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Say

Jean-Baptiste Say peut être appelé le père de l'économie politique en France. Né à Lyon en 1767, et destiné d'abord au commerce, il vint à Paris vers l'époque de la Révolution, s'y essaya aux travaux littéraires, fut en 1794 le principal fondateur de la Décade philosophique, devint membre du Tribunat en 1800, et fut éliminé de cette assemblée en 1804 pour avoir voté contre l'établissement de l'empire. Il dirigea ensuite pendant quelques années un établissement industriel fondé par lui, puis se consacra exclusivement à l'étude de l'économie politique, qui était devenue de bonne heure sa science favorite. En 1821 il fut nommé professeur d'économie politique au Conservatoire des arts et métiers, et en 1830 fut chargé du même enseignement au Collège de France. Il mourut à Paris en 1832. Il avait été, en 1815, l'un des membres fondateurs de la Société pour l'instruction élémentaire, dont il devint vice-président, et aux travaux de laquelle il porta toujours un vif intérêt.

Les deux ouvrages capitaux de J.-B. Say sont son Traité d'économie politique, publié en 1803, et son Cours complet d'économie politique, en 6 vol., publié de 1828 à 1830.

Mais ce n'est pas de l'économiste que nous avons à parler ici. J.-B. Say, nous l'avons dit, s'intéressait aux choses de l'éducation ; il a fait partie de cette phalange d'hommes d'initiative qui, au lendemain des désastres de 1815, s'efforcèrent de régénérer la France par l'école. Nous pouvons donc nous demander s'il a eu, sur l'éducation, une doctrine personnelle, et s'il l'a exposée quelque part. A cette question, la réponse sera affirmative. Les idées de J.-B. Say sur l'éducation et l'instruction du peuple se trouvent résumées dans un opuscule peu connu, intitulé Olbie, ou Essai sur les moyens de réformer les moeurs d'une nation (Paris, Crapelet, an VIII, 1 vol. in-8 de 132 p.). Cet ouvrage fut écrit en l'an VII, en réponse à cette question mise au concours par l'Institut : « Quels sont les moyens de fonder la morale chez un peuple?» L'Institut, tout en reconnaissant la valeur de l'écrit de J.-B. Say, ne voulut pas lui décerner de prix, par cette raison que l'auteur avait eu recours à une fiction au lieu de se borner à un exposé technique. En effet, Say conduit ses lecteurs chez une nation imaginaire, le peuple d'Olbie (du grec olbios, fortuné, prospère), et cherche, par les tableaux qu'il décrit, à rendre plus sensibles les conséquences des principes dont il recommande l'adoption. Olbie est une Utopie dans le genre de celle de Thomas Morus ; mais c'est l'utopie d'un économiste, d'un disciple d'Adam Smith et de Franklin.

C'est dans les premières pages du livre que se trouvent les considérations relatives à l'éducation.

« L'éducation — dit l'auteur — se propose deux objets : la direction des facultés physiques et morales de l'enfance, et en second lieu son instruction. Rousseau regarde le premier de ces deux objets comme le plus important. En effet, de bonnes moeurs ne sont que de bonnes habitudes. Cependant, quelque importante que soit cette partie de l'éducation, on aurait très grand tort de regarder celle qui a rapport à l'instruction comme indifférente pour la morale. L'instruction a, relativement aux moeurs, ces deux grands avantages : c'est d'abord qu'elle les adoucit, et, en second lieu, qu'elle nous éclaire sur nos vrais intérêts.

« Elle adoucit les moeurs en tournant nos idées vers des objets innocents ou utiles. Les hommes instruits, en général, font moins de mal, commettent moins de dégâts que ceux qui ne le sont pas. L'homme qui a étudié l'agriculture, et qui sait ce qu'il faut de soins pour faire pousser une plante, pour élever un arbre, celui qui connaît leurs usages économiques, sont moins près de les détruire que l'ignorant chez qui ces-précieuses productions ne réveillent aucune idée.

« Mais c'est principalement en nous éclairant sur nos propres intérêts que l'instruction est favorable à la morale. Et c'est surtout dans un Etat libre qu'il importe que le peuple soit éclairé. C'est de lui que s'élèvent les pouvoirs, et c'est du sommet du pouvoir que découle ensuite la vertu ou la corruption. »

Ainsi, l'instruction est une condition essentielle de la moralité. Par cette affirmation, J.-B. Say se rattache à Condorcet et aux encyclopédistes, et se sépare de Rousseau. Ses tendances philosophiques se manifestent plus nettement encore dans le passage où il cherche à démontrer l'impuissance de la religion comme agent moralisateur, et dénonce le danger d'appuyer la morale sur le dogme:

« Lorsque le dogme renferme des articles évidemment absurdes, l'absurdité ne tarde pas à éclater aux yeux des personnes éclairées, d'abord, et ensuite de tout le monde. Alors les esprits façonnés dès l'enfance à regarder comme une même chose la croyance et la morale, jugent que cette dernière est vaine comme l'autre, et le mépris qu'on ressent pour le dogme fait mépriser les préceptes quelquefois très louables dont il était accompagné. C'est peut-être à cette cause qu'on doit attribuer en partie les excès dont la populace de quelques-unes de nos villes s'est souillée à différentes époques depuis la Révolution ; elle n'avait point d'autre morale que celle des curés : le choc des évènements politiques devait tôt ou tard renverser les curés ; mais ce renversement n'aurait point ébranlé la moralité du peuple, s'il avait eu la. véritable moralité, celle qui est dans le coeur et dans les habitudes. »

Comme l'intention de J.-B. Say n'est pas d'écrire un traité d'éducation, il est forcé, dit-il, « de supposer que les principes d'une bonne éducation sont connus: ils ont été discutés et établis par de grands maîtres, à la tête desquels on peut compter, parmi les modernes, Montaigne, Locke et Rousseau ». Mais, s'il n'est plus nécessaire de les établir en théorie, il y a lieu « de rechercher par quels moyens la généralité d'une nation encore très retardée peut être amenée à les adopter».

On se demandera, tout d'abord, si une nation qui n'aurait que de mauvaises habitudes pourrait en donner de bonnes à ses jeunes citoyens? « Elle ne doit pas en abandonner l'espoir, répond Say. Les pères peuvent se croire intéressés à faire le mal ; jamais à l'enseigner. » Mais les préjugés des pères ne se transmettront-ils pas à la génération nouvelle? « Si les institutions qui les ont nourris n'existent plus, ces préjugés ne germeront pas au sein de leurs enfants. » Mais les pères sont ignorants? C'est vrai ; toutefois, « on peut compter sur l'orgueil paternel qui les fait jouir du mérite et des succès de leurs fils ». Enfin, « si d'excellents instituteurs existent, si l'avenir respire dans les écrits de quelques grands hommes, cette nation ne doit désespérer de rien ».

Un obstacle pourtant s'oppose à la diffusion générale de l'instruction : c'est la misère où est plongée une partie de la nation, composée de malheureux « réduits à partager avec leur grossière famille un morceau de pain noir sous une hutte de sauvage ». Pour que l'indigent puisse songer à instruire ses enfants, il faut lui procurer « une portion suffisante de bien-être » ; or, ce bien-être « ne saurait résulter que d'une sage répartition des richesses générales, qui elle-même ne peut être le fruit que d'un bon système d'économie politique ». Des progrès de la science économique, de la connaissance de ses vérités, et de leur application, dépendent les progrès de la civilisation moderne. « Quiconque ferait un Traité élémentaire d'économie politique, propre à être enseigné dans les écoles publiques, et à être entendu par les fonctionnaires publics les plus subalternes, par les gens de la campagne et par les artisans, serait le bienfaiteur de «on pays. »

Et là dessus J.-B. Say conclut, non sans éloquence :

« Ce serait en vain qu'on voudrait accélérer d'une manière forcée cette marche naturelle des choses. La bonne éducation, l'instruction, dont l'aisance sera 4a source, dont les bonnes moeurs seront la conséquence, ne germera jamais qu'avec l'aisance du peuple. C'est ce dont il faut d'abord s'occuper. Si l'on refuse de commencer par le commencement, on ne créera que des institutions nominales qui pourront bien avoir dans l'origine l'apparence et l'éclat d'institutions solides, mais qui ressembleront bientôt à ces festons de feuillage, à ces arbres factices sciés dans les forêts pour embellir les fêtes ; superbes végétaux sans racines, qui jouent un moment la nature champêtre, mais qui, incapables de produire ou des fleurs ou des fruits, n'offrent bientôt plus aux regards qu'un pompeux arrangement de fagots desséchés. » Ainsi, comme condition de la moralité, l'instruction ; comme condition de l'instruction, le bien-être : telle , est la façon dont le plus autorisé des économistes français pose les termes du problème de l'éducation nationale.

James Guillaume