraîne beaucoup d'autres dans la frivolité et dans le vice. D'ailleurs, si l'enfant prend l'habitude d'imiter toujours, dépourvu de tout ressort personnel, il se condamnera de lui-même à la routine et à la médiocrité.

L'instinct idéaliste le préservera de ce double danger. Cet instinct nous porte à créer incessamment et à faire vivre par le désir et par le rêve des types supérieurs à la réalité, à nous en éprendre passionnément, puis, sous l'influence de l'instinct d'imitation, à reproduire de notre mieux en nous-mêmes les qualités et les vertus dont nous les avons ornés. De toutes les forces intimes qui contribuent à nous élever de l'animalité à une humanité supérieure, c'est incontestablement la plus active et la plus puissante.

C'est par l'intermédiaire de l'instinct idéaliste que toutes les religions exercent sur les âmes une action plastique si considérable. Que sont, en effet, les types divins ou sacrés qu'elles proposent au culte des hommes, sinon des conceptions idéalistes, incarnées dans des personnages plus ou moins historiques? L'essence de la vie religieuse n'est pas autre chose, l'Imitation de Jésus-Christ en est un témoignage, que l'effort ardent du croyant pour imiter, par les côtés qui provoquent plus directement sa sympathie, l'objet de son adoration.

Réduit à un rôle humain et naturel, cet instinct mystérieux corrige, complète et féconde l'oeuvre de l'instinct d'imitation. En combinant leur action, l'éducateur peut donner aux jeunes âmes une puissance de perfectionnement dont on ne connaît pas encore toute l'intensité.

En revanche, comme il arrive pour l'instinct d'imitation, cette force mal dirigée peut jouer un rôle funeste et redoutable. Combien d'hommes tombent dans le vice et même dans le crime pour s'être épris d'un idéal immoral et faux! Il faut de la part de l'éducateur une vigilance extrême, beaucoup de tact, pour écarter ce péril et déterminer l'éclosion d'un idéal digne de ce nom.

Il va sans dire que nous ne proposerons pas à nos élèves l'idéal du catholicisme : d'ailleurs, qu'il émane d'une philosophie ou d'une religion positive, aucun type idéal défini et fixé, si élevé qu'il soit, ne doit trouver place dans notre système d'éducation. Toute âme, en effet, pétrie et façonnée par un maître, pourvue par lui d'un idéal artificiel, imposé de toute pièce, cesse de vivre de sa vie propre et ne fait plus que végéter. Non seulement il faut faire éclore chez l'enfant un idéal supérieur, il faut encore y réussir en respectant son indépendance morale avec un scrupule absolu. C'est pour avoir méconnu ce principe que la plupart des éducateurs célèbres n'ont produit que des hommes nul ou médiocres, comme le grand dauphin et le duc de Bourgogne.

Si l'éducateur doit s'abstenir non seulement de toute pression tyrannique, mais encore de toute action trop directe et trop sensible, que lui reste-t-il à faire ?

Ce que fait le jardinier qui, sans torturer ni gêner la nature, amende et arrose le sol, ménage habilement la chaleur et la lumière, et assure ainsi l'épanouissement plein et entier de la plante. Un éducateur éclairé éveille l'âme de son élève et l'échauffe. Cela fait, il s'attache à mettre à sa portée toutes les sources d'émotions saines, à lui offrir sans cesse le spectacle du beau et du bien, à lui ménager des ouvertures sur les horizons les plus nobles et les plus vastes, et il laisse agir la nature.

Chez l'enfant placé dans ces conditions, par l'effet d'une sélection naturelle et toute spontanée, les appétits inférieurs, les instincts bas et égoïstes perdent insensiblement de leur force et parfois s'atrophient totalement, tandis que se développent les sentiments généreux et les aspirations élevées.

Il ne faut pas cependant se dissimuler que cette influence considérable accordée à l'instinct idéaliste n'est pas sans offrir quelque danger. C'est à cet instinct que nous devons le plus souvent les illusions de notre jeunesse, et leurs conséquences fatales, le découragement, puis le scepticisme de l'âge mûr. Il pourra arriver aussi que, chez les enfants qui ne vivront pas dans les conditions de liberté qu'exige le développement régulier de l'être humain, l'instinct idéaliste surexcité se satisfasse par ces rêveries romanesques qui chez nous autres Français endorment autant d'intelligences que l'opium en tue chez les Chinois. Mais ce sont là des difficultés que la pédagogie surmontera pour peu qu'elle cherche à les surmonter. Un enseignement pratique, national, vivant, où la rhétorique tiendra moins de place d'année en année, qui s'attachera à nourrir, à fortifier, à exercer la pensée en vue des graves devoirs qu'impose une époque aussi troublée que la nôtre, mettra nos élèves à l'abri des illusions, tandis que la liberté qu'on ne pourra s'empêcher de mesurer plus largement aux jeunes gens, à mesure que les routines monacales perdront leur autorité, préservera leurs forces intellectuelles de s'épuiser dans la folle et stérile végétation des rêves.

La chose d'ailleurs ne fût-elle pas aussi facile ; fallût-il pour avoir raison de ces difficultés une persévérance et des efforts exceptionnels, on pensera à ce que l'agriculture exige chaque jour de travail, de savoir, d'attention, de prévoyance, et l'on ne marchandera pas à la culture de l'homme ce que l'on donne sans compter à la culture du blé! '

III

Mais les principes d'éducation morale dont on vient de parler pourront-ils s'appliquer dans les écoles publiques?

Avant tout, bien entendu, il faudra pour cela que directeurs et maîtres en soient pénétrés eux-mêmes.

C'est là sans doute une condition difficile ; mais elle n'est nullement impossible à réaliser, qu'on le sache bien. Quand on a raison, on finit toujours par avoir beaucoup plus complètement raison qu'on n'osait d'abord le croire.

D'ailleurs si, en France, les maîtres nous semblent se prêter fort peu encore à une telle conception de leur rôle, c'est que la pédagogie, malgré quelques oeuvres admirables, ne fait que d'y naître à la lumière. Laissons-la grandir et s'affirmer. Comme toutes les sciences et comme tous les arts véritables, elle aura bientôt, elle aussi, des adeptes convaincus, dévoués ; ils se mettront a l'oeuvre avec foi, et ce qui nous semble utopique aujourd'hui deviendra simple et facile.

Il suffira d'abord, dans une école, que le directeur et un petit nombre de professeurs aient adopté ces principes. Quelques mots exprimant des idées généreuses et des sentiments élevés, jetés çà et là dans l'enseignement avec la simplicité familière et forte que donne la conviction, commenceront l'oeuvre. Peu à peu, en dehors des classes, on consacrera à l'éducation des élèves des promenades, des lectures en commun, coupées de réflexions, des conférences, des causeries. Si l'on sait y mettre, avec une affection sincère pour les enfants, un peu de tact, de variété et surtout d'élévation dans les idées, on s'étonnera bientôt de l'effet produit par ces simples entretiens. Ernest Renan, dans ses Souvenirs de jeunesse, insiste sur l'impression que laissaient à ses camarades et à lui les homélies paternelles de l'abbé Dupanloup, au petit séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet. Que d'hommes, qui aujourd'hui n'élèvent jamais la voix, pourraient, s'ils le voulaient, laisser des souvenirs pareils!

L'enfant ainsi tenu en éveil, nourri d'idées intéressantes et saines, louché, remué, provoqué au sentiment et à la réflexion, se formera peu à peu, et de lui-même, un idéal élevé.

Mais rien ne l'y aidera davantage que le commerce assidu des arts et de la poésie.

« L'homme vaut en proportion de sa faculté d'admirer », disait l'éducateur célèbre dont nous venons de rappeler le nom. C'est là une vérité indiscutable. Aussi l'art qui nous montre le beau, qui nous apprend à le comprendre et à l'admirer, a-t-il un rôle éminemment moralisateur. Sous l'influence répétée des impressions délicates, des pures émotions et des sympathies généreuses que produit la vue des chefs-d’oeuvre, l'âme s'ennoblit. Plus elle s'ennoblit, plus son idéal lui-même est noble et beau, plus elle s'en éprend passionnément et fait effort pour le réaliser.

Cette action moralisatrice de l'art est d'autant plus puissante que les âmes sont plus jeunes et plus naïves. La lecture et l'étude des poètes, surtout d'Homère, suppléaient, chez les Grecs, à l'absence de tout enseignement moral dans les temples. Les statues des dieux et des héros, les bas-reliefs et les peintures des édifices publics, donnaient aux jeunes gens d'incessantes leçons de vertu, c'est-à-dire d'énergie, de courage, de dignité, de modération.

C'est donc aux artistes et aux poètes que la pédagogie demandera surtout d'allumer le feu sacré et de l'entretenir. A défaut des chefs-d'oeuvre originaux de la peinture et de la sculpture, une bonne estampe, une photographie, une réduction en plâtre, contemplées souvent, aux heures où l'âme s'ouvre, peuvent y faire naître une partie des émotions qu'y provoquerait l'original. Mais qu'on ne s'y trompe pas : ce n'est pas par des sculptures de Phidias et des tableaux de Raphaël ou du Titien qu'on provoquera les émotions fécondes dont il est ici question. L'art vivant peut seul faire vibrer le sentiment moral. Tout au plus quelques précurseurs, comme Michel-Ange, auront-ils ce pouvoir. Mais Rude, Mercié, Chapu, Millet, J. Breton, J.-P. Laurens, Corot même et Rousseau éveilleront presque sûrement les sentiments virils ou délicats, les aspirations hautes et généreuses qui contribueront à la beauté et à la puissance de notre idéal.

Mais c'est à la musique et plus encore à la poésie que reviendra le premier rôle dans l'éducation.

En fait de musique, il faudra, pour remuer l'âme et, en quelque sorte, l'accorder, des choeurs d'un style large et magistral, des mélodies d'un vol élevé, parfois même de simples phrases d'un caractère hardi et poétique, de temps en temps encore un chant patriotique ou une marche guerrière. Le chant, plus que les instruments, fait vibrer les profondeurs de l'être et les rend accessibles aux émotions du Bien et du Beau. Il va sans dire qu'il n'y a aucun rapport possible entre la musique, telle que nous l'entendons ici, et les compositions banales dont font leurs délices les orphéons et les fanfares de province.

Mais parmi ces agents de la culture morale, la première place, sans conteste, appartiendra à la poésie. Pas plus que toute oeuvre d'art, néanmoins, toute poésie n'est propre à transmettre aux jeunes âmes ces vibrations puissantes qui y déterminent la chaleur et la vie. On se fait à ce sujet de singulières illusions. Les oeuvres qui ont enflammé les âmes de nos ancêtres laissent la nôtre complètement froide. Quel homme moderne éprouve pour Achille aux pieds légers la moindre parcelle de cet enthousiasme dont Alexandre était transporté pour le fils de Pélée, son modèle idéal? Le pieux Enée, au temps où « l'aube de Bethléem dorait le front de Rome », pouvait plaire aux âmes tournées vers la dévotion et la prière. Qui touche-t-il aujourd'hui? Homère, Virgile, Shakespeare, Corneille lui-même éclairent notre goût, mais ils parlent moins vivement à notre sensibilité qu'un Parnassien inconnu, quand, par hasard, jaillit de son coeur un cri d'émotion sincère.

Les oeuvres saines et belles ne manquent pas, Dieu merci ! dans la France contemporaine. Victor Hugo, Lamartine et, derrière eux, toute une pléiade de poètes secondaires, vivants encore ou morts plus ou moins récemment, n'ont pas seulement élevé un monument merveilleux d'art et de poésie ; leurs chants lyriques et épiques peuvent devenir la Bible de la jeunesse française. Confiance sereine dans l'Etre inconcevable que les uns appellent Dieu et les autres Nature ; culte de l'humanité, de la patrie, de la famille ; respect de la vierge, de l'épouse, de la mère, de l'être humain, quel qu'il soit, depuis la plus humble chevrière jusqu'à Newton ; indulgence, tolérance, dévouement, enthousiasme pour la justice, pour tout ce qui est vraiment fort, grand et beau ; dédain des puissances malfaisantes, des triomphes sanglants et sinistres, de toutes les routines, de tous les pédantismes, de toutes les platitudes : voilà ce qui dé leurs pages, lues, relues, méditées, passe insensiblement dans l'âme du lecteur.

L'enfant qui aura subi ces influences diverses et répétées finira par s'éprendre pour son idéal d'un amour aussi vif et fécond que jamais coeur de chrétien a pu en concevoir.

Bientôt la vie noble et sérieuse, avec ses éléments essentiels de vérité, de justice, de droit, lui deviendra aussi nécessaire qu'à l'homme bien élevé une atmosphère pure et des aliments propres et sains. Les habitudes vicieuses, triviales ou frivoles lui répugneront comme répugnent à celui-ci le vin bleu, la vaisselle douteuse et l'atmosphère fétide du cabaret. Le sentiment de sa dignité, le plaisir que l'homme prend au jeu libre et harmonieux de ses forces morales et intellectuelles, la mâle fierté qu'il éprouve à se voir libre, actif, original, maître de lui-même, l'attirent et le retiennent avec une puissance irrésistible.

C'est alors, mais seulement alors, qu'il sera temps d'enseigner à l'enfant, sur le point de devenir un jeune homme, la morale scientifique. Sans cette culture préalable de ses sentiments, il aurait beau écouter les leçons les plus savantes, remplir ses cahiers de notes, graver des formules dans sa mémoire, sa conduite n'en serait pas pour cela meilleure. L'homme qui a des idées justes et bonnes et n'a pas de bons sentiments n'est pas vraiment moral. Il voit le bien, il peut même l'approuver sincèrement, mais il aime et fait le mal.

Il serait naïf de croire que, d'emblée, un pédagogue habile, en suivant ces méthodes, dût porter à un degré supérieur de moralité tous les enfants dont il aurait entrepris l'éducation. Mais il est permis d'affirmer hardiment que, sous ce régime, bien plus facile ment que sous les divers régimes actuels, les enfants bien doués deviendraient des hommes honnêtes et capables de tenir dignement dans la société moderne la place que chacun se fait par ses services. Les autres s'en rapprocheraient plus ou moins, chacun selon ses forces. En tout cas, s'il devait encore sortir de nos mains des bourgeois égoïstes et timides ou des frondeurs en opposition avec toute autorité régulière, notre système d'éducation, du moins, n'en serait plus responsable.

Adolphe Adam