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Saint-Marc Girardin

Marc Chardin, dit Saint-Marc Girardin (1801-1873), dont le nom occupera une place éminente dans l'histoire littéraire du dix-neuvième siècle, est connu surtout comme le défenseur éloquent et ingénieux de la tradition classique contre les nouveautés du romantisme au théâtre. Il mériterait cependant aussi de tenir l'un des premiers rangs parmi les maîtres modernes de la science de l'éducation. Ses grands ouvrages de critique et d'histoire littéraires : Tableau de la littérature française au seizième siècle, 1828 ; Cours de littérature dramatique, 1843 ; Essais de littérature et de morale, 1844, etc., ont rejeté dans la pénombre les travaux plus modestes, mais d'une rare portée pratique, par lesquels il devança en matière d'enseignement et de « pédagogique », comme on disait en 1835, quelques-unes des réformes dont notre époque s'enorgueillit le plus justement. Par un curieux contraste, nous découvrons en ces livres un pédagogue aussi hardi novateur que le critique s'est montré conservateur et défiant. Oui, le même homme à qui Victor Hugo, directeur de l'Académie française, souhaitera un peu ironiquement de plus larges horizons, est celui qui, dès 1835, protestait contre l'exclusivisme des études classiques ; qui réclamait la création d'un enseignement secondaire spécial, institué trente ans plus tard seulement, sur l'initiative d'un ministre du second empire ; bien plus, qui, dès cette même époque, démontrait la nécessité d'élever des collèges ou lycées spéciaux : besoin impérieux reconnu aujourd'hui même par d'excellents esprits, et auquel néanmoins il n'a pu être encore donné satisfaction.

A vrai dire, Saint-Marc Girardin s'était trouvé à bonne école pour connaître et traiter des choses de l'enseignement. Ancien élève, et élève brillant, du lycée Napoléon, reçu agrégé des classes supérieures en 1823, il fut nommé en 1827 professeur de seconde au lycée Louis-le-Grand. Là, il put étudier à loisir le mécanisme et le jeu de l'instruction scolaire. Ce n'est qu'après la révolution de Juillet que le nouveau gouvernement l'appela (1834) à la Sorbonne (chaire de poésie française), où il devait recueillir ses plus éclatants succès.

L'année précédente, il avait reçu du gouvernement la mission de parcourir l'Allemagne méridionale. L'objet de son enquête lui était défini en ces termes par la lettre ministérielle : « Je vous prie de visiter spécialement les gymnases ou écoles intermédiaires destinés à donner une instruction qui tient le milieu entre celle des écoles primaires et celle des collèges ». Le rapport qu'il adressa porte ce titre : De l'instruction intermédiaire et de son état dans le midi de l'Allemagne. Il fut publié en deux volumes, parus l'un en 1835 et le second en 1839. Cette étude considérable donne au travail de Victor Cousin sur l'instruction primaire dans le nord de l'Allemagne, travail qui avait, suivant la remarque du nouveau voyageur, « jeté quelques vives lumières sur les écoles intermédiaires de la même région », sa suite naturelle et son achèvement.

Le premier et obligatoire mérite d'un rapport est l'exposition lucide et complète des résultats obtenus par l'enquête entreprise. Mais cette essentielle qualité n'en exclut point une autre qui a bien également son prix : la claire discussion de ces résultats et l'énoncé sincère des conclusions personnelles où l'auteur de la recherche a été conduit. L'âme du voyageur doit être un miroir fidèle, sans doute, mais un vivant miroir qui réagit, pour ainsi dire, sur ce qu'il réfléchit, et met quelque chose de lui-même dans les exactes images qu'il a reçues.

Dans le Rapport de 1835-1839, la description et l'analyse, l'histoire et l'appréciation sont intimement mêlées. Il semble même que l'écrivain ait dès l'abord son siège fait et qu'il ne tienne nullement à s'en cacher. Ses excursions ont, ce semble, bien plutôt pour fin de fortifier une conviction arrêtée d'avance en lui, que d'en faire surgir une dans sa pensée incertaine.

Cette conviction, quelle est-elle? Les premiers chapitres du livre nous la font nettement connaître : l'éducation lettrée actuellement donnée à tout le monde ne convient pas à tout le monde. A une société nouvelle il faut un système nouveau d'instruction. « Le défaut de notre éducation actuelle, c'est quelle est trop spéciale, trop exclusive. Elle est bonne pour faire des savants, des hommes de lettres, des professeurs qui ne soient pas des théologiens : c'est ce qu'il fallait au quinzième et au seizième siècle. Mais aujourd'hui il nous faut aussi des marchands, des manufacturiers, des agriculteurs ; notre éducation ne semble point propre à en faire. » Cette indiscrète diffusion de la culture classique n'est bonne qu'à peupler de médiocrités ignorantes une société et qu'à discréditer les études littéraires elles-mêmes. Comment trouver le remède? Oh! sans grand effort. « Il faut une instruction intermédiaire, quelque chose de plus que l'éducation primaire, et quelque chose pourtant qui ne soit pas l'éducation classique. » Ainsi, dans l'indétermination même où elle nous est présentée, cette définition nous laisse entrevoir une institution bien parente de ce qu'on a appelé plus tard renseignement spécial.

Nos voisins de l'Est nous avaient montré le chemin : de là, l'empressement du rapport à recueillir leurs exemples et à nous encourager de leurs témoignages. C'est d'abord la Real-Schule de Berne, fondée depuis 1829, école où les mathématiques et l'histoire sont à peu près exclusivement enseignées. « Les fondateurs de l'école de Berne s'élèvent avec force contre cette idée que l'enseignement des sciences et de leurs applications abaisse l'esprit. Ils ne reconnaissent aux lettres aucune préséance sur les sciences, ni aucune vertu particulière pour donner à l'instruction un caractère et un ton plus élevés. » — C'est ensuite l'établissement de Hofwyl, «gouverné par un homme passionné pour son oeuvre et enthousiaste de son idée, E. de Fellenberg, sorte de philosophe législateur. « Il veut former l'homme, non pour le ciel, mais pour la société humaine, et c'est par l'éducation qu'il espère réformer la société, et la guérir des maux qui la tourmentent. A la discipline impuissante des lois et des pouvoirs publics, il veut substituer la discipline que chacun s'impose volontairement, la discipline de l'éducation. » Dans cet établissement, formé de cinq instituts dont un seul est proprement une Realschule, une expérience admirable est tentée avec plein succès : celle d'une école des pauvres, à côté et comme dans l'amitié de l'institut scientifique, ou école des jeunes gens riches. —. C'est la patrie de Pestalozzi, Zurich, avec ses écoles primaires, ses hautes écoles pour le peuple, ses écoles industrielles, et, dominant cette sorte de fédération d'études, son université à quatre facultés, dont l'une porte le nom de faculté des sciences politiques. — C'est la Bavière, où la chute de M. de Montgelas, en 1817, avait entraîné la ruine de l'oeuvre accomplie avec un libéralisme relatif par ce ministre. En 1823, la réaction avait commencé contre le règne de l'obscurantisme ; et, en 1829, des hommes supérieurs, au nombre desquels Thiersch et Schelling, avaient rédigé un plan d'études sous les feux croises des jésuites, aux lycées desquels ce plan portait indirectement atteinte, et des partisans des écoles usuelles, selon qui ce même plan ramenait aux carrières, nous voulons dire à la scolastique du moyen âge. Le 13 mars 1830 avait paru un nouveau plan qui donnait satisfaction à ces deux classes d'adversaires : d'une part en laissant les lycées donner le niveau, d'autre part en organisant sur des bases pratiques, utilitaires même, une instruction intermédiaire à trois degrés : les écoles d'arts et métiers ; les écoles polytechniques ; l'université technique. Tel était l'esprit de la nouvelle réforme, et l'auteur du Rapport d'applaudir : « Il faut des écoles animées de l'esprit de pratique, où se forment des commerçants, des manufacturiers, des chefs d'atelier, où les jeunes gens acquièrent des connaissances utiles à l'exercice des professions qu'ils doivent embrasser, et non de ces demi-connaissances avec lesquelles on n'est ni un savant, ni un praticien. Approprions donc l'instruction à la pratique des professions utiles a la société. C'est là le principe des écoles bavaroises ; c'est aussi le principe des écoles de l'Autriche. »

Que ce principe fût celui de l'Autriche, il n'y avait pas à s'en étonner. La haute culture en ce pays était vue avec mépris ; l'empereur François, dans son ardeur contre-révolutionnaire, n'était-il pas allé jusqu'à dire qu'il n'aimait point les savants? Les études spéculatives passent pour développer l'esprit d'examen. Il fallait donc instruire le peuple, mais non le trop instruire ; aussi nulle part l'instruction intermédiaire ne devait-elle être plus florissante. « En Autriche, l'instruction usuelle se rattache au système politique du gouvernement. » L'un des documents où s'accuse le mieux cette préoccupation gouvernementale est le règlement de l'Académie Marie-Thérèse, où est compris un chapitre intitulé : « Education du coeur » sorte de catéchisme moral qui règle les lectures des élèves, leur prescrit les vertus à rechercher, endigue leurs sentiments, dirige et contient les amitiés. Du reste, le cycle de l'enseignement est remarquablement compréhensif. Au sortir des écoles primaires, dernier degré de l'instruction obligatoire, le jeune homme peut choisir. « Veut-il et peut-il être un lettré? le gymnase est là. Veut-il être un commerçant ou un industriel? l'école usuelle lui est ouverte. » En résumé, le Rapport trouvait beaucoup à louer dans le système autrichien : « Ce que l'Autriche repousse partout, ce sont les connaissances superficielles et vagues, c'est l'instruction encyclopédique qui ne produit jamais que des demi-savants. » — Après l'Autriche venait Bade, dont M. Nebenius venait de reconstituer les écoles ; puis le Wurtemberg, où la religion et ses ministres avaient sur l'administration de l'instruction publique la haute main. Là aussi existaient des écoles usuelles, les unes côte à côte avec les écoles classiques, les autres distinctes et indépendantes : ces établissements avaient dans l'école des arts et métiers de Stuttgart leur couronnement.

Cette longue revue une fois close, le rapport concluait sur les mêmes considérations par lesquelles il s'était ouvert : Donnons à la société moderne une instruction publique en rapport avec ses besoins. Ne nous laissons pas arrêter aux objections superficielles empruntées à un sentiment d'égalité mal comprise. « A mes yeux, l'égalité d'éducation n'est pas du tout dans l'uniformité des études ; elle est, au contraire, dans leur diversité » ; et il terminait : « Moins d'élèves dans la même école ; moins de leçons différentes dans la même classe ; un plus grand nombre d'écoles distinctes : voilà quels sont, selon moi, les véritables principes de la réforme des études en France ».

Sept années après la publication de la seconde partie du rapport parut un nouveau livre sous ce titre : De l'instruction intermédiaire et de ses rapports avec l'instruction secondaire (mai 1847), traité non d'exposition, mais de polémique, où Saint-Marc Girardin entreprenait de défendre « les bons et judicieux commencements de l'instruction intermédiaire », dus à M. Villemain dans l'Université, « contre la manie de l'esprit de système ou de fondation ».

Ce dernier ouvrage ne saurait sans doute avoir à nos yeux la haute importance du précédent ; il n'en offre pas moins un réel intérêt. Le pédagogue a, ce semble, modifié sensiblement et sa position et son point de mire ; sans cesser d'être un partisan résolu de l'instruction intermédiaire, il veut protéger les lettres latines et grecques contre l'invasion menaçante des sciences. Il ne veut pas que l'on se méprenne sur la campagne de 1835-1839 : « Je le disais en 1839 : on n'enseigne pas trop de latin à ceux qui en ont besoin ; mais on enseigne le latin à trop de jeunes gens qui n'en ont pas besoin ». Il craint que la manie d'uniformité n'ait simplement changé de forme : « Beaucoup de personnes se plaignaient que l'Université forçât tout le monde de faire sa rhétorique et sa philosophie. Nous changeons de tyrannie : on veut forcer tout le monde de faire sa physique et sa chimie. »

C'est parce que le règlement de 1840, rédigé sous l'administration de Cousin, était fondé sur le principe de la division et excluait l'esprit encyclopédique en ne prolongeant pas au delà des classes de grammaire l'enseignement commun, que Saint-Marc Girardin s'en faisait l'apologiste contre les attaques auxquelles était en butte ce programme. Il insistait sur l'utilité qu'il y aurait à augmenter le nombre des écoles annexes sur le type de celles que possédaient déjà nombre de villes en France, écoles dont l'enseignement fût approprié aux programmes des écoles spéciales ou aux besoins des écoles professionnelles. Mais, tout en exprimant le voeu que cette institution prît une extension plus grande, il mettait en garde les fondateurs contre deux dangers qu'il trouve également funestes : un enseignement étendu et superficiel ; ou bien un enseignement technique « et tout à fait professionnel ».

Tout à fait professionnel, — voilà un mal qui eût peut-être moins préoccupé, dix ans plus tôt, l'ardent avocat de l'enseignement intermédiaire. Mais Saint-Marc Girardin croyait sans doute avoir assez fait pour l'instruction usuelle. Il lui semblait bien temps sans doute que l'enseignement des belles-lettres obtînt son secours. Il leur devait bien à elles aussi une passe d'armes, dans cette joûte pédagogique de douze années. Aussi leur décerne-t-il à la fin de son livre une apothéose magnifique. Apothéose où il associe à Homère et Virgile les apôtres et les Pères de l'Eglise, et où il désigne à notre ferveur éclectique « toutes les grandes et divines pensées de Rome, d'Athènes et de Jérusalem ».

Le livre annonçait une seconde partie, qui ne fut pas publiée ni peut-être écrite ; les événements politiques se précipitaient et allaient donner un autre cours aux pensées et aux controverses.

Si, comme écrivain, Saint-Marc Girardin contribua aux progrès de la science de l'éducation dans notre pays, il eut également l'honneur, comme homme politique, de servir les intérêts de l'enseignement national.

On sait avec quelle furia, pendant toute la durée de la monarchie de Juillet, les partis combattirent pour ou contre la liberté de l'enseignement à tous les degrés. Ce fut là une perpétuelle plateforme, disputée avec acharnement, sans cesse perdue, sans cesse reprise. Point de session presque où l'on n'ait légiféré ou tout au moins discute sur ce sujet gros de querelles. Saint-Marc Girardin, élu par la Haute-Vienne en 1834, entrait à la Chambre des députés au plus fort de la bataille. Sa haute compétence l'indiqua au choix de la majorité comme rapporteur de la commission chargée d'examiner le projet de loi déposé par Guizot sur l'enseignement secondaire. Ce projet, qui avait été déposé pour remplir l'une des promesses de la Charte, et qui devait servir de complément à la loi du 28 juin 1833 sur l'enseignement primaire, donnait la liberté d'enseigner, mais en veillant à l'entourer de toutes les garanties propres à mettre l'Etat et la société civile à l'abri des usurpations congréganistes. Le cabinet voulait être libéral, mais sous caution. Saint-Marc Girardin lut son rapport à la séance du 14 juin 1836.

Ce rapport était une oeuvre magistrale ; les considérations les plus hautes sur la beauté de la science spéculative, sur les devoirs de l'Etat en matière d'éducation, sur les droits de la famille et de l'individu, s'y alliaient aux discussions pratiques les plus serrées. Saint-Marc Girardin fut obligé de s'y montrer un équilibriste agile ; car il avait à contenter tout à la fois les partisans de l'enseignement national, tel que Napoléon l'avait conçu, et les avocats intéressés de la liberté sans limites, telle que l'Eglise la réclamait. Avec les premiers il disait : « L'Etat, messieurs, ne peut pas rester indifférent en fait d'instruction. Le système de laisser faire et de laisser passer n'est pas ici de mise. Il ne faut point dire que cela ne regarde que les familles et que chacun fait instruire ses enfants à ses risques et périls: car l'instruction de la jeunesse touche à la lois les familles et l'Etat. Craignons, messieurs, de nous laisser aller dans nos lois à je ne sais quelle manie de neutralité qui finit par détruire en toutes choses l'idée du bien et du mal. Que la loi ne craigne pas d'avoir une opinion. » Et c'est au nom de ces raisons supérieures qu'il défendait contre ses détracteurs le décret de 1808 d'où avait pris naissance l'Université impériale. Mais se retournant bien vite du côté des seconds, il s'attachait à établir l'innocuité de la liberté d'enseignement : « Qu'on ne s'effraie pas de la liberté d'enseignement ; elle est utile aux progrès des études. Si nous regardons dans les temps anciens, nous voyons qu'il y a toujours eu des écoles émanées de principes divers, toujours concurrence, toujours émulation. Le privilège universitaire n'a été qu'un besoin des circonstances. Nous avons longtemps examiné quelles pouvaient être les conséquences de la liberté d'enseignement, et, après cet examen, nous devons dire hautement que nous ne les redoutons pas. » Et, en fait, cette liberté, telle que la consacrait le projet de la commission, était entourée de conditions qui devaient en prévenir l'abus: la principale consistait en un brevet de capacité que serait tenu d'obtenir, indépendamment des deux baccalauréats, quiconque aspirait à ouvrir un établissement libre d'instruction secondaire. Ce brevet serait décerné par un jury sous la présidence du recteur de l'académie. « Le jury, disait le rapporteur, n'est pas juge seulement de telle ou telle qualité du candidat, il est juge de l'homme tout entier. »

Sur un point grave, la commission et le rapporteur se trouvaient en désaccord avec le gouvernement : sur le caractère qu'il convenait d'attribuer aux petits séminaires. Le ministre, soucieux de sauvegarder ses droits de contrôle, entendait leur maintenir le rang d'établissements publics ; le projet de la commission en faisait au contraire des établissements d'éducation privée.

Le rapport, après avoir traité de ces problèmes généraux, touchait à des points plus modestes de programmes d'études et de pédagogie, et reprenait avec complaisance les idées que nous avons vues exposées si abondamment dans les écrits de Saint-Marc Girardin. « Le projet de loi maintient la prééminence des études classiques dans nos collèges royaux ; il croit que ces études sont celles qui développent le plus heureusement l'intelligence des jeunes gens ; mais il croit en même temps que ces études ne sont pas nécessaires à tout le monde. Elles sont les meilleures à son avis, mais elles ne doivent pas être les seules. Il leur laisse dans l'enseignement leur supériorité qu'il reconnaît, mais il abolit en même temps dans l'enseignement cette uniformité exclusive qui a donné prise aux reproches. »

L'orateur politique répétait exactement, on le voit, la doctrine de l'écrivain. Il ne s'en tenait pas à une formule générale. Le principe, il le faisait descendre dans la loi et dans les faits en démontrant l'utilité des collèges communaux de second ordre qu'instituait le projet de la commission ; sorte de demi-collèges où les langues anciennes pourraient être enseignées, mais non au delà des classes de grammaire (Titre II du projet, art. 21). Les autres objets d'enseignement devaient être l'histoire, la géographie, les éléments des sciences. Au reste le rapport se défendait d'entrer dans un détail indiscret : « Nous n'avons déterminé dans la loi aucun de ces objets d'enseignement, parce que les objets de l'enseignement doivent changer selon les temps, et qu'à ce titre il vaut mieux les régler par des ordonnances que par des lois. »

La discussion sur la loi proposée ne s'ouvrit que plus de neuf mois plus tard à la Chambre des députés. Elle occupa douze séances, du 14 au 29 mars 1837. Discussion laborieuse, confuse, où l'embarras semble avoir été grand pour tous les partis et toutes les opinions, dont aucune ne recevait une entière satisfaction. Ministère et commission durent lutter pied à pied contre des adversaires tantôt de droite, tantôt de gauche ; parfois même l'un contre l'autre, le cabinet inclinant à consolider les garanties exigées par l'Etat, et le rapporteur, organe fidèle de la commission, à élargir la liberté consacrée par la loi. Majorité et minorité parlementaires se tenaient également en défiance, la première hésitant à donner, et la seconde à recevoir.

M. de Tracy ouvrit les débats par une attaque droite contre l'Université, dont le projet ne faisait, à son dire, que mieux assurer le privilège. M. Isambert riposta en soutenant que le projet favorisait au contraire l'envahissement du clergé et portait une grave atteinte à l'autorité de l'Etat. Guizot et Saint-Marc Girardin furent continuellement sur la brèche pour refouler ces assauts des coalisés ; sans cesse il leur fallait reprendre leur argumentation à double tranchant, et ils étaient obligés d'exposer ab initio l'esprit et l'économie de la loi pondératrice. Il devint manifeste, lors du passage aux articles, que la Chambre partageait les appréhensions des partisans de l'Etat éducateur. Comment en douter au triomphe des deux amendements proposés par M. de Schauenburg, dont l'un portait au nombre des conditions requises pour ouvrir un établissement d'instruction le serment de fidélité prescrit par la loi du 30 août 1830, et dont l'autre exigeait du candidat la déclaration qu'il n'appartenait à aucune congrégation ou corporation non autorisée.

Cette controverse obscure et passionnée eut une brillante diversion. La question tout académique ayant été soulevée de savoir à qui revenait la prééminence dans l'éducation, aux sciences ou aux lettres, Arago plaida pour les premières ; les secondes eurent pour défenseur le génie de Lamartine. Magno se judice quaeque tuebatur. C'était combattre à armes égales ; les nobles rivales furent également triomphantes ; entre elles la victoire demeura, comme elle sera toujours, indécise et partagée.

Un article qui valut au rapporteur un éclatant succès de tribune fut le paragraphe 26 du titre II qui maintenait les bourses dans les collèges royaux, autorisant et les départements et les communes à en instituer dans les collèges communaux. Cette disposition avait été critiquée, et de divers côtés : on opposait l'éternel argument obscurantiste tiré du danger qui résulterait d'une trop large diffusion des lumières en des milieux sociaux où le savoir serait disproportionné à la fortune, où l'instruction éveillerait des ambitions excessives, sources de rancunières déceptions, etc. Le rapporteur répliqua par un argument de charité et de fraternité utilitaires, si l'on peut dire : il conjura la bourgeoisie, aujourd'hui victorieuse, de ne pas créer pour elle le monopole à son tour, mais d'unir autant qu'il était en elle les diverses classes dont est constituée, dans son unité, la nation, et d'aller, à l'aide des bourses, chercher le mérite partout où il est : « Eh ! messieurs, disait-il en terminant, par quels moyens voulez-vous que les derniers rangs viennent se mêler aux premiers? Est-ce par l'émeute, est-ce par la révolution? Non sans doute! C'est par l'instruction, voilà la meilleure initiation ; c'est par les lumières et par cette modération que donne l'élude. De cette manière, vous n'aurez pas à craindre l'invasion des classes inférieures. » La Chambre fit mieux qu'applaudir ces belles paroles : elle maintint le système des bourses.

Sur un dernier point, Saint-Marc Girardin fut moins heureux : en ce qui concernait les petits séminaires, mis, nous l'avons vu, par le projet de la commission, sur le pied d'établissements privés, il avait contre lui, cette fois, un puissant adversaire, Guizot, qui eut beau jeu à dénoncer les suites logiques d'une disposition semblable dans un Etat concordataire comme la France : « Où conduirait, disait-il, le principe posé par la commission? Ne serait-ce pas à faire du clergé lui-même un établissement privé, un corps libre dans l'Etat? » Toute la dialectique de l'habile rapporteur ne pouvait prévaloir contre ce très simple argument, et à une grande majorité la Chambre donna raison à Guizot.

Enfin, le 29 mars, la Chambre, surmenée par ces longs débats, mit aux voix l'ensemble du projet de loi, qui obtint une majorité de 29 voix seulement. Ce chiffre parut modique, et le cabinet, déjà bien ébranlé, ne survécut guère à sa demi victoire. Peu de jours après, il passait la main à un ministère Molé. La loi du 29 mars subit le sort du gouvernement qui l'avait élaborée et n'affronta point la tribune de la Chambre haute. Le public ne l'avait guère accueillie avec plus de faveur que le Parlement ; elle irritait trop de convictions et froissait trop d'intérêts, car elle éveillait les soupçons de la pensée laïque sans donner à l'Eglise de solide contentement. Et Guizot et la commission en avaient été pour leurs jeux de bascule.

Au moins cette discussion mémorable, où fut dépensé tant d'éloquence et de passion, fit honneur à la Chambre dynastique de 1837, si résolument attachée aux principes issus de la Révolution française et si défiante devant les innovations grâce auxquelles les ennemis masqués des idées modernes tentaient, lui semblait-il, de reprendre la direction de la jeunesse. Ce « fantôme », comme écrivait une feuille libérale du temps, n'avait cessé de peser sur ses délibérations. De là, dans ses résolutions, certain décousu, certaine incohérence. Mais, en résumé, les détracteurs de l'enseignement national avaient été déçus dans leurs espérances. Ils ne se tinrent pas pour battus ; pendant les années qui suivirent, ils préparèrent la revanche, qu'ils devaient prendre complète, éclatante, en 1850.

Saint-Marc Girardin, qui avait été nommé membre du Conseil supérieur de l'instruction publique en 1837, toucha de bien près le suprême but que son ambition lui avait sans doute proposé et auquel ses talents lui donnaient assurément droit de prétendre. Quand gronda le premier orage par lequel devait éclater la révolution de février 1848, on sait que le roi se décida à sacrifier son ministère et que Guizot fit connaître à la Chambre la formation d'un nouveau cabinet sous la présidence du comte Molé. Le Journal des Débats annonçait dans son numéro du 24 février que, parmi les membres du gouvernement projeté, figurerait Saint Marc Girardin, comme titulaire du portefeuille de l'instruction publique. Cette combinaison, qui devait également comprendre M. de Rémusat et M. Dufaure, ne vécut pas même un jour. Le soir, le comte Molé se déclarait impuissant à la mener à fin et remettait au roi ses pouvoirs. L'avènement subit de la République allait ainsi couper court à bien des compétitions, niveler bien des rivalités, éconduire bien des fortunes commençantes.

La révolution de 1848 rendit à la vie studieuse et retirée Saint-Marc Girardin, qui ne reparut sur la scène politique que vingt-trois ans plus tard, après les désastres de l'année terrible, renvoyé à l'Assemblée nationale par son fidèle département de la Haute-Vienne. En 1871, il occupa à Versailles un rang de combat parmi les adversaires de la République naissante. Elu vice-président de l'Assemblée, il fut l'un des chefs du centre droit : à ce titre, il fit partie de la légendaire démarche des coalisés réactionnaires, assez irrévérencieusement baptisée du nom de « manifestation des bonnets à poils ».

Saint-Marc Girardin ne vécut pas assez pour voir livrer à cette Université, qu'il avait jadis si bien conseillée et défendue, le suprême assaut par lequel la contre-révolution allait reprendre et parfaire l'oeuvre décentralisatrice de 1850. Quel embarras n'eût pas été le sien? Placé entre son passé glorieux et les exigences impérieuses de la tactique parlementaire, qu'aurait-il fait? Il n'avait jamais varié dans son respect et son attachement pour le christianisme. Dans ses écrits de pédagogie réformatrice, il avait proclamé la prééminence de la religion comme principe éducateur. « Il faut dans ces écoles, disait-il alors, un principe d'éducation, un principe qui polisse et qui développe l'homme, il faut des idées qui servent à la communion des intelligences et des coeurs. Ce principe d'éducation, ces idées régénératrices, ce ne sera pas dans le De officiis que je les prendrai ; ce sera dans l'Evangile. » S'il s'exprimait ainsi en 1835, en sa jeunesse libérale et militante, quel n'eût pas été son langage quarante années plus tard? On lui eût représenté sans nul doute l'Evangile négligé, la religion tenue suspecte, la foi menacée par le rationalisme d'Etat ; et comment refuser à des compagnons de bataille parlementaire, avec qui l'on vote chaque jour, dont on éprouve les défiances, dont on partage les aspirations, à qui tout vous unit, avec qui l'on a tout mis en commun, ambitions, regrets, colères, espérances, enthousiasmes, aversions, comment leur refuser de mettre soi aussi sa signature au bas du projet de loi « réparateur », et de biffer d'un trait ce qui fut, il est vrai, l'honneur et l'oeuvre de votre vie?

La destinée de Saint-Marc Girardin lui fut amie. Elle lui épargna cette épreuve. Il mourut à Morsang-sur-Seine en avril 1873. L'Université française, à qui sa parole et ses actes furent un juste titre de fierté, put le pleurer tout entier ; jeune il s'était prodigue pour elle, vieillard il ne lui avait point fait défection.

Georges Lyon