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Saint-Pierre (l’abbé de)

Très célèbre au dix huitième siècle par son esprit remuant et paradoxal, l'abbé de Saint-Pierre (1658-1743) n'est assurément ni un maître, ni un guide en pédagogie. Mais il mérite une mention, comme précurseur de Rousseau, et pour avoir rencontré, dans les hasards de son inspiration, un certain nombre de vues justes. On aura déjà une idée de sa façon de procéder quand on saura que son Projet pour perfectionner l'éducation prend place, dans ses oeuvres, entre un Projet pour diminuer le nombre des procès et un Projet pour rendre les chemins praticables en hiver. Aussi Rousseau, dont il faut retenir le jugement, l'appelait un homme à grands projets et à petites vues. Et Voltaire le désignait dans ces vers :

Certain législateur dont la plume féconde

Fit tant de Tains projets pour le bien de ce monde.

Partisan déclaré de l'éducation publique, dont il démontre l'excellence, non en trois points, mais par douze raisons, il en fait ressortir les avantages par une comparaison ingénieuse: « Au collège les pareils s'entre-corrigent et s'entre-polissent journellement et nécessairement les uns les autres dans leur commerce, à peu près comme les cailloux raboteux se polissent et s'arrondissent dans la mer par leur frottement journalier. » Il demandait par suite qu'on établît des collèges, des internats, pour les filles comme pour les garçons, et qu'on organisât à Saint-Cyr une sorte d'école normale pour les femmes.

Dans son système d'instruction, il obéissait, comme le fera plus tard Rousseau, au principe de l'utilité. Très peu favorable aux éludes littéraires, il ne conserve le latin que « parce qu'il peut être utile au commerce des marchandises ». Les révolutionnaires modernes qui veulent proscrire l'étude des langues mortes peuvent ranger l'abbé de Saint-Pierre au nombre de leurs ancêtres. « Un jour viendra, disait-il, où nous sentirons que nous avons moins besoin de savoir les langues mortes que le malabarais ou l'arabe. » L'abbé de Saint-Pierre aurait-il prévu la conquête de l'Algérie et du Tonkin?

La conception de l'éducation professionnelle, celle qui se propose moins de cultiver l'esprit et de développer les facultés que de communiquer des connaissances positives, d'accumuler des idées, est déjà tout entière dans les écrits de notre auteur. Il n'y a pas de science dont il ne propose l'étude. Arithmétique, géométrie, grammaire, rhétorique et physique, art militaire, économique, gymnastique, danse, escrime, arpentage : tout figure dans son plan d'études, et tout cela pêle-mêle. C'est ce qu'il appelle « soulager l'attention par la diversité ». Dès les premières classes, il veut qu'on enseigne aux enfants « quelque chose » de l'anatomie et de la médecine, « quelque chose » (c'est le mot qu'il affectionne) de la politique et de la jurisprudence. En relisant l'abbé de Saint-Pierre, nous sommes frappé de la ressemblance de quelques-unes de ses idées avec celles de certains réformateurs contemporains : les organisateurs de l'Institution libre d'enseignement de Madrid pensent, eux aussi, qu'il n'est jamais trop tôt pour initier les enfants aux connaissances les plus élevées, et dans leur système, comme dans celui de l'abbé de Saint-Pierre, le programme de chaque classe est une véritable encyclopédie, qui comprend toutes les sciences humaines. Ajoutons que l'abbé de Saint-Pierre témoignait une préférence marquée aux arts mécaniques, aux sciences pratiques, et qu'autour de ses collèges il rêvait d'établir des moulins, des imprimeries, d'installer des métiers de toute espèce.

Malgré sa prédilection pour les études professionnelles, l'enseignement de la morale était la préoccupation dominante de l'abbé de Saint-Pierre. Malheureusement, de tout ce qu'il a écrit et proposé sur ce sujet, il n'y a guère à retenir que l'intention. Les moyens qu'il indique sont peu pratiques ou peu efficaces. Voici les principaux :

Formules en vers, imitées du décalogue, comme celle-ci :

Défauts d'autrui ne contreferas

Et ne t'en moqueras aucunement ;

Facilement pardonneras

Afin qu'on te pardonne aisément ;

Exercices de vertu : « Quand les leçons auront été récitées et les devoirs corrigés, le maître dira à l'élève : « Faites-moi un acte de prudence, ou de justice, ou » de bienfaisance, ou de discernement de la vérité » (ce sont les quatre vertus distinguées par notre auteur), et il aura soin de varier les exercices pour chacun de ses élèves. » Est-il besoin de dire combien cela est puéril et surtout inapplicable ? Pour faire acte de justice ou de bienfaisance, les occasions sont nécessaires, et elles ne se rencontrent pas d'ordinaire dans la vie scolaire. On peut toujours demander à un élève de faire une dictée, un problème ; mais saint Vincent de Paul lui-même eût été probablement très embarrassé, si dans une classe de collège ou d'école on l'avait prié d'accomplir séance tenante un acte de charité ;

Scènes vertueuses, petites représentations dramatiques, jouées devant les parents, et où, bien entendu, la vertu était toujours récompensée, le vice puni ;

Enfin, jugements rendus par les élèves, constitués en cour de justice, et qui, sous la présidence du maître, infligeaient des châtiments aux coupables.

A côte de ces rêveries, il convient de noter quelques inspirations heureuses ; par exemple l'institution de ce que l'abbé appelait un Bureau perpétuel de l'instruction publique, chargé de réformer les méthodes, de faire régner l'uniformité dans tous les collèges : c'était déjà affirmer la nécessite d'un ministère de l'instruction publique, administrant au nom de l'Etat toutes les affaires de l'éducation. Louons aussi l'abbé de Saint-Pierre d'avoir tracé pour les jeunes filles un programme d'instruction véritablement large et libéral, puisqu'il y faisait entrer les éléments des sciences, « un peu de connaissance de la machine animale », la physique, « qui les éloignera de la superstition, cause de tant de maux », sans compter, bien entendu, le travail des mains : « filer, broder, coudre, faire de la tapisserie ». Louons-le enfin pour avoir introduit dans la langue française le beau mot de bienfaisance, la meilleure chose peut-être qui reste de lui.

Gabriel Compayré