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Sauvan (Mlle)

Lucile Sauvan naquit à Paris, le 23 mars 1784. Son père était au service d'une la mille princière qui émigra des premières, et à laquelle il sacrifia sa modeste aisance ; en 1794, il fut arrêté et enfermé à la Conciergerie, et ne dut son salut qu'à la réaction du 9 thermidor. Par suite de ces circonstances, l'enfance et la première jeunesse de Lucile Sauvan s'écoulèrent dans l'obscurité et dans la gène. Elle leur dut peut-être une gravité prématurée, et aussi l'intérêt qu'elle porta toute sa vie aux classes pauvres. A onze ans, dit son biographe (M. Gossot), elle savait à peine lire. Mais, à vingt ans, elle avait réparé les lacunes de sa première éducation : à des connaissances variées et solides, elle avait ajouté la musique et la peinture où elle obtint un certain succès. Petite et frêle comme un roseau, elle joignait à une intelligence vive et originale une âme élevée, une certaine indépendance de caractère, une franchise parfois un peu brusque, une énergie de volonté à toute épreuve, de l’esprit en même temps que de la modestie, surtout un fond de bonté qui, plus tard, dans l'exercice de ses fonctions, lui faisait garder pour elle les fautes ou les défaillances de ses subordonnées.

Vers 1811, à vingt-sept ans, elle devint l'unique ressource de sa nombreuse famille. Avec les débris de sa fortune, une quarantaine de mille francs, son père lui acheta une pension à Chaillot. Elle releva cet établissement et y fut bientôt entourée de jeunes filles distinguées par la fortune et par le rang. C'est là qu'elle devint pédagogue, qu'elle se fit, sur l'éducation et l'enseignement, les idées qu'elle exposa plus tard dans ses ouvrages et qu'elle mit en pratique avec tant de succès dans les écoles d'un autre ordre auxquelles elle fut si longtemps attachée. Elle, connut alors une foule de personnages marquants : Bouilly, qui avait conçu pour elle une estime particulière, qui l'avait mise en évidence et qui lui confia plus d'une fois la mission délicate de revoir ses manuscrits, Mme de Staël, La Fayette, Dupaty, Vitet, Patin, le général Lamarque, avec lequel elle conserva jusqu'au bout des relations épislolaires, De Gérando, aux travaux et au dévouement duquel elle allait bientôt s'associer.

En 1828, elle dut abandonner sa pension de Chaillot. après dix-sept années d'une gestion laborieuse pendant laquelle elle n'avait pas sans doute assez veillé sur ses intérêts matériels : à quarante-quatre ans, elle eut à se refaire une carrière.

A la suite de la révolution de 1830, il se produisit, notamment à Paris, une sorte de réveil en faveur de l'éducation populaire. A la tête du mouvement se trouvaient Boulay (de la Meurthe), De Gérando, Cochin, Francoeur, Jomard, de Lasteyrie, qui presque tous faisaient partie de la Société pour l'instruction élémentaire, et, plus tard, du Comité central. De Gérando avait été choisi par ses collègues et par le préfet de la Seine pour faire, à Paris, un cours de morale à l'usage des jeunes instituteurs. On désira qu'il y joignît un cours semblable pour les institutrices. Ses occupations ne lui permettant pas de s'imposer cette nouvelle tâche, Mlle Sauvan fut chargée de le suppléer. Le cours fut inauguré par De Gérando lui-même en 1831, et Mlle Sauvan ne tarda pas à s'y distinguer. Sa préoccupation fut, dès l'abord, de parer dans la mesure du possible à l'insuffisance du brevet de capacité, et de mettre les institutrices à la hauteur de leurs fonctions, eu les entretenant des méthodes et des procédés d'enseignement sans doute, mais surtout en élevant leurs âmes et en portant leur esprit vers l'éducation.

Telle est la double pensée qui se dégage des deux opuscules qu'elle nous a laissés : son Cours normal des institutrices primaires et son Manuel pour les écoles communales de jeunes filles. Ce dernier, destiné principalement à former les jeunes maîtresses à la pratique du mode mutuel et à leur en faire faire une application intelligente, a perdu son intérêt d'actualité ; il n'est plus aujourd'hui, comme le Manuel similaire de Sarazin, qu'une page de l'histoire de l'instruction primaire et, en particulier, de l'histoire de l'instruction primaire à Paris Mais le premier contient des directions qui font songer à Mme de Maintenon, qui ne vieillissent pas et qui conviendront toujours aux institutrices placées à la tête des écoles primaires.

Devançant son temps, Mlle Sauvan conçoit l'éducation de la jeune fille du peuple telle que nous la concevons à cette heure, et, à plus d'un demi-siècle de distance, nous ne faisons guère que réaliser ses idées. Elle veut qu'on donne aux jeunes filles pauvres des connaissances variées pour les défendre contre les suggestions de la misère, en multipliant pour elles les moyens d'existence ; qu'on leur enseigne la coupe et la confection du linge neuf, des robes et des corsets en même temps que le raccommodage et l'entretien du linge et des vêtements de la famille ; qu'on ouvre des carrières nouvelles aux femmes instruites, qu'on leur confie, par exemple, l'enseignement du chant, du dessin, de la gymnastique dans les écoles de filles. Si elle ne vit pas le triomphe de ses idées, Mlle Sauvan put au moins le préparer: elle continua ses conférences pendant trente-cinq ans, avec l'autorité morale et effective que lui donnait son titre d'inspectrice des écoles primaires communales et des classes d'adultes femmes de la ville de Paris. Ce titre lui avait été conféré le 13 avril 1835, sur la proposition du Comité central et des dames patronnesses qui, sous la loi de 1833 et même antérieurement, administraient ou surveillaient les écoles de Paris au nom du préfet: elle le conserva jusqu'à sa mort, et remplit ses obligations avec le zèle et le dévouement d'une personne ayant foi dans son oeuvre et dans sa mission.

Mlle Sauvan, en effet, avait foi d'une part dans le mode mutuel et, d'autre part, dans l'avenir des écoles communales avec lesquelles elle s'était en quelque sorte identifiée. Elle eut la satisfaction de voir, de son temps, le nombre de ces écoles (on n'en comptait que quinze à son entrée en fonctions) s'augmenter d'année en année. Mais elle partagea avec Sarazin le regret de survivre au mode mutuel. L'opinion publique et le progrès furent plus forts que les habitudes et les traditions, le mode simultané l'emporta ; peu à peu vint le moment où ceux qui avaient créé, organisé et longtemps régenté les écoles primaires de Paris, s'y trouvèrent comme des étrangers : les générations nouvelles cessèrent de les comprendre et de les suivre.

Sarazin était mort en 1865, Mlle Sauvan le suivit de près : elle s'éteignit le 10 janvier 1867, à l'âge de près de quatre-vingt-trois ans, ayant conservé jus qu'au bout toutes les qualités morales et intellectuelles qui l'avaient distinguée dans sa jeunesse et dans son âge mûr.

Eugène Brouard