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Saint-Pierre (Bernardin de)

Jacques-Henri-Bernardin de Saint Pierre est né au Havre, le 19 janvier 1737 ; il est mort le 21 janvier 1814, dans sa propriété d'Eragny, sur les bords de l'Oise. Sa jeunesse est un roman. Dès l'enfance, son imagination ardente l'entraîne aux aventures. La vie des Pères du désert, lue avec passion, conjointement avec Robinson Crusoé, l'engage à fuir dans une solitude pour y mener la vie d'ermite. La vieille Marie Talbot, sa bonne, le déniche et le ramène. Puis, c'est l'Océan qui le fascine ; mais le premier essai de vie maritime le dégoûte ; si bien que, vingt ans plus tard, lorsqu'il remettra le pied sur un navire pour gagner l'Ile de France, le pays de Paul et Virginie, ce Havrais écrira : « Pour vous dire la vérité, je déteste la mer ». Après des études chez les jésuites de Caen et de Rouen, il suit les cours de l'Ecole des ponts et chaussées, est admis dans le génie militaire, et rejoint sou corps à Düsseldorf. Mais, susceptible, ombrageux, impatient de toute discipline, il rompt avec ses chefs et quitte le service. Au Havre, son père s'est remarié ; Bernardin se brouille avec sa belle-mère, vient à Paris, sollicite sans succès, et finalement, nanti d'un peu d'argent emprunté, va chercher fortune à l'étranger. On le voit tour à tour en Russie, en Pologne, en Saxe, en Prusse, distingué des femmes pour sa charmante figure, héros d'aventures galantes dont quelques-unes ont l'air brillant et voluptueux d'un conte des Mille et une nuits. Mais tout cela ne parvient ni à l'enrichir, ni à le fixer. De retour en France (novembre 1766), il a des velléités de se faire homme de lettres, et rédige ses notes de voyage. Toujours solliciteur, il obtient, entre temps, un brevet de capitaine-ingénieur, à cent louis d'appointements, pour l'Ile de France. Il part avec joie en février 1768 : « Je me voyais fondre à vue d'oeil, à Paris. Je serai plus heureux dans ce nouveau monde. La nature y est meilleure, on peut s'y passer d'habit, nos forêts ne portent que des glands, celles-ci sont couvertes de fruits. » Trois ans de séjour à l'Ile de France lui enlevèrent ses dernières illusions. Il n'aime pas les colons et ne s'en fait pas aimer : « Le climat de ce pays vaut mieux que les habitants ; ils sont durs. Je ne trouve point d'hommes ici, je n'ai plus d'autre ami qu'un petit chien qui boit, mange et dort avec moi. Toutes mes amours se réduisent à un vieux Plutarque [d'Amyot] et un petit chien qui depuis trois ans est mon ami fidèle. » La France lui apparaît alors sous son vrai jour, comme la plus chère des patries et la meilleure. Il la retrouve avec émotion.

Fixé à Paris en 1771, il se lie, par d'Alembert, avec Mlle de Lespinasse et sa société. Mais il ne s'y plaît guère et n'y réussit pas. La société de Rousseau, en son modeste logis de la rue Plâtrière, lui convient mieux, bien qu'il déclare le grand écrivain « pas trop sociable ». Que de points de contact entre eux ! Le goût passionné de la botanique et des promenades champêtres, un coeur sincèrement et profondément religieux, sans compter l'humeur d'un misanthrope. « Vous êtes bon, simple, modeste, lui écrit-on, et il y a des moments où vous semblez avoir pris pour modèle votre ami Jean-Jacques. » De son côté, Saint-Pierre écrit cette phrase qui le [peint et qui est du Rousseau tout pur : « Je suis malheureux par tout ce qui est en dehors de moi ».

Au dedans, et comme diversion à des maux plus imaginaires que réels (sauf la pauvreté, pourtant), il élabore tout un monde de créations littéraires. C'est d'abord son Voyage à l'Ile de France (1773), relation exacte sans sècheresse, colorée sans surcharge, sobre avec goût. Le don d'observer et de penser, principal fonds de l'écrivain, s'y révèle en mainte page. La sensibilité aussi : Saint-Pierre n'écrira rien de plus ému que les lignes de la préface et du dernier chapitre consacrées aux joies du retour, à l'amour de la patrie. Cette courte phrase : « Un paysage est le fond du tableau de la vie humaine », annonce toute une poétique, celle qui produira Paul et Virginie.

L'Arcadie (1781), espèce de poème en prose, est l'ébauche d'une « encyclopédie morale » inachevée. L'auteur s'y souvient trop du Télémaque de Fénelon, son auteur favori, celui qu'il proclame « le plus beau génie des Français, le plus digne d'être aimé ».

Trois ans plus tard (décembre 1784) paraît son grand ouvrage : les Etudes de la nature. Son dessein était d'écrire une « histoire générale de la nature, à l'imitation d'Aristote, de Pline et de Bacon », mais il lui arriva la même chose qu'à cet enfant « qui avait creusé un trou dans le sable avec une coquille pour y enfermer l'eau de la mer ». L'inspiration du livre est purement spiritualiste et religieuse. Il semble que l'auteur se propose de détruire l'impression causée par le Système de (a nature de d'Holbach (1770), système « si pâle, si ténébreux, si cadavéreux », comme dit Goethe. Il réunit dans les neuf premières Etudes toutes les objections élevées contre fa Providence, toutes les réponses que lui suggère le spectacle du monde. Les quatre Etudes suivantes exposent les lois générales de la nature dans l'ordre physique, dans l?ordre social, dans l'ordre moral. C'est la partie du livre où le génie de l'auteur se déploie avec le plus d'éloquence et de charme. La quatorzième et la dernière Etude roule sur l'éducation : nous y reviendrons.

Partout, dans ce livre, Bernardin de Saint-Pierre s'affirme comme le disciple de Rousseau quant à la doctrine, comme son héritier quant au talent d'écrivain. Il combat l'athéisme, il restaure ou consolide dans l'âme de ses concitoyens la croyance à une puissance créatrice et conservatrice des êtres. Fontanes le louera d'être entré « dans le secret de l'intelligence universelle qui se révèle surtout par ses bienfaits ». Car Saint-Pierre s'adresse moins à l'esprit qu'au sentiment. « Le coeur a ses raisons, que la raison ne connaît point», dirait-il volontiers comme Pascal. De là ces scènes touchantes, ces descriptions aimables, ces effusions lyriques, dans le goût de Fénelon et de Rousseau. Le lecteur, surtout le lecteur moderne, y gagnera peu pour la science. Il y rencontrera des théories fausses (celle des marées par exemple), des erreurs de détail. Mais il y profitera beaucoup « pour la poésie, pour l'élévation de l'âme, pour la contemplation de la nature ». Est-ce donc si peu?

Le succès des Etudes fut considérable. Ce livre tira l'auteur de l'obscurité, il agit sur les contemporains comme avait fait la Profession de foi du Vicaire savoyard.

Paul et Virginie parut trois ans après. C'est la création enchanteresse de Bernardin de Saint-Pierre, et l'on peut dire du dix-huitième siècle. Lu en manuscrit dans le salon de Mme Necker, l'ouvrage n'y fut admiré que par quelques dames ; encore eurent-elles honte de leurs larmes devant la froideur dédaigneuse de Buffon, de Thomas et de quelques autres arbitres du goût. Mais le public fut ravi : et il n'a pas cessé de l'être. L'histoire naïve de ces deux enfants, leur développement moral au sein de la pure nature, leurs innocentes amours, la catastrophe qui les brise, la mort pudique de Virginie, le désespoir puis la résignation de Paul, toute une série de scènes où le « souffle virgilien » s'unit sans effort au souffle évangélique, sont depuis plus d'un siècle en possession de faire couler les larmes. On ne compte plus les éditions de Paul et Virginie, pas plus que les traductions en langue étrangère. Il appartient essentiellement aux chefs-d'oeuvre de la littérature humaine et universelle. Si vous joignez à cela la beauté du cadre, la grandeur et la vérité des paysages tropicaux, leur nouveauté, il faut bien reconnaître dans cette oeuvre unique non plus seulement le disciple philosophique de Jean-Jacques, mais l'héritier de son génie poétique. Oui, Saint-Pierre a saisi les pinceaux du maître : il a même enrichi sa palette, agrandi son horizon, augmenté la magie de son art, frayé les voies à la grande révolution littéraire du dix-neuvième siècle. Chateaubriand procède de lui, comme lui-même procède de Jean-Jacques.

La Chaumière indienne (1790), improvisation née d'une veine heureuse, est la mise en scène de cette pensée qui reparait dans plus d'un passage des Etudes de la nature : « Il faut chercher la vérité avec un coeur simple ; ? on ne la trouve que dans la nature ». Pourquoi ajoute-t-il : « On ne doit la dire qu'aux tiens de bien »? Propos de misanthrope. Qui a plus besoin de la vérité que le méchant? et qui la lui donne si ce n'est l'homme de bien? J'aime mieux la réflexion qui clôt le récit : « On n'est heureux qu'avec une bonne femme ». Posséder la vérité, goûter les pures affections domestiques, voilà l'idéal du bonheur pour l'auteur de la Chaumière indienne.

Nous ne nous arrêterons pas aux Harmonies de la nature (1796). Les belles pages n'y sont pas rares, mais certaines parties de l?ouvrage font double emploi, sentent la thèse et le parti pris. Plus d'une fois on est tenté de se souvenir du mot de Saint-Martin (le « philosophe inconnu ») : « Je voudrais bien savoir comment l'auteur s'y prendra pour nous présenter les harmonies de la colique, du serpent à sonnettes, et de tous les insectes malfaisants ». Cela fait sentir la sagesse du conseil de Voltaire : « Glissez, mortels, n'appuyez pas! »

Saint-Pierre, à cette date, n'a plus de raisons de se plaindre du sort. Le produit de ses ouvrages lui a permis de réaliser le rêve de sa jeunesse : l'achat d'un petit bien de campagne, aux portes de Paris. L'Assemblée constituante l'avait inscrit en 1791 sur la liste des candidats aux fonctions de précepteur du dauphin, avec Condorcet, Berquin, Saint-Martin et quelques autres ; Louis XVI l'avait nommé en 1792 intendant du Jardin des plantes, poste qu'il ne conserva qu'un an. A cinquante-sept ans, il épousa (1793) Mlle Félicité Didot : aux deux premiers enfants nés de ce mariage, il donna les noms de Virginie et Paul. Il reçut le 1er brumaire an III, du Comité d'instruction publique, le mandat de composer des Eléments de morale républicaine, et fut nommé ensuite professeur de morale à l'Ecole normale. Il y prononça, à la seconde séance (3 pluviôse), une brève allocution pour annoncer qu'il ne pourrait commencer son cours que trois mois plus tard ; il ne fit en effet sa première leçon Sue le 2 floréal, et, l'école ayant été fermée à la fin de floréal, il ne put lire que neuf leçons en tout (le manuscrit de ces leçons est conservé à la bibliothèque du Havre). Membre de l'Institut en 1795, recherché plus tard par le premier consul et par les membres de la famille Bonaparte, richement pensionné sous l'empire, Bernardin de Saint-Pierre s'éteignit le 21 janvier 1814 dans sa campagne des bords de l'Oise. « J'aurai présenté de beaux tableaux, j'aurai consolé, fortifié et rassuré l'homme dans le passage rapide de la vie » : ces mot de lui résument et caractérisent son oeuvre littéraire. Le Havre, par le ciseau national de David d'Angers, lui a érigé un monument où l'on voit Paul et Virginie, les deux enfants immortels, dormir dans un berceau de palmes, aux pieds de celui qui les a chantés.

Il nous reste à étudier dans Bernardin de Saint-Pierre ce qui nous appartient en propre et ce qu'on n'y recherche guère, le réformateur de l'éducation ou plutôt l'utopiste et le rêveur en matière de pédagogie. Ses idées sur le sujet sont développées : 1° dans un Discours sur l'éducation des femmes, composé en 1777 pour un concours ouvert par l'Académie de Besançon (le concours n'eut pas de suite) ; 2° dans la XIVe de ses Etudes de la nature ; 3° dans le chapitre des Harmonies de la nature intitulé Harmonies de l'enfance ; 4° enfin dans son Voeu pour une éducation nationale (Voeux d'un solitaire, 1790).

Bernardin de Saint-Pierre possède deux des qualités de l'éducateur : il aime le peuple et il aime l'enfance. Nul n'a mieux senti ni mieux exprimé ce qui se cache souvent de vertu et de bonté au fond des âmes populaires. Il semble qu'il se souvienne toujours de la vieille Marie Talbot, sa bonne, et que, par reconnaissance, il généralise. A l'égard des enfants, ses dispositions affectueuses ne sont pas moindres : sans compter Paul et Virginie, ses livres en portent à chaque instant la trace. Aussi est-il sévère pour le système d'éducation en vigueur. Comme Rousseau, il ne pardonne pas aux collèges de son temps « leurs verges, leurs fouets, leurs férules ». La peur du châtiment y rend hypocrite et sournois. L'enfant n'y est pas heureux, donc il ne peut être bon, car c'est un axiome de Saint-Pierre que « pour rendre les hommes bons, il faut les rendre heureux ». Il soutient même qu'à bien regarder la vie des grands criminels, on trouverait dans une enfance tourmentée la cause et l'explication de leurs forfaits. Il accuse avec amertume la bourgeoisie française de ne pas aimer ses enfants (à supposer qu'elle ait mérité jamais ce reproche, elle s'est bien rachetée depuis). Il reproche encore aux collèges de couler dans le même moule tous les naturels d'enfants, sans égard pour les différences d'humeurs, d'aptitudes, etc. ; de composer l'extérieur plutôt que de former l'âme ; de donner une éducation à la grecque et à la romaine dans une société si différente de celle d'Athènes et de Borne ; leur enseignement prend trop de temps et coûte trop de peines (douze années de cours, c'est le compte qu'il en fait).

Mais la cause de tout le mal et le grief suprême, c'est que notre éducation publique est ambitieuse et repose toute sur l'émulation. Or « la vertu et l'ambition sont incompatibles ». En France et hors de France (sauf a la Chine, qu'il cite comme exemple des résultats obtenus sans émulation), dans toute l'Europe enfin, on gâte l'enfance ; par conséquent la société, par les concours, les prix, les rangs qu'on dispute. « Cette prétendue émulation inspirée aux enfants les rend pour toute leur vie intolérants, vains, changeants. » Parti de là, quel noir tableau il trace des collèges de son temps, et combien peu ressemblant à ceux du nôtre! A l'entendre, on n'y réussit que par la bassesse à l'égard des maîtres, par la trahison à l'égard de ses condisciples. De pareilles moeurs ont-elles jamais existé"? Sontelles compatibles avec le caractère essentiel de l'enfance, avec les vertus innées de notre nation? Nul n'hésitera à répondre que non.

Voilà donc les collèges condamnés. Par quoi les remplacer? Il proclame d'abord la nécessité d'une éducation nationale, commune à tous, et blâme Rousseau. qui, dans son Emile, n'a songé qu'à l'individu. Il veut que les maîtres étudient le naturel de chaque enfant, et, de tous les incidents de la vie scolaire, des jeux notamment (idée à la Montaigne), concluent à la vocation. Il prêche la bonté : pas de châtiments corporels ; nous le soupçonnons même de n'en admettre d'aucune sorte, car, dans sa théorie, l'enfant ne doit plus commettre de fautes du moment qu'on lui fournit le bonheur. Il réduit de douze ans à neuf la durée des études, et distingue trois époques de trois années chacune, comprenant les enfants de sept à dix ans, de dix à treize ans et de treize à seize ans. Sur les ruines des collèges, il institue de grandes écoles publiques, dites « Ecoles de la Patrie ». Prenant Paris pour type (peut-être serait-il plus sage de le prendre pour exception et de songer un peu plus aux campagnes, que son plan néglige absolument), il veut que l'on construise de grands amphithéâtres, un par année d'études, soit neuf au total, assez grands pour loger tous les enfants de chaque génération. Biches et pauvres, nobles, bourgeois et artisans, tous y viendront, tous y seront assis côte à côte sur les mêmes bancs. Les maîtres se tiendront au centre de cette ruche immense dont les gradins rayonneront autour d'eux. En hiver, il y aura même accès pour le peuple, qui circulera dans des galeries attenantes et prendra sa part de l'enseignement. Un parc, des jardins environneront l'édifice ; ils abonderont en fleurs, en arbres, en plantes utiles, de même qu'en images et en statues (encore une réminiscence de Montaigne). On y lira des inscriptions, les unes évangéliques, les autres-philosophiques (comme « Laissez venir à moi les petits enfants », etc.). Pas de cloches, ni aucun instrument de contrainte, mais des flûtes, de la musique. « Tout ce qu'on apprendra sera mis en vers et en musique. »

De bonne heure, il veut qu'on entretienne les enfants de Dieu et de la Providence, au contraire de Rousseau qui remet ces connaissances à la quinzième année. « Car c'est le coeur, dit Saint-Pierre, encore plus que l'esprit, que la religion demande. » Ils connaîtront Dieu par la nature, par l'Evangile, par le Credo, par le Pater.

Chaque cycle de trois années a son programme.

Dans le premier, lire, écrire, chiffrer par les plus courtes méthodes.

Dans le deuxième, on apprendra « comment on pourvoit aux besoins de la société » : agriculture, arts utiles ; éléments des sciences naturelles ; éléments de géométrie ; expériences de physique ; arts libéraux : dessin, architecture, fortification ; enfin le latin, mais le latin enseigné par l'usage, non « métaphysiquement et grammaticalement ». Et Saint-Pierre cite l'exemple des paysans polonais. Il aurait pu citer celui des Hongrois sans donner plus d'autorité à sa thèse. Les exercices du corps alternent avec ceux de l'esprit.

Dans le troisième cycle, l'élève étant parvenu à l'âge des passions, on lui en apprendra « le doux et pur langage «dans les Eglogues et les Géorgiques de Virgile, « la philosophie » dans Horace, « la corruption » dans Tacite ou dans quelque historien du Bas-Empire. Le grec, remis en honneur, s'apprendra « par l'usage », dans Homère, dans Hérodote, dans Marc-Aurèle. Pour les sciences : étude de la nature ; géographie commerciale (le mot n'y est pas, mais la chose) ; exercices physiques et militaires, natation, courses dans la campagne, manoeuvre des armes à feu, apprentissage d'un métier manuel, tout le fond pratique de la réforme de Rousseau. Enfin, après 1789, il réclame l'étude du « Code constitutionnel, qui doit être un code de patriotisme et de morale », et veut qu'on « prépare la génération prochaine à goûter notre nouvelle constitution ».

L'élève ne sera pas sédentaire, mais jouira d'une sorte de liberté péripatéticienne. Pas de plume, point de papier, point de notes, ni de rédaction ; rien que l'intelligence, l'attention et la mémoire. Ni récompense, ni punition, ni émulation, c'est un principe admis, et duquel Saint-Pierre se promet de tirer tous les progrès (comme en Chine). Prédominance de l'éducation morale, principalement cultivée par la pratique des vertus domestiques. Enfin application du régime végétarien, plus conforme à la nature et aussi substantiel que le régime de la viande.

Un « magistrat titré » présidera chaque jour à chaque école ; « un grand seigneur des plus qualifiés » aura l'inspection générale. Dans le projet de 1790, le grand seigneur est remplacé par un membre de l'Assemblée nationale, constituée gardienne des Ecoles de la Patrie. Un système nouveau d'enseignement suppose un corps de maîtres nouveaux. Bernardin de Saint-Pierre ne demande aux siens ni grades, ni diplômes, mais seulement « d'aimer les enfants». En 1790, il va plus loin, et veut qu'ils soient exclusivement choisis parmi les pères de famille ayant bien élevé leurs enfants : « des enfants beaux et bons » seront les titres à fournir. Ils ne porteront plus « les noms durs et orgueilleux de maîtres et docteurs », mais ceux « d'ami de l'enfance, de la patrie, » exprimés en beaux mots grecs qui ajouteraient « au respect de leurs fonctions le mystère de leurs titres ».

Passons-nous à la question des femmes? Dès l'année 1777, Bernardin de Saint-Pierre condamne le système de l'éducation par le couvent. Il refuse au cloître et au célibat le droit d'élever les jeunes filles. Il remplace toute éducation étrangère par l'éducation maternelle. Il admettrait l'éducation des deux sexes en commun, mais seulement pendant le premier âge et pour les simples éléments : en quoi il est guidé moins par le péril des moeurs, qui le touche pourtant, que par la préoccupation très vive de maintenir l'homme en état de supériorité intellectuelle et scientifique sur la femme. Cette opinion a chez lui force de dogme. Rousseau érige en principe que « toute l'éducation des femmes doit être relative aux hommes». Son disciple écrit cette phrase, où reluit dans sa naïveté le même égoïsme inconscient : « Il y a cette différence morale entre l'homme et la femme, que l'homme se doit à la patrie, et la femme au bonheur d'un seul homme ». D'où il suit qu'il n'est pas besoin d'une éducation nationale pour les femmes, ni d'études proprement dites, ni d'une sérieuse culture intellectuelle. A douze ans, Virginie ne sait ni lire ni écrire (Paul, il est vrai, n'en sait pas davantage, et cette fois il y a égalité dans l'ignorance). Pour les femmes, Saint-Pierre remplace la « spéculation » par « les « arts domestiques ». Son idéal, c'est la jeune fille dressée à faire la pâtisserie, à conserver les fruits, à broder, à tailler, à coudre. Joignez-y les qualités morales, pour la sécurité du mari, et « un peu de clavecin », pour son agrément.

Nous ne nous arrêterons pas à démontrer ce qu'a d'étroit, d'injuste et d'imprévoyant cette conception de l'éducation féminine : il suffit d'en renvoyer l'auteur à la lecture du Traité de l'Education des filles, par Fénelon.

Concluons. En ce qui concerne les garçons, des cri tiques fondées, des vues généreuses, un vif amour de l'enfance, le pressentiment des « jardins d'enfants » de Froebel, mais des applications et des inventions les unes puériles, les autres irréalisables, des utopies et des rêveries ; en ce qui concerne les filles, des préjugés, des défiances, un peu d'égoïsme systématique et traditionnel, nul sentiment du bien à produire dans la famille et hors de la famille par la culture des intelligences féminines, ? tel nous semble, en matière pédagogique, le bilan de Bernardin de Saint-Pierre.

Hippolyte Durand