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Saint-Simon

Henri de Saint-Simon, né à Paris en 1760, mort dans cette même ville en 1825, est le fondateur de l'école dite « saint-simonienne », dont les doctrines sociales et philosophiques ont été. pendant le second quart du dix-neuvième siècle, l'occasion d'un remarquable mouvement d'idées. Ce n'est pas comme chef d'école que nous avons à apprécier Saint-Simon dans ce Dictionnaire. Contentons-nous, à ce point de vue, de rappeler qu'il a formulé le principe de l'obligation du travail : « Tous les hommes travailleront, écrit-il en 1807 ; ils se regarderont tous comme des ouvriers attachés à un atelier dont les travaux ont pour but de rapprocher l'intelligence humaine de la prévoyance divine » (Lettres d'un habitant de Genève à ses contemporains). Dans sa fameuse Parabole, publiée en 1819 dans la première livraison de son journal l'Organisateur, et qui lui valut un procès, il avait dit que la mort de tous les membres de la famille royale, des grands dignitaires du royaume et des plus riches propriétaires, serait pour la France une perle plus facilement réparable que la mort de l'élite de ses savants, de ses artistes et de ses industriels ; et pourtant, ajoutait-il, « les savants, les artistes et les industriels, qui sont les seuls hommes dont les travaux soient d'une utilité positive à la société, ne marchent qu'après les princes et les autres gouvernants qui ne sont que des routiniers plus ou moins incapables, » ce qui fait voir « que la société actuelle est véritablement le monde renversé ». Il avait écrit en 1808, dans le second volume de son Introduction aux travaux scientifiques du dix-neuvième siècle : « Depuis trois siècles, les progrès de l'esprit humain n'ont pas cessé d'être en raison directe de l'affaiblissement de l'idée de Dieu » ; et dans son dernier ouvrage, le Nouveau Christianisme (1825), il réduit toute la religion à ce principe qui, selon lui, en constitue l'essence : « Toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l'amélioration du sort moral, intellectuel et physique de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ».

Il existe de Saint-Simon un écrit peu connu, où il a exprimé des vues pratiques sur l'instruction du peuple. Il est intitulé : Quelques idées soumises par M. de Saint-Simon à l'assemblée générale de la Société d'instruction primaire ; Paris, imprimerie Cellot (brochure de 14 pages in-8°, sans date). C'est le contenu de cet opuscule que nous nous proposons d'examiner dans cet article.

En 1815, Saint-Simon s'était joint à la Société pour l'instruction élémentaire, l'ondée par un groupe de philanthropes et de savants ; son nom figure sur la première liste des membres de la Société (Journal d'éducation populaire, t. Ier, n° 2, p. 99). Il s'intéressait vivement aux travaux de cette association, dont il attendait des résultats considérables. Mais, au bout d'un certain temps, il crut s'apercevoir qu'on faisait fausse route. Il s'adressa d'abord au conseil d'administration, auquel il fit part de ses critiques et des projets qu'il avait conçus pour faire porter à l'action de la Société les meilleurs fruits possibles ; mais s'étant vu mal accueilli, il présenta ses idées à l'assemblée générale de l'association, probablement en 1816. Le Journal d'éducation populaire, qui a publié les procès-verbaux des diverses assemblées générales, ne mentionne nulle part la communication de Saint-Simon ; ce silence indique suffisamment que l'assemblée ne se montra pas plus favorable aux propositions du novateur que ne l'avait fait le conseil d'administration,

La brochure de Saint-Simon, qui fut probablement imprimée avant l'assemblée générale, pour être distribuée aux assistants, débute par une critique de l'école fondée par la Société à Popincourt. Saint-Simon était allé la visiter, et ses remarques sont d'un observateur judicieux et entendu. Il attribue surtout l'insuccès relatif de l'école au mauvais choix du quartier, dont la population est trop misérable, et à l'insuffisance du maître. « L'école de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, dit-il, est infiniment mieux conduite. » Il propose de charger un comité, à la tête duquel serait placé l'abbé Gaultier, d'étudier les réformes à faire à l'école de Popincourt, et il engage la Société à renoncer au projet de placer une seconde école à la Halle-aux-Draps, prédisant que, dans ce quartier comme dans l'autre, les résultats ne pourront guère être favorables.

Après ces critiques préliminaires, l'auteur expose ses vues personnelles :

« Nous devons faire tous nos efforts, dit-il, consentir à tous les sacrifices nécessaires, pour que notre école soit un modèle. Je désirerais qu'elle fût placée dans un quartier central, riche et populeux. Je désirerais que le local dans lequel se fera la classe fût rendu agréable à l'oeil, et qu'il fût tenu avec une propreté recherchée. Je désirerais que les enfants qui fréquenteraient l'école fussent convenablement vêtus, et qu'ils ne fussent pas mal élevés, c'est-à-dire je ne voudrais pas qu'ils fussent pris dans la classe la plus pauvre ; enfin je désirerais que le professeur joignit à une capacité complète en instruction des manières-polies et engageantes, et peut-être même l'avantage d'une tournure et d'une figure agréables.

« Notre première intention a été de ne nous occuper que de la classe la plus indigente : notre principal objet était l'établissement d'écoles dans les campagnes. Mais nous ne connaissions alors que très imparfaitement, que très superficiellement la méthode que nous entreprenions de propager. Depuis l'établissement des écoles à Paris, nous nous sommes convaincus que cette méthode est applicable à presque tous les genres d'enseignement ; et, par les efforts que nous avons faits pour la répandre, nous nous sommes trouvés en état de juger combien il est difficile d'établir nos écoles dans les villages. Il me parait que vous devez abandonner le premier projet que VOUA aviez conçu ; il me paraît que vous devez vous attacher exclusivement, au moins pour le moment, à l'établissement solide de la méthode dans Paris. Je vous rappelle, à l'appui de cette invitation, que les villes de province s'empressent toujours d'imiter Paris

« Je vous engage aussi à ne point borner vos soins à l'enseignement de la dernière classe de la société : l'accroissement des lumières de la classe moyenne est plus facile et plus utile à opérer. Je pense que c'est essentiellement de l'instruction de cette classe que nous devons nous occuper d'abord. Je considère les propriétaires comme la première classe, ceux qui possèdent une industrie comme la classe moyenne, et ceux qui n'ont que leurs bras comme la dernière.

« Enfin, je vous engage à ne pas borner l'enseignement des enfants aux simples études primaires, je vous invite à préparer l'établissement d'une école secondaire. Ceci mérite de fixer toute votre attention ; c'est le moyen de donner à la France l'avantage de posséder une classe d'ouvriers d'une instruction supérieure à l'instruction des ouvriers dans les autres pays.

« J'ai communiqué à notre conseil d'administration — ajoute Saint-Simon — les idées que je viens de vous soumettre : j'aurais désiré qu'elles vous fussent présentées par lui ; et c'est par la raison qu'il n'a fait qu'un accueil très froid à mon opinion, que je crois bonne et utile, que je prends la liberté de vous l'adresser directement. »

Pour conclure, Saint-Simon, élevant le débat, attire l'attention de ses lecteurs sur la véritable portée de l'oeuvre qu'il s'agit d'entreprendre ; et ici nous allons reconnaître, dans son langage et dans ses vues, le futur auteur du Système industriel :

« Quel est, se demande-t-il, l'objet présent de la nation française? Par quels moyens la méthode d'instruction primaire pourrait-elle être employée à aider la nation dans la poursuite de son objet? Ce sont deux questions si importantes à la Société, qu'il est étonnant qu'elle ne se les soit pas encore proposées.

« Et d'abord, la nation française, dans l'état présent des choses, a de grandes charges à supporter, de grands engagements à soutenir ; elle le sait. Elle sait aussi que c'est par le travail et. l'industrie que les richesses se produisent, et que les dettes s'acquittent. Son objet c'est donc l'industrie.

« Quant à la seconde question, j'invite la Société à fixer son attention sur une proposition que je lui ai faite, et que je vais lui reproduire.

« En France, les enfants des ouvriers intelligents, et par conséquent aisés, fréquentent ordinairement les écoles pendant trois ou quatre ans, et ce temps est à peine suffisant pour leur apprendre la lecture, l'écriture et un peu d'arithmétique. Il est maintenant constaté par l'expérience qu'au moyen de la méthode employée dans nos écoles, dix-huit mois suffisent pour donner cette instruction aux enfants qui suivent exactement les leçons. Il reste donc (sans dépasser les limites ordinaires du temps consacré à l'éducation scolastique des enfants appartenant aux ouvriers aisés) de dix-huit à trente mois que l'on peut employer à leur faire acquérir d'autres connaissances.

« J'invite la Société à proposer un prix pour celui qui lui présentera le mémoire dans lequel les deux questions suivantes seront traitées de la manière la plus satisfaisante :

« 1° Quelles sont les connaissances de l'utilité la plus générale relativement à l'industrie, qui puissent être enseignées, dans le cours de dix-huit à trente mois, à des enfants sachant lire, écrire et compter?

« 2° Quelle est la manière d'appliquer la méthode employée dans nos écoles à l'enseignement de ces connaissances?

« Je propose ensuite de former un comité composé, d'une part, de personnes livrées spécialement à l'élude dus sciences positives, telles que MM. Francoeur, Hachette, Thénard, Ampère, et, d'autre part, de personnes dirigeant de grandes entreprises, telles que MM. Ternaux, Perrier, Delessert, Breguect, Père, et de charger ce comité de préparer l'organisation d'une école secondaire.

« Je propose enfin de réclamer à cet égard les conseils et les secours de la Société d'encouragement. Cette Société nous a déjà rendu de grands services : c'est à elle en quelque sorte que nous devons notre existence, et elle est personnellement intéressée à l'établissement dont je viens de parler. »

La Société pour l'instruction élémentaire n'écouta pas Saint-Simon, dont le double voeu, en faveur d'un élargissement du programme des écoles primaires, et de la création d'une école secondaire, devançait les temps. Ce n'est qu'après la révolution de 1830 qu'il devait trouver un commencement de réalisation.

James Guillaume