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Sainte-Beuve

Charles-Augustin de Sainte-Beuve, homme de lettres, est né à Boulogne-sur-Mer en 1804, et mort à Paris en 1869.

I. Sainte-Beuve n'a jamais traité de pédagogie ex professo ; mais, ayant été en relations avec les universitaires les plus éminents de son époque, ayant enseigné lui-même, une première fois à Lausanne (1837), puis en Belgique (1848), comme professeur libre, et plus tard, avec un titre officiel, au Collège de . France (1854) et à l'Ecole normale supérieure (1858), il s'est intéressé à la marche des études et aux choses de l'enseignement. De plus, dans son oeuvre de critique si variée, il a eu à étudier des écrivains qui, avec plus ou moins d'autorité et de talent, ont touché aux questions d'éducation : tels, pour n'en citer que quelques-uns, Rabelais, Charron, Mme de Maintenon, Rousseau, sans compter les maîtres de Port-Royal ; dans ces cas, il lui a bien fallu dire ce qu'il pensait d'eux en tant qu'éducateurs. Comme Sainte-Beuve a été très lu par les membres du corps enseignant, comme on n'a pas encore cessé de le lire, ses aperçus épars ont eu peut-être autant d'influence que les traités systématiques écrits par les professionnels. C'est pour cette raison qu'il n'a pas paru inutile de recueillir et de grouper ici quelques-unes des idées qu'il a dispersées dans les nombreux volumes de ses Portraits et de ses Causeries.

Naturellement sceptique, il n'eut pas la foi des pédagogues enthousiastes qui croient à l'omnipotence de l'éducation ; il eût plutôt jugé celle-ci impuissante, s'il eût été conséquent avec la philosophie déterministe vers laquelle il semble avoir définitivement incliné. Mais il savait que la logique est une chose et que la vie en est une autre. Si, en se plaçant au point de vue purement philosophique, il put penser que l'homme, dans l'ordre du monde, n'est qu'un atome, un accident, une forme parmi une infinité de formes, qu'il est soumis à une loi générale qui le détermine sans qu'il puisse ni la connaître, ni la modifier, cela ne l'empêcha pas d'estimer, au point de vue pratique et social, que c'est pour toute société civilisée un intérêt et un devoir que de pourvoir et de veiller à l'éducation de ses membres et d'orienter cette éducation dans le sens par où l'humanité, à travers l'histoire, semble prendre conscience d'elle-même. Par son scepticisme spontané, par sa doctrine philosophique, il fut préservé de tout engouement, de toute illusion, mais non pas conduit à la négation et à l'abstention dans la pratique.

En fait, la conception générale qu'il s'est formée de l'éducation a un caractère optimiste. A ses yeux, il n'y a point d'éducation digne de ce nom, sinon celle qui ne violente pas la nature, qui ne cherche pas à l'abolir, mais s'efforce de l'aider à trouver en elle-même sa direction et sa règle ; point de vrais maîtres, hors ceux qui mettent leurs élèves à l'école de la liberté. Les autres, qui, au lieu de chercher à développer les esprits et les âmes, veulent les ployer et les contraindre, ne font que du dressage. Il estime donc que renseignement qui, au moins par la méthode générale qui l'inspire, peut être regardé comme l'instrument principal de l'éducation, ne doit pas être dogmatique : « La véritable instruction est celle qui ne s'applique point extérieurement et machinalement à l'esprit, qui ne lui impose pas des formes une fois trouvées et par lesquelles on se croit dispensé du ressort intérieur ».Le ressort intérieur, il faut au contraire lui fournir toutes les occasions de jouer ; il faut éveiller, stimuler l'activité des enfants, « les faire opiner les premiers et leur donner même liberté de demander, s'enquérir, ouvrir le chemin quand ils voudront ». Rabelais a beau bouffonner dans le tableau qu'il trace de l'institution de Gargantua par Ponocratès ; Sainte-Beuve estime que ces pages sont d'un grand prix ; car on y trouve une inspiration qui tend à émanciper la jeunesse, « à l'affranchir des méthodes accablantes et serviles et à ramener les esprits aux voies naturelles ».

Voilà pourquoi il n'a jamais jugé bon que l'éducation de la jeunesse fût confiée à l'Eglise, qui ne saurait être institutrice de liberté. Au temps de Louis-Philippe, quand s'émut entre le clergé et l'Université le débat sur la liberté de l'enseignement, l'attitude de certains universitaires trop préoccupés des questions de concurrence commerciale lui déplut fort, et il les traita sans ménagements. Mais alors déjà, sur le fond de la querelle, son parti était pris : « Quant aux adversaires, au clergé, dit-il, malgré les avantages partiels que peuvent présenter deux ou trois de leurs écoles, il est certain que, si on les laissait faire, ils paralyseraient le mouvement d'études et fanatiseraient ou abêtiraient les jeunes esprits ». Plus tard, à une époque où les polémiques ont cessé, Sainte-Beuve, revenant sur la question, loin de modifier son opinion, l'affirme avec plus de force. En 1863, dans un article sur Lacordaire, il dit expressément que la jeunesse élevée par le clergé manque toujours d'un « certain souffle mâle » qui n'est autre chose que le sens de la liberté et le goût de l'indépendance.

Méthode libérale, méthode active, méthode critique, voilà ce que Sainte-Beuve attend et réclame de l'éducation ; il veut aussi, par une suite naturelle, qu'elle soit pénétrée d'un esprit de joie et de douceur. Il loue ce qu'il y a de bon sens dans les instructions données par Mme de Maintenon aux demoiselles de Saint-Cyr. Mais il y signale une lacune essentielle : la tendresse et la gaieté en sont absentes.

C'est de cet esprit général qu'il s'est inspiré dans les jugements qu'il a portés sur les hommes et les choses.

II. Rarement il eut l'occasion de parler de l'éducation des enfants du peuple, mais il en a parlé avec intérêt et sympathie, chaque fois que cette occasion lui fut offerte.

Quand il a raconté l'histoire des écoles et des maîtres de Port-Royal, il n'a pas manqué de faire voir comment ces hommes, si versés dans les lettres profanes et sacrées, s'étaient honorés en s'efforçant de devenir d'excellents instituteurs élémentaires. Parmi leurs titres, il a soin de rappeler qu'ils ont inauguré une nouvelle méthode pour apprendre à lire aux enfants, méthode plus logique, plus simple que celle jusqu'alors en usage. Il n'omet pas non plus de rendre grâce aux Port-Royalistes pour avoir commencé « à montrer à lire par le français et non par le latin ». Il note aussi avec reconnaissance qu'on leur doit l'usage des plumes de mêlai « qui ont fait gagner bien du temps aux élèves et leur ont épargné bien des petites misères ».

Il est intervenu deux fois dans des circonstances où il s'agissait de l'enseignement des hommes du peuple, et son intervention s'est alors exercée de façon à faire voir que l'importance de cet enseignement ne lui échappait point et qu'il avait le sentiment juste de ce qu'il devait être et pouvait devenir. La première fois, ce fut à propos des « Lectures du soir » qu'Hippolyte Carnot avait organisées en 1848 (Voir Lectures populaires). Sainte-Beuve croyait avoir à se plaindre de Carnot, et avait vu sans enthousiasme la révolution du 24 février. Cela ne l'empêcha pas, en 1850, de louer cette tentative pour répandre dans les classes populaires le goût des choses de l'esprit, de féliciter les ouvriers de l'empressement qu'ils mettaient à se rendre aux séances, de proposer enfin une sorte de plan où il traçait, pour cet enseignement très incertain encore et comme amorphe, la voie à suivre, la méthode à appliquer. Et il écrivait ces lignes où se marque un vrai sentiment démocratique : « Je désire. qu'on fasse pour tout le monde ce que Bossuet fit en son temps pour M. le Dauphin. M. le Dauphin alors était l'héritier présomptif de la monarchie. Aujourd'hui, c'est tout le monde qui est M. le Dauphin et à qui appartient bon gré, mal gré, l'avenir ; c'est tout le monde qu'il faut se hâter d'élever. » — L'autre fois, c'était sous le second Empire : des pétitionnaires dévots avaient, en 1867, dénoncé au Sénat l'introduction dans la bibliothèque populaire de Saint-Etienne de certains ouvrages qu'ils taxaient d'immoralité parce qu'ils n'étaient pas orthodoxes. Sainte-Beuve, sénateur, prit la parole à la séance du 25 juin, défendit vivement quelques-uns des auteurs qu'on voulait proscrire et, en un passage, énonça un principe excellent : « On veut de nos jours, disait-il, que tout le monde sache lire. M. le ministre de l'instruction publique (c'était alors Durtuy) y pousse de toutes ses forces, et je l'en loue. Mais est-ce que vous croyez que vous allez tailler au peuple ses lectures, lui mesurer ses bouchées, lui dire : Tu liras ceci et tu ne liras pas cela?» D'une vue très juste il discernait ainsi ce besoin de dignité et d'indépendance par où le peuple répugne à recevoir toute choisie la nourriture de son esprit, à subir l'action d'autres hommes qui prétendraient lui mesurer sa part de morale, de poésie et de vérité. Il montrait que l'on fera toujours fausse route, lorsqu'on voudra se servir de la bibliothèque populaire, non pour cultiver, mais pour endoctriner le peuple.

Après avoir fait de très brillantes humanités, Sainte-Beuve garda toute sa vie le goût des lettres antiques. Il n'est donc pas surprenant qu'il se soit intéressé de près aux études secondaires. Très tôt, il vit que les procédés de cette culture classique, qui lui était chère, devenaient par trop surannés. Dans le 3e volume de son Port-Royal (18451, où il consacrait plusieurs chapitres aux Petites Ecoles, il étudiait la pratique des Lancelot, des Guyot, des Coustel, et montrait combien elle était supérieure à celle des collèges du temps de Louis-Philippe. Il reprenait les idées des Port-Royalistes, les rafraîchissait, pour ainsi dire, en vue de critiquer la routine des universitaires ses contemporains : un quart de siècle avant la fameuse circulaire de Jules Simon, il indiquait les suppressions, les changements à opérer dans les exercices de nos établissements secondaires. Aussi, en 1866, l'helléniste Dübner lui reconnaissait-il des droits au titre de réformateur. Cette culture, dont Sainte-Beuve voulait voir renouveler les procédés, il jugeait qu'il convenait aussi de l'élargir. Dès longtemps, on ne proposait plus à l'étude des collégiens que des oeuvres régulières, polies, châtiées: fussent-ils d'inspiration très haute et de forme très belle, on ne voulait pas entendre parler des ouvrages de sève exubérante et de jet hardi. L'idée de classique s'était étrangement resserrée et rétrécie. Plus que personne, par tout ce qu'il a écrit, Sainte-Beuve a contribué à lui restituer sa véritable portée, sa pleine signification. Grâce à lui, les listes d'auteurs, maigres naguères et incolores, commencèrent à prendre du corps et de la couleur.

Il vint un temps où, si haut qu'il prisât les humanités, il fut amené à se demander si, même rajeunies, elles pouvaient convenir aux générations récentes. Trop avisé pour ne pas voir les changements profonds qui s'étaient opérés dans la vie sociale, il était inquiété par la pensée que, pour l'humanité nouvelle, peut-être fallait-il une éducation entièrement nouvelle aussi et fondée sur la science. Le plus longtemps qu'il put, il se flatta qu'il n'était pas impossible de pourvoir suffisamment, sans renier le passé, à toutes les nécessités du monde réel et de la vie moderne. On le vit donc approuver le plan d'études rédigé par le ministre Fortoul en 1855. Bien qu'il n'ignorât pas les critiques qu'on en avait faites et qu'on en pouvait faire, négligeant les détails, il ne s'attachait qu'au principe sur lequel Fortoul avait cherché à s'appuyer et qui tendait à concilier la tradition de l'antiquité et les besoins du monde moderne. On sait que cette tentative échoua, et Sainte-Beuve fut témoin de son insuccès. Aussi, vers la fin de sa vie, tout en demeurant fidèle aux lettres antiques, il inclina, semble-t-il, à penser qu'elles ne pouvaient plus être un objet d'études générales, qu'il fallait se contenter de voir un petit groupe en garder le dépôt, et que l'Etat, qui a charge de l'éducation publique, ne devait pas, pour complaire à quelques lettrés, condamner toute une partie de la jeunesse à porter, pour ainsi dire, un poids inutile.

Dans l'ordre supérieur, Sainte-Beuve se trouvait comme dans son domaine propre. Outre que la critique, la véritable critique, du moins, n'est à le bien prendre qu'une forme du haut enseignement, il ne cessa pas, au cours de sa vie. d'avoir des relations avec les représentants les plus illustres ou les plus distingués de plusieurs générations de professeurs en Sorbonne, au Collège de France ou à l'Ecole normale, et, à un moment, comme nous l'avons dit, il fut lui-même professeur.

Il est remarquable qu'il ait eu de l'enseignement supérieur une conception toute moderne, celle même que nous en avons aujourd'hui, en un temps où cet enseignement était sorti de ses voies véritables et où, même parmi les hommes du métier, l'on s'en faisait une idée fausse. Le succès des leçons retentissantes de Cousin, Guizot et Villemain, au temps de la Restauration, avait produit un effet fâcheux : on se persuada que le beau parler était la grande affaire des professeurs des facultés. On voulut imiter ces illustres, et beaucoup de maîtres s'évertuaient à faire de l'éloquence ; les facultés étaient transformées en athénées.

Vivement, Sainte-Beuve combattit l'influence de ces dangereux modèles, et en plus d'une rencontre il leur fit sentir, suivant les cas, sa malice ou sa sévérité. Surtout il s'attacha à signaler le nom et les travaux des hommes qui, avec moins de fracas, faisaient une oeuvre plus utile, à son sens, et plus conforme à la destination véritable du haut enseignement. Volontiers il louait ceux qui, comme Fauriel, Raynouard, etc., cherchaient, comme il dit, à aller au fond des choses. Il suivait avec une sympathique et attentive curiosité les travaux des médiévistes, et ne manquait pas une occasion de rappeler au public les noms de Paulin Paris, Guénard, Edélestand du Méril, Francisque Michel, etc. Sur le terrain des études antiques, on le voyait se mettre du côté des philologues contre les purs lettrés, et il aimait à citer avec honneur les Thurot, les Weill, les Tournier. Bref, il faisait très clairement entendre qu'à ses yeux la première fonction de l'enseignement supérieur est de travailler à constituer la science. D'ailleurs, avec son goût sûr et son esprit de mesure, il ne perdait pas de vue qu'il a aussi pour office de la répandre, et le professeur, à son sens, ne devait pas être entièrement sacrifié au savant. Ce qu'il réclamait en première ligne, c'était la recherche originale. Mais il estimait qu'un maître ne doit pas dépenser tout son feu dans la recherche et n'en rien garder pour communiquer au public les résultats qu'il obtient. En somme, il est permis de dira que Sainte-Beuve a préparé les voies aux hommes qui, dans ces vingt-cinq dernières années, ont travaillé à la réforme et à la renaissance de l'enseignement supérieur. Et, à envisager les choses d'une façon plus générale, on n'exagérerait rien si l'on pensait que, par bien des suggestions et des vues d'avenir, il a servi le renouvellement de notre éducation nationale à tous les degrés.

Bibliographie. — Nous nous bornons à indiquer ici quelques-uns des principaux articles où Sainte-Beuve a touché aux questions d'éducation et d'enseignement :

Ampère (J.-J.) (Portraits contemporains, t. 3 ; Nouveaux Lundis, t. 13) ; — Anthologie grecque (Nouveaux Lundis, t. 7) ; — Virgile (Nouveaux Lundis, t.11) ; — Bibliothèques populaires (Premiers Lundis, t. 3) ; — Charron (Causeries du Lundi, t. 11) ; — Classique (Qu'est-ce qu'un) (Causeries du Lundi, t. 3) ; — Cousin (Portraits littéraires, t. 3 ; Causeries du Lundi, t. 1er ; Nouveaux Lundis, t. 10) ; — Dübner (Nouveaux Lundis, t. 11) ; — Ecole normale (Nouveaux Lundis, t. 8) ; — Fauriel (Portraits contemporains, t. 4) ; — Fortoul (Causeries du Lundi, t. 11) ; — Gandar (Nouveaux Lundis, t. 12) ; — Genlis (Mme de) (Causeries du Lundi, t. 3) ; — Guizot (Causeries du Lundi, t. 1er) ; — Lectures publiques du soir (Causeries du Lundi, t. 1er) ; — Liberté de l'enseignement (Premiers Lundis, t. 3) ; — Maintenon (Mme de) (Causeries du Lundi, t. 11) ; — Origines de la langue et de la littérature française (Premiers Lundis, t. 3) ; — Perrault (Nouveaux Lundis, t. 1er) ; — Petites Ecoles (Port-Royal, t. 3) ; — Rabelais (Causeries du Lundi, t. 3) ; — Rousseau (J.-J.) (Causeries du Lundi, t. 15) ;

Tradition en littérature (Causeries du Lundi, t. 15) ; — Villemain (Portraits contemporains, t. 3 ; Causeries du Lundi, t. 6).

Maurice Pellisson