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Scolastique

Par ce terme : la scolastique, on entend généralement l'enseignement philosophique plus ou moins asservi à la théologie et à l'autorité d'Aristote qui fut donné aux clercs dans les écoles monastiques et dans les universités, notamment celle de Paris, pendant le moyen âge et principalement du douzième au quinzième siècle. Mais cette philosophie ou dialectique du moyen âge, fondée sur les doctrines tronquées et mal comprises d'Aristote, n'était en réalité à l'origine qu'une des sept branches que comprenait l'enseignement des écoles, ou scolastique, tel qu'il avait été reconstitué au neuvième siècle dans l'Europe occidentale, par Charlemagne. Ces sept branches formaient ce qu'on appelait les sept arts libéraux. Déjà le philosophe Sénèque mentionne ce terme d'arts libéraux, mais en protestant, suivant sa tendance déclamatoire, qu'un seul art mériterait ce titre, celui qui rend l'homme vraiment libre, la sagesse. L'abolition de l'esclavage n'a pas empêché l'expression d'arts libéraux de survivre, de même qu'on ne se déshabituera peut-être pas facilement chez nous de la locution éducation bourgeoise, qui n'a plus guère de raison d'être.

Au cinquième siècle, Cassiodore, écrivain latin qui ne songeait qu'à dégrossir les moines de son temps, énumère et décrit brièvement les sept arts dans l'ordre qu'ils garderont pendant tout le moyen âge. Encore Cassiodore et son contemporain Boèce, qui avaient entrevu le vaste domaine intellectuel des anciens, n'en font-ils pas, comme fera le moyen âge dévot, le code complet du savoir humain. C'est surtout dans un roman latin allégorique, le Satyricon de Martianus Capella, Carthaginois qui vivait à Rome à la fin du cinquième siècle, que les sept arts apparaissent comme formant une famille inséparable. Le Dieu Mercure a résolu de se marier à la Philologie, qui lui est amenée escortée des Sept Disciplines, ou Sept Arts, la Grammaire, la Rhétorique, la Dialectique, l'Arithmétique, la Géométrie, l'Astronomie et la Musique. Chacune de ces sept personnifications explique longuement son origine et l'objet de ses études. De là la division même du roman en neuf livres, dont les deux premiers racontent les fiançailles de Mercure et dont les sept autres, précédés de gracieux prologues en vers, sont les discours des Sept Arts. L'auteur ne prévoyait guère sans doute que ce jeu d'esprit d'un érudit deviendrait un manuel d'enseignement. Dans la pénurie de livres où l'on vécut longtemps pendant et après les invasions des barbares, ce petit ouvrage, quoique un peu suspect aux théologiens parce qu'il gardait un reflet de l'antiquité païenne, fut très lu et très commenté, et contribua considérablement à consacrer et à populariser cette division des sept arts. Le chiffre sept, cher aux théologiens, dut aussi rendre cette division sans appel.

Nous la trouvons tout à fait établie au temps de Charlemagne. Elle était entrée auparavant dans les écoles d'Italie, d'Angleterre et d'Hibernie (Irlande), et devint le fond de l'enseignement donné aux enfants de Charlemagne et à d'autres jeunes nobles à l'Ecole du palais d'Aix-la-Chapelle. Alcuin y voyait tellement l'ensemble du savoir humain qu'il s'apitoyait sur l'infériorité de l'école de l'Académie de Platon, parce que l'on n'y connaissait, dit-il, que les sept arts, tandis que l'Ecole du palais de Charlemagne « était ennoblie en outre par l'enseignement du seigneur Christ ». Angilbert, un des élèves d'Alcuin, loue souvent en vers latins l'empereur son père de sa connaissance approfondie des sept arts. Ils florissaient aussi à l'école de Saint-Martin de Tours, dirigée par Alcuin dans sa vieillesse. On y voyait, comme dans plusieurs écoles monastiques, notamment celle de Saint-Gall en Suisse, des représentations figurées des sept arts, avec des inscriptions en vers latins pour chacun. Leur rôle est mnémonisé dans deux vers barbares que bien des générations d'enfants ont appris par coeur, et où le nom de chaque art est abrégé pour les nécessités de la mesure :

Gram loquitur, Dia vera docet, Rhe verba colorat,

Mus canit, Ar numerat, Geo ponderat, Ast colit astra.

C'est-à-dire : la Gram (maire) parle, la Dia (lectique) enseigne, la Rhé (torique) colore les mots, la Mus (ique) chante, l'Ar (ithmétique) compte, la Géo (métrie) pèse, l'Ast (ronomie) s'occupe des astres. On résumait aussi leur objet par sept substantifs formant également un vers :

Lingua, tropus, ratio, numerus, tonus, angulus, astra.

Ces arts étaient enseignés au temps d'Alcuin sous forme de catéchisme par demandes et réponses. Plusieurs écrits en font foi. On divisait les sept arts en deux groupes, dont le premier, appelé trivium (c'est-à-dire « carrefour auquel aboutissent trois voies »), comprenait la grammaire, la rhétorique et la dialectique, et le second, appelé quadrivium (c'est-à-dire « carrefour auquel aboutissent quatre voies »), comprenait ce qu'on appelait les quatre branches de la science mathématique, l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et la musique. On ne peut pas affirmer que la méthode didactique appliquée à cet enseignement ait été absolument la même partout. Cependant, d'après les trop rares témoignages qui nous éclairent à ce sujet, il est possible d'en résumer les traits principaux de la manière suivante.

L'instruction au moyen âge étant surtout destinée à former les clercs, tout était subordonné à l'utilité de l'Eglise. Seuls les membres du clergé pouvaient enseigner publiquement. Maîtres et élèves étaient tonsurés et portaient la soutane. Il s'agissait donc surtout d'apprendre à lire les livres sacrés et les pères de l'Eglise, à prêcher, à démontrer les dogmes. A mesure qu'on avance dans le moyen âge, ce but apparaît davantage et l'enseignement des arts libéraux devient de moins en moins littéraire et classique.

Du neuvième au douzième siècle, la grammaire s'enseignait par des extraits de Priscien, quelquefois aussi de Donat, grammairiens latins, qui contenaient un assez grand nombre d'exemples tirés des poètes latins anciens. A cette occasion, dans certaines écoles, celles par exemple de Corbie, du Bec, de Reims, d'Auxerre, de Laon, de Paris, de Saint-Denis, de Ferrières, de Bobbio en Italie, de Canterbury en Angleterre, de Saint-Gall et de Reichenau en Allemagne, on lisait les auteurs ou au moins des extraits des auteurs que l'on possédait alors, surtout Virgile, Lucain, Cicéron et les poètes latins chrétiens. On insistait longtemps sur la prononciation des lettres, on apprenait des nomenclatures de mots irréguliers ; on étudiait la prosodie d'après un traité de Priscien sur les douze premiers vers du deuxième livre de l'Enéide ; l'étymologie portait principalement sur les termes ecclésiastiques. La rhétorique, qui étudiait les figures et les tropes, était aride quand on ne lisait pas les auteurs ; mais jusqu'au douzième siècle quelques maîtres, par exemple Bernard de Chartres, en gardèrent la tradition. La dialectique ou science du raisonnement reposait surtout sur l'étude des dix catégories, ou classifications abstraites dans lesquelles les philosophes grecs et en particulier Aristote ont distribué les êtres ; on avait dès le temps d'Alcuin un traité sur les dix catégories attribué à saint Augustin, et aussi quelques extraits d'Aristote traduits par Boèce. Mais c'est surtout depuis les croisades, et par nos rapports avec l'Espagne, où les Arabes enseignaient Aristote, que la vogue de ce philosophe devait grandir en France et de là se répandre dans toute l'Europe.

Il est moins facile de retrouver comment se donnait l'enseignement du quadrivium, c'est-à-dire de l'arithmétique, de la géométrie, de l'astronomie et de la musique ; jusqu'au temps des rapports avec les Arabes, les deux premières, surtout l'arithmétique, semblent, sauf quelques exceptions, ne pas avoir été poussées très loin dans les écoles. Les chiffres arabes ne furent introduits en Europe qu'au treizième siècle, et il fallut longtemps pour qu'on renonçât dans les écoles aux chiffres romains, qui ne se prêtaient pas aux calculs compliqués ; on enseignait de l'astronomie ce qu'il fallait pour mettre les clercs en état de calculer les fêtes mobiles et de trouver surtout la date de Pâques, le sujet de tant d'interminables controverses. La musique avait aussi avant tout un caractère pratique à cause du plain-chant. On avait en général des idées confuses sur ces quatre arts, dont trois sont plutôt des sciences. Le vocabulaire latin de Papias, grammairien du onzième siècle, dit que ces quatre arts ont reçu le nom de quadrivium « parce qu'ils se tiennent tellement que n'en savoir qu'un serait en quelque sorte être borgne ».

Les chroniques de Saint-Denis au règne de Philippe Auguste mentionnent « l'estude des Sept Arts » avec la philosophie « et toute clergie » comme très florissante à Paris. L'école de la Cité, attachée à Notre-Dame, et qui en 1200 se transporta faute de place à la montagne Sainte-Geneviève en formant une corporation, mot qui dans le latin du temps se disait universitas, d'où le nom d'université, faisait donc parcourir à ses étudiants le cercle des Sept Arts, et pour enseigner il fallait être maître ès arts. Un passage d'un vieux roman en vers du treizième siècle atteste la vogue des Sept Arts :

Qui les Sept Arts toutes sçaroit (saurait) En toutes loix creus seroit.

Dans un autre roman de la même époque, le Mariage des Sept Arts, on les voit représentés par des femmes (à cause du genre du mot Art qui était encore féminin comme en latin), qui tiennent conciliabule sous la présidence de Grammaire, et s'annoncent mutuellement qu'elles vont se marier ; allusion à quelques velléités de laïques de participer à l'enseignement public.

Vers la fin du douzième siècle, une révolution importante s'accomplit dans l'enseignement scolastique : la dialectique tend, comme nous l'avons dit, à dominer les autres branches et à les absorber même, ne faisant grâce qu'aux éléments de la grammaire. En 1167 la Physique et la Métaphysique d'Aristote avaient été apportées en France de Constantinople, d'autres de ses écrits pénètrent par l'Espagne ; l'engouement pour le philosophe va croissant ; on le cite en chaire ainsi que ses commentateurs arabes Avicenne et Averroès. On prend goût aux subtilités, aux analyses quintes-senciées, les écoles sont envahies par la manie de tout définir, de multiplier les divisions et subdivisions, et surtout d'argumenter d'une façon pédantesque, par syllogismes, sur toutes les questions même les plus oiseuses, comme par exemple de savoir si c'est l'homme ou la corde qui tient le cochon qu'on mène au marché pour le vendre. Déjà vers 1136 un Anglais, Jean de Salisbury, qui était venu étudier en France, signalait en la ridiculisant cette fureur d'argumenter des écoles de la montagne Sainte-Geneviève à Paris. Abélard l'avait partagée, car il exposait tour à tour le pour et le contre sur tous les sujets : mais son audace et ses vastes connaissances littéraires donnaient à son enseignement un irrésistible attrait. L'effet des doctrines d'Aristote fut d'abord de porter quelques esprits hardis à des affirmations hérétiques. Aussi l'Eglise avait-elle commencé par proscrire au moins la physique et la métaphysique. Mais des docteurs de grande renommée, tels que Alexandre de Haies, Albert le Grand, Thomas d'Aquin et Duns Scot, avaient continué à expliquer les écrits du Stagirite et avaient réussi à le réhabiliter aux yeux des papes.

Cette révolution dans les études qui mit Aristote à la place des Sept Arts, comme le montre bien Legrand D'Aussy (Notices et Extraits des manuscrits, tome V), fit rétrograder vers la barbarie. Le trivium et le quadrivium, si étroite que fût cette conception, faisaient cependant une place aux auteurs dans l'étude de la grammaire et de la rhétorique. Mais avec la passion de la dialectique on se persuada qu'il n'y avait plus besoin de rien apprendre d'autre. A peine garda-t-on Priscien : mais on rejeta la lecture de Virgile et des autres écrivains anciens. Un roman du treizième siècle, intitulé la Bataille des Sept Arts, raconte un plaisant combat, qui fait songer à celui du Lutrin, où l'on voit lutter les écoles de Paris, entichées de dialectique, contre celles d'Orléans restées fidèles à « Trive et Quadruve », c'est-à-dire aux Sept Arts et aux auteurs, et dont les étudiants sont ridiculisés, à cause de cela, par l'appellation d'auto-riens.

Bientôt Priscien est abandonné pour une grammaire en vers latins, le Doctrinal des enfants, par Alexandre de Villedieu, qui régna jusqu'au seizième siècle. C'est le triomphe de la méthode mnémonique. La rhétorique et les autres arts sont abandonnés. Et la dialectique, qui avait déjà levé haut la tête dans les deux siècles précédents avec Lanfranc, Anselme de Canterbury, Abélard, Pierre Lombard, et Jean de Salisbury, devient de plus en plus remuante et envahissante. Elle continue la querelle des universaux, c'està-dire des idées générales, qui divise les théologiens et les logiciens en deux camps, les nominalistes et les réalistes. Les premiers, représentés surtout par Roscelin de Bretagne, soutiennent que les idées générales, par exemple celles d'humanité, de cercle, n'ont qu'une existence nominale, verbale, sont de simples paroles, flatus vocis, et qu'il n'existe réellement que des individus hommes ou des cercles particuliers, mais non un être général, l'homme, ou le cercle, le « cercle en soi». Les réalistes, au contraire, prétendent que les universaux sont des réalités, que les idées générales ont une existence réelle et indépendante et ne sont pas de pures abstractions, que ce sont même les seules réalités. Les écoles devaient se ressentir de ces débats, auxquels la jeunesse fut initiée ainsi qu'aux débats des Thomistes et des Scotistes, c'est-à-dire des partisans de Thomas d'Aquin ou de Duns Scot. Jusqu'au quinzième siècle les querelles se continuent ; la Faculté des arts de l'université de Paris n'admet que la dialectique et la grammaire. La rhétorique et le culte des lettres et de la philologie y rentrent à partir de 1458, époque à laquelle un certain Grégoire obtient le droit d'enseigner le grec et la rhétorique.

Il n'est pas étonnant qu'un tel système d'enseignement ait provoqué les critiques des humanistes de la Renaissance et surtout les sarcasmes de Rabelais. C'est lui qui a tué la Scolastique. « Les maistres ès arts de l'université de Paris, disait Ramus, estoient lourdement abusez de penser que les arts libéraux estoient bien enseignés pour en faire des questions et des ergo. » Rabelais n'a eu garde d'oublier ce ridicule dans son épopée burlesque. Il montre d'une façon inoubliable, au milieu d'énormes facéties, l'ineptie de la méthode. Pendant longtemps Gargantua a suivi les leçons de deux maîtres sophistes, et surtout du « vieux tousseux » Jobelin Bridé. Il peut réciter des livres à rebours, mais, mis en présence du jeune Eudémon, qui n'a pas été élevé par la méthode scolastique, qui parle simplement, qui a du sens et du savoir-vivre, il ne trouve rien à répondre et pleurniche dans son bonnet. Aussi son père prête-t-il volontiers l'oreille à un ami qui lui dit que tout le savoir de ces maîtres scolastiques « n'estoit que besterie, et leur sapience que moufles, abastardissant les bons esperitz et corrompant toute fleur de jeunesse ».

Benjamin Buisson