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Sainte-Aldegonde

Philippe de Marnix, seigneur de Sainte-Aldegonde, né à Bruxelles en 1538, mort en 1598, l'un des héros de la révolution des Pays-Bas, célèbre tant par ses écrits politiques et religieux que par la longue défense d'Anvers contre le duc de Parme, est aussi l'auteur d'un traité latin sur l'éducation qui mérite une mention dans ce Dictionnaire. Edgar Quinet, qui le premier a fait connaître Sainte-Aldegonde à la France (Marnix de Sainte-Aldegonde, 1857), avait signalé cet ouvrage resté inédit, et qu'il avait lu en manuscrit à la bibliothèque de Bruxelles. « On y trouve, dit-il, une foule d'aperçus nouveaux encore au moment où j'écris. C'est un système d'éducation pour une société libre et républicaine. » Ce traité, Ratio instituendoe juventutis, a été publié en 1860 dans le tome « Correspondance et mélanges » des oeuvres de Ph. de Marnix de Sainte-Aldegonde (Bruxelles, Van Meenen et Cie) ; l'éditeur y a joint une traduction française, qui malheureusement fourmille de contresens.

L'auteur adresse son ouvrage au comte Jean de Nassau, qui lui avait demandé « de formuler brièvement et par écrit sa manière de voir sur l'éducation des jeunes nobles, à partir de l'enfance ».

Le premier âge, dit Sainte-Aldegonde, appartient aux mères et aux nourrices ; Cette matière a été traitée à fond par Galien et par d'autres médecins plus modernes. L'auteur se borne « à avertir qu'autant que possible l'enfant doit prendre le sein de sa mère et non celui d'une étrangère », et à quelques préceptes généraux sur la conduite à suivre envers les jeunes enfants.

Il traite ensuite de la façon dont les enfants doivent être instruits dans les écoles, quomodô pueri in scholis erudiri debeant. Il ne faut pas, dit-il, qu'il y ait un trop grand nombre d'élèves dans une même classe. « Aussi serait-il très avantageux que quelques seigneurs établissent à frais communs un gymnase particulier pour y faire élever leurs enfants ensemble. » L'établissement serait dirigé par un recteur assisté de plusieurs régents (ludimagistri), en nombre tel qu'il y en ait au moins deux pour vingt élèves. Les classes seraient au nombre de quatre : « Dans la moins avancée, on placerait ceux qui commencent à apprendre les premiers éléments de la grammaire ; dans la suivante, ceux qui apprennent la syntaxe et la prosodie ; dans la troisième, ceux qui étudient les préceptes de la rhétorique et de la dialectique ; dans la quatrième enfin, ceux qui se proposent de pénétrer plus avant dans l'étude de la philosophie. » Il donne le programme détaillé des études de chaque classe et des auteurs qu'il est à propos de faire lire ; et sur la tendance générale à donner à l'enseignement, il s'exprime ainsi : « Pour moi, je ne veux pas que mes adolescents brillent seulement dans les salons et les antichambres, je veux qu'ils deviennent l'honneur et le soutien de la patrie, des citoyens et du peuple. En conséquence, leurs études, à mon avis, doivent être dirigées vers les affaires, les intérêts généraux, l'administration de l'Etat et des communes. Il faut donc que la langue latine soit subordonnée à la langue maternelle, et non celle-ci à un idiome étranger. »

Après avoir indiqué les matières sur lesquelles doit porter l'enseignement, Sainte-Aldegonde passe à la méthode que le maître doit suivre. Il y a trois choses à considérer : l'âme (animus), l'esprit (ingenium), et le corps.

Ce que l'écrivain dit de l'éducation de l'âme n'offre rien de particulier. Il faut former l'enfant à la piété, à la vertu, aux bonnes moeurs, veiller sur son caractère, etc.

Dans l'éducation de l'esprit, il distingue celle de l'intelligence, celle du jugement, celle de la mémoire et celle de l'élocution. On cultivera l'intelligence en proposant fréquemment aux élèves des apologues, des questions difficiles ; en attirant leur attention sur les stratagèmes de guerre mentionnés par les historiens ; en les interrogeant sur la géométrie et l'arithmétique. Une excellente chose, c'est l'institution du sénat des enfants, que Xénophon dit avoir existé chez les Perses : en jugeant les fautes de leurs camarades, en écoutant des plaidoyers, en prononçant des sentences, les enfants exercent et fortifient leur intelligence plus encore que par l'étude et la lecture. — Pour développer chez les enfants le jugement, on évitera de surcharger leur esprit d'une quantité de règles superflues, on leur laissera trouver, autant que possible, le pourquoi des choses : « Il ne faut pas, lorsqu'ils étudient la grammaire, les écraser sous une masse de règles obscures et inutiles, mais les accoutumer insensiblement à remarquer ce qui est bien ou mal dit. Je ne prétends pas cependant rejeter tout à fait les règles, mais en réduire le nombre le plus possible, en omettant celles qui sont le moins nécessaires, et s'en remettant, autant qu'il se pourra, à l'observation. C'est sur des exemples tirés du langage quotidien que cette observation doit avoir lieu, si bien qu'on fasse toucher en quelque sorte aux enfants les choses du doigt. » — Quant à la mémoire, dont Sainte-Aldegonde fait le plus grand cas, il faut la cultiver avec soin et méthodiquement. Il désapprouve l'emploi des procédés mnémotechniques, la « mémoire artificielle » ; ce qui contribue le plus puissamment, dit-il, à augmenter la mémoire, c'est « une disposition bien ordonnée, un enchaînement organique des choses qu'on a comprises et qu'il s'agit de retenir » (seriem rerum percipien darum ritè et appositè ordinatam). — Les préceptes relatifs à l'élocution sont ceux de tous les maîtres intelligents : c'est par la fréquentation assidue des bons auteurs que l'élève doit se former un vocabulaire et apprendre à s'exprimer clairement et avec justesse.

Relativement à l'éducation du corps, enfin, Sainte-Aldegonde donne des recommandations dictées par le bon sens et une hygiène bien entendue. Les enfants ne doivent prendre qu'un exercice modéré. Plus tard, à partir de l'âge de dix-huit ans, le jeune homme se livrera à des travaux plus rudes, équitation, escrime, natation, chasse, etc.

Les voyages sont un utile complément de l'éducation. En outre, le jeune homme cultivera avec fruit diverses connaissances accessoires, cartographie, sphère, botanique, minéralogie, musique ; il pourra chercher dans ces études d'agrément, ou dans une occupation manuelle, un divertissement qui, en exerçant le corps et l'esprit, puisse le délasser du travail quotidien.

Le traité se termine par quelques observations sur le maintien (corporis decus) et la discipline ; l'auteur recommande aux maîtres la douceur ; ce n'est qu'à la dernière extrémité qu'il faut avoir recours aux châtiments corporels, dont l'emploi habituel hébète les facultés natives et change les hommes en troupeaux.

Cette courte analyse suffira, croyons-nous*, pour permettre d'apprécier la valeur d'une oeuvre qui fait honneur à la pédagogie flamande, et à chaque page de laquelle « éclate, dit Edgar Quinet, cet esprit de sérénité, d'indépendance, d'élévation indulgente qui est le contraire des idées sous lesquelles nous voyons ordinairement la révolution du seizième siècle ».

James Guillaume