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Scudéry (Mlle)

Madeleine de Scudéry, née au Havre en 1607, morte en 1701, eut au dix-septième siècle, dans la meilleure société française, son moment d'éclat et d'illustration. On attendait avec curiosité chaque volume des longs romans qu'elle publiait, et on les lisait avec sympathie ; ils étaient commentés, discutés dans les ruelles et à l'hôtel de Rambouillet. Le dix-septième siècle était très raisonneur : il ne craignait pas les dissertations. Parmi les personnes qui dissertaient se trouvaient Mme de Sévigné et Mlle d'Aubigné, la future marquise de Maintenon. Ces femmes d'esprit distingué prenaient plaisir à la lecture des oeuvres de Mlle de Scudéry. Elles se sont exagéré sans doute la valeur du Grand Cyrus et de la Clélie, mais il est impossible que l'erreur de ces intelligences d'élite ait été absolue.

C'est ce qu'a essayé d'établir, il y a quelques années, un philosophe lettre qui s'était constitué le cavalier servant de toutes les grandes dames du dix-septième siècle : Victor Cousin. L'auteur du livre célèbre Du Vrai, du Beau et du Bien avait découvert que le Grand Cyrus et la Clélie ne manquaient ni de vérité ni de beauté. Il s'était même aperçu que Mlle de Scudéry n'était pas seulement un romancier intéressant, mais encore un stratégiste de premier ordre. En lisant dans le Cyrus des récits de batailles, Cousin avait remarqué que l'écrivain mettait à faire manoeuvrer les troupes la science d'un vieux général. Il se demanda d'où lui venait cette connaissance de l'art militaire, et constata que l'auteur du Cyrus avait eu des collaborateurs. Mlle de Scudéry avait demandé à un soldat des descriptions de batailles. Ce soldat était Condé, le héros de Lens et de Rocroy : on ne pouvait mieux choisir.

Une découverte ne va pas sans l'autre. Après Victor Cousin arrive Sainte-Beuve, qui s'aperçoit que les lois du réalisme littéraire ont été formulées dans le dixième volume de la Clélie. Là, en effet, se rencontre cette théorie que le romancier ne doit rien inventer, rien imaginer, mais tout emprunter à la réalité. Mlle de Scudéry, se conformant à ces préceptes, décrivait dans ses romans les maisons de campagne et les châteaux de ses amis. En sorte qu'elle peut faire aussi autorité lorsqu'il s'agit d'architecture : autorité qu'il est difficile de contester, des architectes illustres de ce temps-là lui ayant, paraît-il, fourni des notes. Elle se préoccupait fort aussi de l'ameublement ; les chambres de ses héros sont minutieusement décrites : ce qui faisait dire un peu méchamment à Scarron que « Cyrus est le livre du monde le mieux meublé ».

On trouverait encore dans ces romans, même après Cousin et après Sainte-Beuve, des choses dignes d'intérêt ; celle-ci par exemple : Mlle de Scudéry a été une des éducatrices de la société française.

On l'avait de bonne heure intéressée elle-même à toutes sortes d'études. Elle avait appris (c'est elle qui le raconte) l'archéologie et la cuisine, l'histoire naturelle et l'astronomie, le blason et l'art de faire des confitures. Dans une des plus jolies pages de la Clélie, elle s'est félicitée d'avoir reçu une éducation aussi complexe et s'est moquée, non sans finesse, de l'éducation trop savante qui ne produit que des érudits et de l'éducation frivole qui ne fait que des poupées.

« J'ai connu, dit-elle, un homme qui savait aussi bien qu'on peut le savoir la situation et le cours des astres, qui connaissait les simples admirablement, qui avait remarqué que le sel d'Agrigente durcit à l'eau et fond au soleil, qu'il y a en certains pays des fourmis qui sont comme des éléphants: qui parlait très bien de l'arc-en-ciel, qui savait jusqu'aux particularités de l'amour des crocodiles, et qui pourtant était un sot homme! Il savait cent mille choses qui n'étaient pas nécessaires, ne savait pas que sa femme était une coquette, était très ignorant en la morale et en l'art de vivre à propos dans le monde, qui est mille fois plus nécessaire à savoir que l'amour des crocodiles. »

Pour une précieuse, ce n'est ni mal observé, ni trop subtil. Mlle de Scudéry aurait voulu que l'éducation de l'homme et de la femme fût à la fois, selon son expression, « très éthérée et très solide ».

Malheureusement, elle vivait à une époque où une femme avait l'air de prêcher le pédantisme dès qu'elle parlait de science. Et cependant, s'il y eut une époque où il fut nécessaire de recommander l'instruction, surtout aux femmes, ce fut le dix-septième siècle.

Ce siècle, malgré ses illustrations, ne se composait pas seulement de femmes semblables à Mme de Sévigné et à Mme de La Fayette. En général l'ignorance régnait, même dans la société la plus élégante. Mme de Sablé avait une orthographe que désavoueraient les petites filles de nos écoles primaires. Cette ignorance, commune alors chez des personnes très distinguées, a passé presque inaperçue parce que les auteurs satiriques et les auteurs comiques ont employé leur verve et leur talent à ridiculiser les femmes instruites, qui étaient l'exception. Molière s'est moqué des femmes savantes et des précieuses ridicules, et beaucoup de personnes ont conclu qu'il n'y avait au dix-septième siècle que des Philaminte et des Bélise.

Mlle de Scudéry a constaté dans ses romans qu'il y avait autre chose. Elle a tracé un tableau de l'éducation pour les femmes, telle qu'on la comprenait et la pratiquait de son temps.

« La plupart des femmes, remarquait-elle (et cette observation s'appliquait à des duchesses et à des marquises), pensent qu'elles ne doivent jamais rien savoir, sinon qu'elles sont belles, et qu'elles ne doivent rien apprendre, sinon à se bien coiffer. »

Il ne faudrait pas conclure de ces lignes que Mlle de Scudéry dédaignât la beauté : elle se flattait même de n'en être pas dépourvue. Sur ce point, les avis sont très partagés. Conrart, qui n'était pas toujours silencieux, dit en parlant de Mlle de Scudéry : « Elle avait l'aspect agréable ». Cet éloge, assurément peu hyperbolique, paraissait cependant excessif à une de ses contemporaines : « Mlle de Scudéry, disait Mme Cornuel, est condamnée à écrire beaucoup : l'encre lui sort par tous les pores ».

Cette méchanceté féminine nous apprend que l'auteur du Grand Cyrus ne possédait pas la blancheur, l'éclat du teint des femmes de Normandie. Mlle de Scudéry ne se jugeait pas elle-même aussi noire que cela. Après avoir consulté son miroir, elle se trouvait agréablement brune et n'hésitait pas à le déclarer : « J'ai la physionomie vive et plaisante », écrivait-elle en parlant de sa personne. Elle se trompait peut-être : le miroir est souvent un conseiller perfide. Mais si l'infatigable écrivain ne faisait fi ni des agréments du visage ni de la grâce de la personne, elle ne s'en contentait pas : il lui fallait d'autres qualités. Elle les possédait elle-même et les souhaitait à d'autres. Elle voulait que la femme fût capable de s'intéresser à toutes les choses de l'esprit, et elle blâmait celles de ses compagnes qui ne se plaisaient qu'aux choses de l'habillement. Elle a tracé un spirituel portrait de ces femmes qui « ne peuvent parler que de parure et qui font consister toute la galanterie à bien manger les collations qu'on leur donne, et à les manger en ne disant que des sottises ».

Elle blâme également cette autre espèce de femmes qui trouvaient que « c'est temps perdu d'accorder attention à tout ce qui n'est pas d'absolue utilité ». Elle ajoutait avec esprit : « Ces dames ne sont pas les compagnes, mais les esclaves de leurs maris. Ceux-ci, par ruse masculine, défendent à leurs femmes de lire jamais d'autres livres que ceux qui servent à prier les dieux. »

Quelle étrange éducation! L'usage de la cour ne remédie pas à l'ignorance ; elle fait des femmes qui ne servent de rien, « des diseuses de grands mots et de petites choses ».

La Clélie et le Grand Cyrus sont remplis de ces observations fines, délicates et justes sur l'éducation. Mlle de Scudéry souhaite que de promptes et complètes réformes viennent modifier l'état de choses qu'elle décrit. Il faut, à son avis, que le bon sens préside à l'instruction de tout le monde et même à l'éducation des femmes. Pourquoi les élever au rebours de la logique? Pourquoi accorder plus de temps et plus de soin à la danse qu'à la raison?

« Ce qu'il y a de rare, dit-elle, est qu'une femme, qui ne peut danser avec bienséance que cinq ou six ans de sa vie, en emploie dix ou douze à apprendre continuellement ce qu'elle ne doit faire que cinq ou six ; et à cette même personne, qui est obligée d'avoir du jugement jusqu'à la mort et de parler jusqu'à son dernier soupir, on ne lui apprend rien du tout qui puisse ni la faire parler plus agréablement ni la faire agir avec plus de conduite. Vu la manière dont il y a des dames qui passent leur vie, on dirait qu'on leur a défendu d'avoir de la raison et du bon sens et qu'elles ne sont au monde que pour dormir, pour être grasses et pour ne dire que des sottises. »

Dans le monde de l'hôtel de Rambouillet, on était tenté, afin d'éviter le reproche de manquer de savoir, de se donner des allures de philosophe, de femme de génie. Là était l'écueil, le ridicule. Molière sut l'apercevoir, le signaler, en faire un sujet de railleries. Il avait raison quant à la forme ; mais, pour le fond, Mlle de Scudéry avait-elle bien tort? Le Grand Cyrus est beaucoup plus notre contemporain que le bonhomme Chrysale. Sans souhaiter que la femme vive uniquement de « beau langage », on peut désirer qu'elle ne se contente pas seulement de « bonne soupe ».

Pour se rendre compte du rôle d'éducatrice que Mlle de Scudéry a rempli au dix-septième siècle, il faut jeter un coup d'oeil sur la société féminine de cette brillante époque. Elle se composait : d'une élite aussi distinguée que charmante, mais réduite, nous l'avons déjà dit, à un très petit nombre de personnes ; de la tribu des femmes savantes ; enfin, de la multitude des femmes ignorantes. Cette ignorance était voulue, systématique. L'opinion dominante alors était que la femme, nature inférieure, devait se contenter de l'enseignement le plus succinct. Mlle de Scudéry osa poser la question de l'égalité intellectuelle de l'homme et de la femme :

« La beauté, dit l'une des héroïnes de la Clélie, est notre partage ; on en conclut que nous sommes dispensées de la peine d'apprendre les sciences et les arts, que l'ignorance en nous n'est point un défaut, et qu'il ne faut qu'un peu d'agrément, un médiocre esprit et beaucoup de modestie pour faire une honnête femme. Cependant je suis persuadée que les femmes sont capables de toutes les grandes vertus et qu'elles ont même plus d'esprit que la plupart des hommes. En effet, si l'on observe soigneusement les hommes et les femmes aux endroits où leur éducation est presque égale, comme à la campagne, vous trouverez qu'il paraît beaucoup plus d'esprit aux femmes qu'aux hommes, et qu'il faut de nécessité conclure que la nature ne nous a pas plus mal partagées que d'autres. »

Après cette observation d'une agréable finesse, Mlle de Scudéry ajoute que « les femmes sont bien coupables de se laisser traiter en esclaves et de se laisser condamner à vivre dans la seule préoccupation des bagatelles ».

En quelques phrases exemptes de déclamation et de fracas, l'auteur du Grand Cyrus a indiqué comment il fallait résoudre la question de l'éducation des femmes. Elle a mis de la fierté dans ses revendications et dans ses plaintes ; mais elle n'y a laissé aucune trace de pédantisme. Elle semblait n'écrire que pour les salons : elle écrivait pour la justice, c'est-à-dire pour tout le monde.

Combien était nouveau alors, en matière d'éducation, le langage qu'elle faisait entendre ! Les moralistes et, les écrivains de la première moitié du dix-septième siècle ne comprenaient pas qu'on pût désirer pour la femme une autre éducation que celle de « première esclave » (le mot est de Mlle de Scudéry) dans la maison du maître, qui s'appelait en ce temps-là le mari. Nicole, dans ses Essais de morale, insiste sur la nécessité d'une éducation féminine qui supprime la volonté ou l'habitue à toutes les humilités, à toutes les souplesses. On s'explique aisément que cette manière de voir ail provoqué des révoltes.

Mlle de Scudéry, qui ne craignait pas les batailles, fut une des premières à protester contre l'humiliation intellectuelle à laquelle on voulait condamner la femme. Elle fut à sa manière une révoltée, et l'hôtel de Rambouillet, qui fit cause commune avec elle, pouvait paraître à cette époque un foyer de révolutionnaires. La lutte fut longue ; il y eut de part et d'autre des exagérations et des ridicules. Le bonhomme Chrysale appela Molière à son secours, et Molière ne lui refusa pas la complicité de sa verve robuste. On l'applaudit, on rit de ses sarcasmes et de ses boutades ; sa cause était gagnée. Les théories de Mlle de Scudéry sur l'éducation furent raillées d'abord, oubliées ensuite comme des paradoxes. Cependant la thèse paradoxale a été soutenue par Molière et non par Mlle de Scudéry. En affirmant que les femmes pouvaient s'élever jusqu'à la science et n'étaient pas au-dessous de la raison, l'auteur du Grand Cyrus et de la Clélie a montré qu'elle avait autant et plus de perspicacité que l'auteur des Femmes savantes, bien que Molière consente « qu'une femme ait des clartés de tout ».

Nous pouvons pardonner à Mlle de Scudéry ses longs romans, qu'on ne lit plus, en faveur de ses doctrines émancipatrices qui sont aujourd'hui la base de l'éducation des femmes.

Marie Chateauminois de la Forge