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Saint-Cyr

Ce n'est pas à Saint-Cyr qu'est née l'idée même de Saint-Cyr. « Pour prendre les choses dès leur origine, raconte l'auteur du Mémoire de ce qui s'est passé de plus remarquable dans l'établissement de la Maison de Saint-Louis, je dis que Mme de Maintenon, avant d'être à la cour, faisait sa demeure ordinaire à Paris et qu'elle y avait plusieurs amis qui se tenaient heureux de l'avoir en leur compagnie. C'étaient tous gens de mérite et d'une qualité distinguée, entre lesquels était M. de Mornai, marquis de Montchevreul, et madame sa femme. Ceux-ci donc lui étaient si unis qu'ils s'en séparaient le moins qu'ils pouvaient, et même lorsqu'ils allaient à Montchevreul, leur maison de campagne, située dans le Vexin près Magny, ils l'engageaient à venir avec eux ou elle les y allait trouver. Ce fut là qu'une religieuse ursuline, nommée Mme de Brinon, eut l'honneur d'être connue d'elle. Elle était fille d'un président de Rouen ; ses parents la firent religieuse sans trop consulter son inclination qui n'y était guère portée ; mais s'y voyant engagée, elle se conforma de bonne grâce à cette destination, et fit, comme on dit, de nécessité vertu. Quelques années après sa profession, qui était de l'ordre de Sainte-Ursule, son couvent se trouvant obéré, les religieuses furent contraintes de se séparer. Mme de Brinon se vit obligée, comme les autres, de retourner chez ses parents. Durant ce temps-là, elle fit des visites aux environs et surtout à Montchevreul quand les maîtres y étaient. M. de Montchevreul goûtait fort son esprit : Mme de Maintenon la goûta aussi beaucoup, se plaisant en sa conversation où elle trouvait de l'agrément ; mais ce qui la lui rendait plus estimable, ce fut le zèle qu'elle lui remarqua pour exercer son voeu d'instruire. Mme de Brinon, sa mère morte, se retira dans le couvent de Saint-Leu avec une très modique pension. Elle y rencontra une Mme de Saint-Pierre, religieuse ursuline de Rouen. Elles lièrent ensemble une étroite amitié et conçurent le projet d'élever des pensionnaires. C'est à Auvers qu'elles s'établirent d'abord. D'Auvers elles se transportèrent a Montmorency. Mme de Maintenon alla les y voir et s'intéressa a leur oeuvre. Le plaisir qu'elle prenait à voir cultiver ces jeunes plantes lui donna l'envie de les rapprocher d'elle, afin de pouvoir les visiter plus facilement. Mme de Brinon y consentit. Le pensionnat fut transféré à Rueil. Mme de Maintenon y loua une maison spacieuse, la meubla, fit établir une chapelle, installa un aumônier, des maîtresses, tout ce qui était indispensable pour recevoir soixante jeunes filles de bourgeoisie et de petite noblesse qu'elle comptait, au sortir de l'école, placer ou établir par mariage. Peu après, elle leur adjoignit une cinquantaine d'enfants pauvres qu'elle envoya de sa terre de Maintenon. Ces « petites soeurs » furent installées dans les communs et au rez-de-chaussée, sous une direction spéciale ; les travaux manuels étaient leur principale occupation : il s'agissait de les dresser à un métier. Le plus souvent, en hiver, les pauvres enfants se tenaient dans une étable à vaches, ainsi qu'il se pratique, d'ordinaire, dans les campagnes parmi les pauvres gens, et Mme de Maintenon y passait elle-même des temps considérables, n'étant jamais plus heureuse que quand elle leur faisait le catéchisme. Cet établissement de Rueil subsista jusqu'en février 1684, c'est à-dire environ deux ans. Mme de Maintenon voulut alors le rapprocher encore plus près d'elle. Il s'en présenta une occasion assez favorable: car l'agrandissement du petit parc de Versailles et la clôture du grand qui se firent dans ce temps-là ayant rendu beaucoup de fermes et de maisons inutiles au roi qui avait commencé d'en rembourser les propriétaires, Mme de Maintenon lui proposa de lui en prêter une pour sa petite communauté de Rueil, qu'elle ne regardait alors que comme une chose passagère qui ne subsisterait qu'autant qu'elle serait en état de la soutenir et tout au plus durant sa vie, comptant toujours pour beaucoup d'avoir déchargé, pendant bon nombre d'années, un grand nombre de familles de quelques-uns de leurs enfants et tiré plusieurs filles des dangers où leur mauvaise fortune et le défaut d'instruction les auraient pu exposer. Dès qu'elle voyait une fille un peu jolie, agréable et bien faite, sans bien et sans appui, elle s'en chargeait ou y pourvoyait d'une autre manière. Le roi lui offrit le château de Noisy. » L'auteur du Mémoire, en insistant sur ces détails que nous abrégeons, savait qu'elle ne pouvait mieux entrer dans les vues de Mme de Maintenon qu'en rappelant ce que son oeuvre avait eu tout d'abord de modeste. « C'est Dieu qui a conduit tout cela, » dira-t-elle elle-même plus tard dans le plein épanouissement de la fondation de Saint-Cyr.

Trente mille livres furent consacrées aux travaux d'appropriation de Noisy ; ils étaient achevés le 3 février 1684. Louis XIV avait promis d'entretenir cent jeunes filles. Ce nombre fut bientôt dépassé. « Jugez de mon plaisir, écrivait Mme de Maintenon à son frère le 7 avril 1685, quand je reviens le long de l'avenue, suivie de cent vingt-quatre demoiselles. » Un plan d'organisation générale avait été adopté. Les élèves étaient partagées en quatre classes, suivant leur âge et leur instruction. Elles portaient un uniforme. On leur apprenait le catéchisme, la langue française, un peu de calcul et de musique, surtout les travaux d'aiguille. « Faisons, disait Mme de Maintenon, une maison qui soit le modèle des autres, non pour nous attirer des louanges, mais pour donner envie de les multiplier. » Sa pensée, à ce moment, n'allait pas plus loin.

Elle ne tarda pas à concevoir une ambition plus haute. De toutes parts la cour venait voir ses filles. Le roi lui-même renouvelait ses visites. Il était fort préoccupé de l'état de la noblesse, qui se plaignait d'être sacrifiée. Dans tous les pays du monde, répétait-on après le marquis de Sourches, les emplois de guerre donnent les moyens de subsister ; en France, on se bat à qui les aura pour se ruiner. Louis XIV venait de fonder l'hôtel des Invalides pour les officiers vieux ou blessés, et de créer les compagnies de cadets pour les fils de gentilshommes. C'est à la même pensée que se rattache l'établissement de Saint-Cyr. « Beaucoup de compassion pour la noblesse indigente parce que j'avais été orpheline et pauvre moi-même, écrivait Mme de Maintenon, et un peu de connaissance de son état, me firent imaginer de l'assister pendant ma vie. » Jamais reine de France n'avait rien entrepris de semblable ; et c'était ce que Louvois objectait au roi en se récriant sur la dépense, alors que la guerre avait épuisé le trésor. Mme de Maintenon triompha. Le projet avait été d'abord de recevoir cinq cents demoiselles qu'on élèverait jusqu'à quinze ans. Après délibération, le conseil du roi conclut « que la charité d'élever et d'instruire des filles jusqu'à cet âge serait bien peu de chose, si on les renvoyait dans le monde à l'âge le plus périlleux ; qu'à la vérité la peine de les garder jusqu'à vingt ans serait très grande ; mais que la piété voulait qu'on se chargeât des filles aux mêmes conditions que les mères le font des enfants ; que des filles ainsi élevées auraient une éducation complète et pourraient en instruire d'autres ; qu'on devait moins s'attacher à en soulager un grand nombre qu'à faire de la fondation une source d'instruction sainte pour tout le royaume, qu'il fallait donc se réduire à deux cent cinquante demoiselles, qui seraient gratuitement reçues, élevées, nourries et entretenues de toutes choses jusqu'à l'âge de vingt ans et auxquelles une dot serait constituée pour entrer soit en ménage, soit au couvent. » Le château de Noisy ne répondait plus à un plan si vaste. Un domaine fut acheté aux environs de Versailles (9 avril 1685). Mansart fut chargé d'y édifier la maison. Deux mille cinq cents ouvriers y travaillèrent presque jour et nuit pendant quinze mois ; l'acquisition du domaine avait coûté 131 000 livres : la construction, 140 000 suivant les Mémoires des Dames de Saint Cyr, 1 077 000 suivant les registres des bâtiments du roi. Le 2 août 1686, la communauté de Noisy s'y transporta.

L'histoire de Saint-Cyr peut se partager en deux périodes : la période avant et la période après les représentations d'Esther. Saint-Cyr dans sa conception première ne fut pas seulement une idée généreuse ; c'était une idée nouvelle, « la première sécularisation, dit Saint-Marc Girardin, sécularisation intelligente et hardie, de l'éducation des femmes ». Louis XIV n'aimait pas les couvents. Il considérait « qu'il était de la politique générale du royaume de diminuer ce grand nombre de religieux, dont la plupart, inutiles à l'Eglise, étaient onéreux à l'Etat ». Il voulait qu'il n'y eût « à Saint-Cyr rien qui sentît le monastère ni par les pratiques extérieures, ni par l'habit, ni par les offices, ni par la vie qui devait être active, mais aisée et commode, sans austérités » ; il entendait fonder, « non une congrégation de religieuses, mais seulement une communauté de filles pieuses, capables d'élever les jeunes filles dans la crainte de Dieu et dans la bienséance convenable à leur sexe ; à quoi elles s'engageraient par les voeux simples de pauvreté, de chasteté, d'obéissance, et par un quatrième, d'élever et d'instruire les demoiselles ». Ce caractère d'origine avait laissé chez les dames de Saint-Cyr un souvenir si vif et si profond que c'est dans leurs Mémoires, rédigés plus de cinquante ans après la création, qu'on en trouve l'expression la plus fidèle. Il était conforme à un véritable mouvement d'opinion. « Il ne faut pas, écrivait l'auteur anonyme de l'Instruction chrétienne publiée en 1687, tenir les filles toujours et toujours captives, comme on fait en Italie et en Espagne ; ce serait les traiter en esclaves et leur donner plus d'envie de goûter au monde dont on les éloigne si fort. » Le père La Chaise était d'accord sur ce point avec Fénelon. « L'objet de Saint-Cyr, disait-il, n'est pas de multiplier les couvents, qui se multiplient assez d'eux-mêmes, mais de donner à l'Etat des femmes bien élevées ; il y a assez de bonnes religieuses et pas assez de bonnes mères de famille ; les jeunes filles seront mieux élevées par des personnes tenant au monde. »

Pour Mme de Maintenon, dans le principe, il ne lui eût pas disconvenu de lier la communauté par des voeux absolus, afin de donner à la fondation plus de stabilité. Mais elle connaissait, elle aussi, les misères des couvents ; elle se défiait de la séquestration des religieuses, de leur oisiveté, de leur « sottise ». Quelques années plus tard, alors qu'elle se reprochait d'avoir cédé à ses premiers entraînements, elle caractérisait les débuts de Saint-Cyr en ces termes d'une netteté saisissante : « Nous voulions une piété solide, éloignée de toutes les petitesses de l'esprit, un grand choix dans nos maximes, une grande éloquence dans nos instructions, une liberté entière dans nos conversations, un tour de raillerie agréable dans la société, de l'élévation dans notre piété, et un grand mépris pour les pratiques des autres maisons ».

C'était l'agrément qui dominait dans ce programme, et l'agrément, en effet, est bien la note charmante et brillante de Saint-Cyr naissant. Lorsque les demoiselles y étaient entrées en venant de Noisy, qui déjà cependant ressemblait si peu à Rueil, elles s'étaient crues transportées dans le paradis terrestre. Il semble qu'on eût voulu leur en conserver l'illusion. On avait retranché de l'uniforme, d'une distinction sobre et gracieuse, ce qui aurait pu lui donner un air monacal, et l'on n'y ménageait ni les choux ni les rubans ; on ne s'appelait ni « ma soeur », ni « ma mère » ; tous les usages de la vie ordinaire étaient respectés. L'instruction s'inspirait du même esprit. Les demoiselles étaient exercées à causer, à écrire. « Il fallait qu'elles ne fussent pas si neuves, quand elles s'en iraient, que le sont la plupart des filles qui sortent des couvents, et qu'elles sussent des choses dont elles ne fussent point honteuses dans le monde. » On leur faisait faire entre elles, sur leurs principaux devoirs, des conversations ingénieuses qu'on leur composait exprès ou qu'elles-mêmes composaient sur-le-champ ; on les faisait parler sur les histoires qu'on leur avait lues, réciter par coeur ou déclamer les plus beaux endroits des meilleurs poètes ; et Mme de Maintenon répétait autour d'elle : « Ces amusements sont bons a la jeunesse, ils donnent de la grâce, ornent la mémoire, élèvent le coeur, remplissent l'esprit de belles choses». Elle avait apporté elle-même une sorte de coquetterie littéraire jusque dans la rédaction des Constitutions. La formule en avait été préparée par Mme de Brinon. Après s'être assuré de l'agrément du père La Chaise et de l'abbé Gobelin, on l'avait soumise à Racine et à Despréaux, et Mme de Maintenon leur avait recommandé « de ne pas gâter les expressions et les pensées par trop de pureté de langage » : « Vous savez, disait-elle, que dans tout ce que les femmes écrivent, il y a toujours mille fautes contre la grammaire, mais, avec votre permission, un agrément qui est rare dans les écrits des hommes ». Rien ne lui paraissait trop exquis pour élever les demoiselles « chrétiennement, raisonnablement et noblement ». C'est à Mlle de Scudéry qu'elle avait demandé des modèles de Conversations ; c'est Fénelon qui venait faire les prônes ; c'est Lulli qui composait la musique des choeurs ; c'est Racine enfin qui, pour les représentations théâtrales, allait fournir les tragédies.

L'usage et le goût de la déclamation avaient été introduits à Saint-Cyr par Mme de Brinon ; elle composait elle-même le plus souvent les morceaux qu'elle faisait apprendre ; mais si le sentiment en était d'ordinaire irréprochable, on n'en pouvait dire autant de l'invention ni de l'expression. Mme de Maintenon lui avait conseillé de prendre quelques belles pièces de Corneille et de Racine, choisies « parmi celles qui sembleraient assez épurées des passions dangereuses à la jeunesse ». Or il arriva qu'un jour les petites filles jouèrent si bien Andromaque, qu'il fut décidé qu'elles ne la joueraient plus : « ni Andromaque ni aucune de vos pièces », avait écrit Mme de Maintenon au poète. Cependant, après réflexion, elle estima que nul mieux que Racine ne pouvait faire, « sur quelque sujet de piété et de morale, une espèce de poème où le chant fût mêlé avec le récit, le tout lié par une action qui rendît la chose plus unie et moins capable d'ennuyer ».

La première représentation d'Esther eut lieu le mercredi 26 janvier 1688, à deux heures de l'après-midi, en présence du roi. Quatre autres suivirent les 3, 5, 15 et 19 février. Le roi d'Angleterre assista à celle du 5. « Toute la France y passa », dit Saint-Simon, ? pour qui toute la France se résumait dans la cour. Mme de Sévigné, qui ne put être que du dernier jour, « ne voulait pas croire qu'elle irait, tant qu'elle ne fut pas partie », et l'on connaît la lettre qu'elle écrivait le lendemain à sa fille : « Nous écoutâmes, le maréchal et moi (il s'agit du maréchal de Bellefonds), avec une attention qui fut remarquée et de certaines louanges sourdes et bien placées qui n'étaient peut-être pas sous les fontanges de toutes les dames. Je ne puis vous dire l'excès de l'agrément de cette pièce : c'est un rapport de la musique, des vers, des chants, des personnes, si parfait et si complet qu'on n'y souhaite rien. » Le ravissement était général ; et, trois ans après, Saint-Cyr s'apprêtait à donner Athalie. Mais cette fois des scrupules empêchèrent la représentation, en vue de laquelle trois répétitions avaient été faites. Jésuites et jansénistes se réunissaient pour blâmer ces exhibitions. « On disait à Mme de Maintenon ? c'est Mme de Caylus qui parle ? qu'il était honteux à elle d'exposer sur le théâtre des demoiselles rassemblées de toutes les parties du royaume pour recevoir une éducation chrétienne, et que c'était mal répondre à l'idée que l'établissement de Saint-Cyr avait fait concevoir. » Cette affluence du plus beau monde, les applaudissements que les demoiselles en recevaient leur avaient enflé le coeur ; elles étaient devenues hères et dédaigneuses ; il n'était plus question entre elles que de bel esprit. Les esprits les moins prévenus s associaient à ces critiques. Mme de La Fayette était une des plus vives à signaler le péril. Mme de Maintenon, qui ne l'avait peut-être pas aperçu tout d'abord, en fut plus effrayée que personne dès qu'elle s'en rendit compte, et, il faut le reconnaître, elle n'en accusa qu'elle-même. « Il est bien juste que j'en souffre, écrivait-elle, puisque j'y ai contribué plus que personne. Mon orgueil s'est répandu par toute la maison, et le fonds en est si grand, qu'il l'emporte par-dessus mes bonnes intentions. Dieu sait que j'ai voulu établir la vertu à Saint-Cyr ; mais j'ai bâti sur le sable. J'ai voulu que nos filles eussent de l'esprit, qu'on leur élevât le coeur, qu'on formât leur raison. Elles ont de l'esprit et s'en servent contre nous ; elles ont le coeur élevé et sont plus hautaines qu'il ne conviendrait de l'être aux plus grandes princesses ; à parler même selon le monde, nous avons formé leur raison et fait des discoureuses, présomptueuses, curieuses, hardies ; c'est ainsi qu'on réussit quand le désir d'exceller vous fait agir, »

Avec cette promptitude de résolution qu'elle portait en toutes choses, elle conçut aussitôt le plan d'une réforme énergique et profonde. On visita toutes les classes, on examina les livres, les cahiers, pour ne laisser rien subsister de ce qui pouvait exciter la pensée : les Conversations de Mlle de Scudéry furent proscrites ; Racine fut sacrifié à Duché. On s'en prit même à l'uniforme ; les choux furent supprimés, les provisions de rubans réduites et ramenées par quartier de trois aunes à deux, puis à une. Ce n'était là d'ailleurs qu'un prélude à la révolution qui se préparait. Il fallait atteindre les sources mêmes où s'alimentait l'esprit de Saint-Cyr. Dès la fin de l'année 1688, Mme de Brinon avait été écartée ; elle n'était point faite même pour la contrainte si douce des premières règles de Noisy et de Saint-Cyr : elle ne s'était jamais désintéressée des louanges du monde, se plaisait à les provoquer, et « inspirait aux novices ses idées de grandeur ». Celle qui l'avait remplacée, Mme Loubert, était plus docile à l'esprit nouveau ; mais, pour l'imposer, une haute volonté devenait nécessaire. La force manquait au vieil abbé Gobelin. Mme de Maintenon dut choisir un nouveau directeur. Après avoir un moment hésité entre Bourdaloue et Fénelon, elle s'adressa à l'abbé Des Marais, évêque de Chartres, grand homme de bien, d'honneur, de vertu, dit Saint-Simon, théologien profond, esprit sage, juste, net, mais rigide et étroit. Sa première pensée fut de transformer Saint-Cyr en couvent. Louis XIV résista : il n'avait pas voulu, dit-il, faire des religieuses. L'abbé Des Marais, soutenu par Mme de Maintenon, finit par l'emporter ; et le 1er décembre 1692, la maison de Saint-Louis était convertie en monastère régulier de l'ordre de Saint-Augustin.

Quelques semaines auparavant, Mme de Maintenon adressait aux dames ces instructions : « Il faut reprendre notre établissement par ses fondements ; il faut renoncer à nos airs de grandeur, de hauteur, de fierté, de suffisance ; il faut renoncer à ce goût de l'esprit, à cette délicatesse, à cette liberté de parler, à ces murmures, à ces manières de raillerie toutes mondaines, enfin à la plupart des choses que nous faisions. Nos filles ont été trop considérées, trop caressées, trop ménagées ; il faut les oublier dans leurs classes, leur faire garder les règlements de la journée et leur peu parler d'autre chose. » Cette austérité de ton succédant par un coup si brusque aux douceurs de langage auxquelles elles étaient habituées, apporta d'abord un grand trouble dans l'esprit des demoiselles. Les plus sages, disent les Mémoires, se contentèrent d'en être très sérieuses, sans dire mot ; les moins dociles murmurèrent un peu ; « mais on rabattit bientôt ces saillies de jeunesse, et trois mois s'étaient à peine écoulés qu'une maîtresse pouvait dire en souriant à Mme de Maintenon : « Consolez-vous, Madame, « nos filles n'ont plus le sens commun ».

Quelle fut exactement la portée de la réforme? Après que les passions furent apaisées, que resta-t-il des données primitives du plan d'éducation de Saint-Cyr, et dans quelle mesure celles qui y avaient été substituées prirent-elles le dessus?

C'est la pensée de Fénelon dont s'était manifestement inspirée au début Mme de Maintenon. L'auteur du Traité de l'Education des filles établissait sagement dans son programme des différences et des degrés. Pour toutes il exigeait, avec la religion, les éléments de la grammaire, des notions d'arithmétique et les principes de l'économie domestique. Pour celles qui étaient destinées à vivre à la ville ou à la cour, il ajoutait les histoires grecque et romaine, « où elles devaient voir des prodiges de courage et de désintéressement » ; l'histoire de France, « qui a aussi ses beautés, et celles des pays voisins et des pays éloignés qui sont judicieusement écrites » ; les éléments du droit et des coutumes ; l'éloquence, la poésie, la musique, la peinture et même le latin ; il recommandait seulement de ne puiser à ce trésor de connaissances qu'avec réserve, et de n'admettre à en jouir que les filles d'un jugement ferme, d'une conduite modeste, qui ne se laisseraient pas prendre à la vaine gloire.

Sauf le latin et la peinture, toutes ces matières, comme nous dirions aujourd'hui, faisaient partie de l'enseignement de Saint-Cyr jusqu'en 1692 ; et, à vrai dire, il n'en est point qui ait été jamais complètement supprimée. Mme de Maintenon se laisse emporter par sa fougue naturelle, lorsqu'elle semble interdire aux demoiselles toute lecture profane et ne tolérer de l'histoire de France que juste ce qu'il faut pour ne pas confondre un empereur romain avec un empereur de la Chine ou du Japon, et distinguer un roi d'Espagne ou d'Angleterre d'avec un roi de Perse ou de Siam : ce sont les mémoires des Dames de Saint-Cyr qui nous en avertissent : « on se tromperait à prendre à la lettre tout ce qu'elle fit à l'époque de la réforme, et même tout ce qu'elle écrivit depuis sur ce sujet » ; son intention n'était pas « qu'on tînt toute la vie les demoiselles dans ce grand abaissement où elle jugea à propos de les mettre pour un temps ». Il y eut comme une période de pénitence : on rentra ensuite dans la mesure. Mme de Maintenon ne désapprouvait pas t qu'on lût quelquefois dans la mythologie et l'antiquité, ni qu'on connût les princes de sa nation, pourvu que cela ne fût pas l'objet d'une étude particulière et suivie ». Mais c'est là précisément ce qui marque le changement opéré dans l'esprit, sinon dans les programmes mêmes, de Saint-Cyr.

Sous une forme plus ou moins atténuée, à partir de 1692, Mme de Maintenon proscrit ce qu'elle appelle après Fénelon la vaine curiosité. Il y avait bien des souvenirs de l'hôtel de Rambouillet ainsi que des salons de Scarron et du maréchal d'Albret dans le» premières directions données à la maison de Saint-Louis : on lisait, on composait, on discutait sur toutes sortes de sujets. Il semblait qu'on ne pût avoir ni l'esprit trop ouvert, ni le langage trop subtil, ni la plume trop finement aiguisée. « Pour les discours et les définitions de vertus, nous allons plus loin que personne, » disait Mme de Maintenon ; tout le monde voulait faire son livre de Maximes. C'est ce premier et libre essor qui se referme. Plus de lectures ni d'écritures ? rien n'est plus dangereux pour les filles ; plus de conversations ? elles s'ennuieront à mourir dans leur famille : il faut qu'elles apprennent à aimer le silence qui convient à leur sexe ; plus de poésie ni d'éloquence ? elles éloignent de la simplicité. « Les femmes ne savent jamais qu'à demi, et le peu qu'elles savent les rend fières, dédaigneuses, causeuses, et dégoûtées des choses solides » : voilà le principe. * Dieu préserve les demoiselles de faire les savantes et les héroïnes ! il suffit qu'elles ne soient pas plus ignorantes que le commun des honnêtes gens. » Voilà le dernier mot. Mme de Maintenon se défie surtout des exemples héroïques de l'antiquité et de la morale païenne ; elle avait commencé par adopter le cadre des études défini far Fénelon, sans tenir compte de la réserve que Fénelon y avait introduite ; la réserve devient sa règle. S'il serait injuste de ne pas reconnaître ce que sa pensée eut tout d'abord de souple et d'élevé, ? on ne l'a peut-être pas, en général, suffisamment mis en lumière, ? il ne serait pas moins inexact de ne pas marquer à quel point elle se replia. A ne considérer que l'instruction, le programme définitif de Saint-Cyr, incomparablement supérieur encore par la largeur et l'étendue à celui de tous les couvents du dix-septième siècle, est resté inférieur à ce que, dans la première expansion des idées de Mme de Maintenon, il semblait avoir promis.

Mais ce qu'elle retranchait à l'instruction proprement dite, Mme de Maintenon le donnait à l'éducation sans compter. « Beaucoup de maximes et peu de latin », disait-elle au duc de Montchevreul en traçant avec lui le plan des études du duc du Maine, et le jour où le précepteur manquait la leçon de latin, elle s'écriait : « Victoire, voilà une journée de gagnée ». C'est l'excès plaisant de sa pensée ; mais il en indique exactement la direction.

Or, en matière d'éducation, on n'obtient que ce que l'on espère. Si l'on n'a pas confiance dans les résultats qu'elle peut produire, il est bien à craindre qu'ils ne se produisent pas. Mme de Maintenon estimait comme Leibnitz qu'être maître de l'éducation, c'est être maître du monde. Dans Saint-Cyr elle voyait « de quoi renouveler par tout le royaume la perfection du christianisme. «Elle n'avait d'abord songé qu'à venir en aide pendant sa vie à quelques nobles misères. « L'arbre, après avoir enfoncé ses racines en terre, avait bientôt de toute part poussé ses rameaux. » On demandait des élèves de Saint-Cyr pour fonder des établissements nouveaux sur le plan de la maison-mère ou pour réformer ceux qui existaient. Mme de Maintenon, qui ne pouvait plus suffire aux besoins de celle vaste clientèle, n'eut pas de plus grande satisfaction peut-être que de voir les idées qu'elle professait se propager dans les provinces et, par un premier effort de tradition créée sous ses yeux, commencer à s'étendre sur l'avenir.

Toutefois il ne suffit pas pour bien faire de croire à la vertu de ce que l'on fait ; il y faut des règles. Il n'y a de bonne pédagogie que celle qui repose sur une psychologie ferme et éclairée. Mme de Maintenon avait la sienne, non une psychologie d'école, à déductions savantes, une simple psychologie d'observation, mais d'observation exacte. Elle se souvenait de sa propre enfance, et elle avait étudié celle des autres un peu partout, suivant le précepte et l'usage de Montaigne, au travail et au repos, au jeu surtout. Elle avait beaucoup recueilli, beaucoup réfléchi ; et ses réflexions prenaient vite dans son esprit ou sous sa plume le ton et le caractère de la formule. Elle avait ainsi amassé tout un trésor de maximes prises sur le vif. On a plus philosophiquement analysé la nature de l'enfant ; je ne crois pas qu'on fait jamais mieux comprise.

Ce qu'elle recherche dans l'enfant, c'est avant tout la simplicité. Assurément, elle ne pense pas à supprimer, ni même à atténuer dans l'éducation l'effort nécessaire. Elle ne demande pas « qu'on n'oblige point les enfants d'apprendre tout ce qu'il faut qu'ils sachent parce que cela leur fait de la peine » ; mais elle prend grand soin de ne pas laisser confondre la légèreté et la dissipation avec le besoin de mouvement et l'activité ; elle ne veut pas « qu'on juge qu'une fille est légère, parce qu'elle sort de son banc, ou parce qu'après avoir lu quelques lignes, elle regarde un oiseau qui vole. Cette légère vaudra peut-être mieux qu'une sournoise qui paraît plus sage : ce n'est pas même parler juste de dire qu'elle est légère ; car cette joie, cette vivacité, ce pétillement des enfants qui fait qu'ils ne peuvent demeurer en place, est un effet de la jeunesse : on est ravi de se sentir jeune, d'avoir de la santé ; on n'a rien dans l'esprit ; si quelque chose fâche, cela ne dure guère. » Rien ne vaut, à ses yeux, l'esprit de droiture et de franchise, dût-il s'y joindre quelques défauts, que corrigeront l'âge et la raison. Ce qu'elle redoute, ce qu'elle poursuit impitoyablement, ce sont les dissimulations, les cachotteries, les mystères, les esprits retors et difficultueux qui se retranchent, se dérobent et mettent tout le monde mal à l'aise : « On ne tue pas, disait-elle énergiquement, un monstre caché ».

Pour fortifier ces dispositions chez les unes, les corriger chez les autres, il n'est pas de soin qui lui paraisse superflu. Elle connaît l'influence de la santé sur le caractère, l'action de la croissance, l'effet du régime. Elle n'admet aucune mollesse, aucune douceur inutile ; mais elle interdit toute privation. La vie de Saint-Cyr était simple et saine. Des lits durs ; de l'eau froide en toute saison pour la toilette, les petites exceptées ; peu ou point de feu, « que dans le grand besoin » ; des pièces aux jupons de dessous ; aucun mets de recherche ; ? mais de bonnes couvertures, des vêtements chauds, une nourriture abondante, aussi large pour les grandes qu'elles le demandaient, même avec une portion de faveur pour les grosses mangeuses ; pas de poires coupées en quatre ni de viandes réchauffées trois fois ; par-dessus tout, comme assaisonnement, l'exercice, le mouvement par le travail physique, qui achève de donner au corps le bien-être nécessaire. De même pour le bien-être moral : une règle générale absolue et qui s'impose ; mais, dans l'application de cette règle, beaucoup de souplesse et d'aisance. Mme de Maintenon faisait la guerre aux maîtresses pointilleuses ; elle n'entendait nullement qu'on cherchât à découvrir les fautes des enfants, qu'on épiât les occasions pour les confondre ; bien au contraire: ne pas tout entendre ou du moins ne pas montrer qu'on entend tout, faire semblant d'ignorer ce qu'on peut, un mot échappé, un rire hors de saison, une faute courte et Cassagère ; lorsqu'on n'a pu s'empêcher de voir, se bien garder de toujours punit, distinguer entre les résistances ou les inadvertances du moment et les opiniâtretés ou les dissipations de fond : telles sont ses recommandations incessantes. Elle poussait même le précepte sur ce point plus loin qu'on ne serait communément disposé à le croire. Il faut, disait-elle, laisser parfois les enfants faire leur volonté, afin de connaître leurs inclinations. Et comme c'est lorsqu'ils y pensent le moins qu'ils se révèlent le mieux, elle faisait aux récréations dans son emploi du temps une place toute particulière. Une des maximes fondamentales des Petites écoles était qu'il faut entretenir l'enfant en belle humeur. Mme de Maintenon, qui n'aimait pas Port-Royal, est d'accord avec lui sur ce point ; elle insiste pour qu'on « gouverne avec gaieté », pour qu'on « égaie l'éducation ».

Ses moyens d'action étaient conformes à cette doctrine. Le principal était la raison. « Vous savez, écrivait-elle, que ma folie est de vouloir faire entendre raison à tout le monde. » Elle estimait que c'est un langage qu'on ne saurait faire entendre aux enfants ni trop tôt ni trop souvent ; elle l'introduisait partout, dans la piété comme dans le reste. Ame profondément religieuse, elle avait fait de la religion le fondement de Saint-Cyr. Mais les règles de piété qu'elle prescrivait pour les enfants n'avaient rien d'étroit. Elle interdit les abstinences prolongées et les mortifications. « Il ne s'agit point de faire des religieuses, et, pour celles qui auraient la vocation, ce n'est pas le moyen de s'y préparer. Que la piété qu'on leur inspire soit solide, simple, gaie, douce et libre ; qu'elle consiste plutôt dans l'innocence de leur vie, dans la simplicité de leurs occupations, que dans les austérités et les retraites. Quand une fille instruite dira et pratiquera de perdre vêpres pour tenir compagnie à son mari malade, tout le monde l'approuvera ; quand elle aura pour principe qu'il faut honorer son père et sa mère, quelque mauvais qu'ils soient, on ne se moquera point ; quand elle dira qu'une femme fait mieux d'élever ses enfants et d'instruire ses domestiques que de passer la matinée à l'oratoire, on s'accommodera très bien de cette religion et elle la fera aimer et respecter. » C'est cet esprit de devoir qu'elle prêche humainement autour d'elle. Toutes ses prescriptions de discipline morale sont éclairées et sages. Elle s'attache à l'esprit, non à la lettre. Ainsi fait-elle en toute chose. Elle a le respect de l'enfant. Elle ne permet pas qu'on le trompe et qu'on le leurre. Qu'il s'agisse de punir ou de récompenser, il faut ne lui rien promettre qu'on ne tienne. Si on lui parle d'histoire, « il ne faut jamais lui en faire dont on ait à le désabuser plus tard ; mais toujours lui donner le vrai comme vrai, le faux comme faux ». C'est agir en contraire sens de son intérêt que de faire effort pour s'abaisser jusqu'à lui par un langage enfantin et des manières puériles. On ne s'en empare « qu'en l'élevant à soi au moyen de la raison », qui n'interdit d'ailleurs aucun agrément.

Mme de Maintenon ne nous dit point quelles étaient, à Saint-Cyr, les formes des récompenses. Nous voyons seulement dans ses lettres qu'on y donnait des prix, et qu'elle s'en occupait comme de tout le reste ; nous y voyons aussi qu'une bonne parole venant d'elle était reçue comme un des plus grands témoignages de satisfaction. Au contraire, elle s'étend beaucoup sur ce qui touche les réprimandes et les corrections. Elle n'aimait ni le fouet ni les punitions violentes, bien qu'elle n'en défendit pas absolument l'usage ; c'est la conscience qu'elle visait. Même sous cette forme intelligente, elle redoutait et prévenait les excès. Ses indications à cet égard sont dignes de remarque. Les punitions, pour être utiles, ne doivent être ni multipliées, ni infligées sur le coup ; il importe d'y bien considérer les circonstances, la disposition du moment, le fond du caractère ; il y a des jours malheureux où la maîtresse n'est pas préparée à punir, car il y faut de la réflexion ; où l'enfant n'est pas préparé à recevoir la punition, car il y faut le sentiment de la faute. Il est indispensable de savoir attendre et compter avec le temps, et il faut être bon. Patience, vigilance, douceur, Mme de Maintenon voudrait faire graver ces trois mots sur les portes de toutes les cellules. Elle croyait surtout à l'efficacité de la bonté. « Vous parlez, dit-elle, à vos enfants avec une sècheresse, un chagrin, une brusquerie qui vous fermera tous les coeurs ; elles doivent savoir que vous les aimez, que vous êtes fâchée de leurs fautes pour leur propre intérêt, et que vous êtes pleine d'espérance qu'elles se corrigeront. » Enfin, dans ses procédés de justice bienveillante, elle exigeait par-dessus tout le discernement. Pour les unes, un regard suffira ; pour les autres, un mot (et en général les longs discours ne portent pas) ; pour celle-ci, la réprimande publique ; pour celle-là, une conversa-lion particulière. L'enfant se fait juge du traitement qui lui est appliqué, et le châtiment ne lui profite que s'il répond à son propre sentiment. L'essentiel est de provoquer en lui le retour sur soi-même, « de le faire entrer en raison ».

La discipline que Mme de Maintenon appliquait à l'éducation de l'esprit participait du même caractère. Les Dames de Saint-Cyr lui demandaient un jour quel cas il fallait faire de la mémoire, et elle répondait : « C'est un talent qui a son utilité comme un autre, mais je ne voudrais pas qu'on estimât une fille pour ce seul avantage ; une marque qu'il est peu solide, c'est qu'on l'attribue à notre sexe, tandis qu'on réserve le jugement aux hommes. Il vaut mieux que les enfants sachent moins de choses et qu'elles les comprennent. » Elle ne se faisait pas d'ailleurs illusion sur ce qu'il est possible d'obtenir. « Il ne faut point forcer l'esprit des enfants, disait-elle avec force, ni s'opiniâtrer à les rendre toutes des merveilles, car il est impossible que dans un aussi grand nombre il n'y en ait d'un médiocre génie. » Mais, chez toutes, elle voulait que l'effort vînt de l'esprit et profitât à l'esprit. Jusque dans les modèles d'écriture, ? elle en avait beaucoup tracé elle-même, ? elle cherchait la pensée morale, le conseil utile ; elle ne permettait pas que l'intelligence de l'enfant portât sur le vide. Elle recommandait les explications simples, claires, bien à la portée des élèves suivant leur âge, et appuyées sur des exemples ; elle mettait ses maîtresses en garde contre le verbiage, se moquait de l'éloquence, poussait aux démonstrations succinctes, et en donnait elle-même des modèles d'une solidité supérieure. En proscrivant les « écritures », dont on avait abusé, elle n'avait pas entendu défendre que les demoiselles fussent exercées à rédiger des lettres ; mais elle ne tolérait aucun développement oiseux, demandait que l'on fit court, et exigeait que la parole ne fût, selon les préceptes de Fénelon, que le vêtement de la pensée. Vêtement d'un tissu singulièrement souple et nuancé, si l'on en juge par la correspondance de quelques-unes de ses élèves, Mme de Caylus, Mlle d'Aumale et Jeannette de Pincré, plus fidèles encore, il est vrai, à son exemple qu'à ses principes. Mais alors même que le talent n'y venait pas joindre ses ornements et ses grâces d'élection, quelle école pour l'esprit que ces habitudes de rectitude et de sobriété! Si la méthode était plus exacte qu'attrayante pour des enfants, comme la sûreté en rachète heureusement la sècheresse ! Le principal pour bien écrire, disait Mme de Maintenon, est d'exprimer tout uniment ce qu'on pense : on ne trouve jamais l'esprit quand on le, cherche.

Mais ou s'alimentera la pensée et comment l'expression destinée à la rendre se façonnera-t-elle? Mme de Maintenon excellait à ouvrir à l'intelligence des demoiselles les sources de la réflexion, et à en féconder le travail naturel. Si les « écritures » étaient devenues rares à Saint-Cyr, si la lecture surtout ? le nombre des livres étant restreint à saint François de Sales et à quelques écrits de morale religieuse ? était insuffisante et monotone, on y suppléait merveilleusement par ce que nous appelons aujourd'hui des exercices oraux de langage et de raisonnement. La pédagogie moderne n'a rien trouvé sous ce rapport que les Dames de Saint-Louis n'eussent, dans une certaine mesure, appliqué en perfection. Je ne crois pas qu'à proprement parler elles aient jamais enseigné la grammaire, autrement que dans ses principes généraux et ses formules essentielles ; l'orthographe des demoiselles ? des plus grandes ? n'était même pas très sûre, à en juger par les lettres que Mme de Maintenon leur renvoyait corrigées de sa main : sans rien négliger de ce qui pouvait être de conséquence pour l'application de l'esprit, elle n'attachait qu'un intérêt secondaire aux règles de l'usage, si mal défini encore de son temps, mais elle recommandait d'étudier la langue dans ses caractères fondamentaux et son génie : « Rien n'ouvre tant l'esprit, disait-elle, que la dissertation des mots. C'est un des moyens qui m'a le mieux réussi pour M. du Maine. » Chez elle, elle faisait apprendre l'espagnol à Mlle de Villette, «aucune étude ne lui paraissant plus utile pour comprendre le mécanisme de sa propre langue que de le comparer avec celui d'une langue étrangère ».

A ces exercices d'analyse étaient entremêlés ou succédaient des exercices de synthèse grammaticale, c'est-à-dire d'invention ou de reproduction de phrases suivies, d'un sens net et toujours correctes. Autant Mme de Maintenon faisait peu de cas des « discoureuses », autant elle se plaisait à mettre en lumière celles qui s'efforçaient d'arriver par l'intelligence des choses à la justesse du discours. Elle s'attachait à les y former elle-même dans ses Entretiens, ou par ses Conversations et ses Proverbes.

Les Entretiens sont une oeuvre unique dans notre littérature pédagogique. Soit qu'on fournit le sujet, soit que Mme de Maintenon le choisît elle-même à l'improviste, selon l'exercice ou le besoin du jour, voici quel en était le procédé général : une observation sur un fait qui s'était produit, une règle de conduite, une maxime, était proposée ; Mme de Maintenon ouvrait la discussion par une question simple, tirait de la réponse une question nouvelle, ne se contentant jamais d'une explication indécise, provoquait tantôt une remarque individuelle, tantôt une observation collective, élargissait peu à peu le champ ; et, quand la voie était ainsi éclairée, elle se donnait carrière, réglant son allure d'après la force et l'âge des maîtresses ou demoiselles auxquelles elle s'adressait, s'assujettissant à une sorte de plan ou s'en affranchissant pour battre les buissons, mais toujours les yeux dans les yeux de son auditoire pour s'assurer qu'elle était suivie, et s'acheminant à des conclusions qu'elle faisait résumer ou qu'elle résumait avec une clarté souveraine. Ce sont les Dames de Saint-Louis qui nous ont conservé ces Entretiens, et l'expression, heureuse d'ordinaire, n'est pourtant pas toujours celle qu'elle avait trouvée sur le vif. Les Proverbes et les Conversations sont de sa main. Si les Proverbes ? préparés pour les demoiselles les plus jeunes ? manquent souvent de portée, la plupart des Conversations sont intéressantes. Les meilleures contiennent des pensées vraiment exquises de justesse, de gravité familière et parfois de bonne grâce. Plus d'une définition morale, ? celle de la vertu, de la vraie noblesse, de la raison, ? serait digne de figurer à côté des maximes de La Bruyère ou de Vauvenargues ; certains mots, certains tours rappellent Pascal. Le caractère commun à toutes ces compositions, c'est qu'elles avaient pour objet de développer le jugement des demoiselles, en même temps que de leur créer des habitudes de langage de bonne compagnie, de les former tout à la fois à bien penser et à bien dire.

Le cadre des Entretiens et des Conversations se prêtant aux thèmes les plus divers, Mme de Maintenon s'en servait pour ouvrir à ses élèves toute sorte de vues sur le monde. A de simples conseils de sagesse et de bienséance elle mêlait des aperçus saisissants, souvent hardis. S'attendrait-on à trouver dans un manuel d'éducation une espèce de profession de foi en faveur du libre-échange, « loi naturelle entre deux pays dont l'un produit du blé, l'autre du vin » ; une déclaration de principe sur l'égalité de l'impôt, à laquelle personne ne doit se dérober « en s'ingéniant à faire valoir des motifs d'exemption de charges » ; des réflexions pressantes sur l'obligation du service militaire, sauvegarde commune pour la sécurité du pays ; une défense des pauvres « qu'écrasent les tailles et les corvées » ; une apologie du mérite personnel, qui peut seul soutenir la noblesse et qui la crée? Mme de Maintenon faisait profit de tout, d'un incident, d'une nouvelle, pour introduire ce qu'elle considérait comme une idée saine. Il n'est pas jusqu'aux jeux ? le prospectus de Saint-Cyr en fait mention ? qui ne servissent à ses fins. Elle aimait à voir « sauter, danser, courir, jouer aux barres, aux quilles, et autres remuements qui font croître » ; elle fournissait et renouvelait incessamment, en se plaignant et en s'amusant tout à la fois de la dépense, des boîtes d'échecs et de dames ; mais elle ne recommandait pas moins les « jeux d'esprit », qui mettent les facultés en éveil, les aiguisent et les fortifient. Elle les considérait comme la continuation libre et parfois comme le contrôle piquant des Proverbes et des Conversations.

A quoi devaient aboutir tous ces efforts « d'instruction diversifiée »? Mme de Maintenon n'en attendait pas un résultat immédiat. Comme pour le développement du caractère, elle comptait sur le concours du temps. Elle suppliait les dames de ne pas se presser, d'aller au jour le jour, de prendre haleine, de ne pas chercher à tout obtenir à la fois, de ne pas se prévenir en bien ou en mal, en mal surtout. Elles avaient semé ; le grain lèverait à son heure ; peut-être ne venaient-elles pas la récolte ; telle ne commencerait ou n'aurait fini de s'améliorer que lorsqu'elle aurait quitté Saint-Cyr ; mais qu'importe? L'éducation n'est-elle pas une oeuvre d'avenir?

L'avenir, pour les demoiselles, c'est non le cloître, mais la vie ; c'est en vue de la vie qu'on leur « faisait ce trésor de maximes droites et solides ». La transformation de la maison en monastère n'avait point changé le caractère originel de l'éducation, qui était restée séculière : sur les 1121 demoiselles qui ont passé par Saint-Cyr de 1686 à 1773, 398 seulement ont pris le voile, 723 sont entrées dans le monde. « La femme, avait dit Fénelon, est chargée de l'éducation de ses enfants, des garçons jusqu'à un certain âge, des filles jusqu'à ce qu'elles se marient ou se fassent religieuses, de la conduite des domestiques, de leurs moeurs, de leur service, du détail de la dépense, des moyens de tout faire avec économie et honorablement. » Mme de Maintenon s'était approprié ce programme, et elle le mettait en pratique. Saint-Cyr était une famille, un ménage. Les grandes demoiselles habillaient, peignaient, nettoyaient les petites. Chacune avait sa tâche marquée, à l'infirmerie, à l'apothicairerie, à la lingerie, au dortoir, au réfectoire ; on faisait les lits, on frottait, on époussetait ; les plus jeunes étaient employées à éplucher les fleurs pour les sirops, à ramasser les fruits, à préparer les légumes. Pendant les premières heures de la matinée surtout, la maison était une véritable ruche. Agir et travailler, travailler des bras énergiquement, était l'obligation commune. Et il eût fait beau voir que l'on se refusât à aucune besogne, qu'on se plaignît du froid, de la fumée, du vent, de la poussière, des puanteurs, qu'on fît la grimace pour une fenêtre ou une porte mal close, qu'on demandât d'apporter ce qu'on pouvait aller prendre soi-même : Mme de Maintenon était là peut-être dans la chambre voisine, toute prête à noter les négligences et à gourmander les lâchetés. Cette activité domestique devait être considérée comme un honneur, bien loin de paraître une peine ; elle en triomphait ; elle aurait voulu qu'on vît tout Saint-Cyr le balai à la main.

Même dans les travaux de couture, elle distinguait ceux qui sont utiles de ceux qui ne sont que de pur agrément. Ses conseils à cet égard méritent une mention particulière. L'occupation manuelle était un des grands moyens d'éducation de Saint-Cyr ; Mme de Maintenon s'en servait pour ramener les enfants au repos et au silence, pour empêcher leur esprit de se dissiper et de s'égarer. Elle ne connaissait pas de meilleure sauvegarde contre les dangers de l'oisiveté. Lorsqu'elle prit en mains l'éducation de sa jeune belle-soeur, l'un de ses premiers soins fut de lui faire entreprendre quelque ouvrage de longue haleine : avec quelques lectures et quelques conversations, c'était la seule façon vraiment sûre de l'attacher à son foyer. Mme de Caylus, qui la connaît si bien, glisse habilement dans une lettre, où elle lui fait une demande de service, l'avis qu'elle commence une tapisserie qui la mènera loin. En cela, comme en bien d'autres choses d'ailleurs, Mme de Maintenon fournissait l'exemple avec le précepte: elle travaillait jusque dans les carrosses du roi. On conçoit donc que V « ouvrage » jouât dans son plan d'études un rôle considérable. Elle y revient sans cesse ; sur dix lettres prises au hasard dans sa correspondance, on peut être sûr d'en trouver au moins une où elle le recommande. Après la piété, elle n'a peut-être pas de souci plus cher. Dans les deux dernières années de leurs études, les élèves ne faisaient guère autre chose, en dehors des leçons qu'elles étaient chargées de répéter à leurs jeunes compagnes. Mais toutes les applications du travail manuel ne convenaient pas à Mme de Maintenon ; elle n'admettait ni « les ouvrages exquis et d'un trop grand dessin, les colifichets en broderie ou au petit métier », ni « les travaux toujours les mêmes, travaux de marchand, où l'on s'exerce à faire le mieux et le plus vite pour assurer le gain » ; elle voulait de la couture utile, variée, « passant du neuf au vieux, du beau au grossier, des habits aux bonnets et aux coiffes », de la vraie couture de ménage : il s'agissait d'apprendre à raccommoder, à repriser, à broder, à tricoter, à faire de la tapisserie, à tailler, « à faire un peu de tout ». Elle ne permettait les objets de luxe qu'en vue d'un besoin spécial, tel que le renouvellement ou l'organisation du mobilier d'une chapelle ; encore revenait-on bientôt à l'ordinaire, c'est-à-dire à ce qui devait servir dans une famille aux besoins de chaque jour.

Ces vues très nettes se rattachaient, dans l'esprit de Mme de Maintenon, à l'idée qu'elle entendait donner aux demoiselles de leur destinée. A Maintenon et à Rueil, n'ayant affaire encore qu'à des garçons et à des filles de paysans et d'ouvriers, elle avait conçu la pensée d'une sorte d'enseignement professionnel : à Maintenon, les garçons étaient préparés aux travaux de la filature, pour lesquels elle avait créé une fabrique ; à Rueil, on faisait faire aux filles pauvres ? installées, nous l'avons vu, dans un bâtiment distinct de celui qui était réservé aux jeunes filles de bourgeoisie et de petite noblesse ? de la grosse couture usuelle, et on leur donnait des notions sur les métiers auxquels elles pouvaient se livrer. Il fallait même parfois entrer en lutte avec les familles, qui ne comprenaient pas qu'on voulût placer leurs filles chez une lingère ou chez une coiffeuse ; mais Mme de Maintenon tenait bon. Quand, plus tard, des institutions furent fondées sur le modèle de l'établissement de Saint-Louis, à Gomerfontaine et à Bisy, elle se défendit formellement de les élever au même niveau. Ce n'est pas qu'elle voulût exclure aucune classe des bienfaits de l'éducation : « Dieu, disait-elle, ne fait exception de personne ». Mais il s'agissait de bourgeoises, non plus de demoiselles, et entre les unes et les autres elle établissait les différences fondées sur la différence des intérêts. L'éducation pouvait être la même, parce que les devoirs de la famille sont les mêmes pour tous, et qu'au regard de la conscience et de la raison il ne peut être fait de distinction sur ce point : l'instruction devait être autre, parce qu'autres étaient les besoins. « Moins de beau langage et plus d'arithmétique, répondait-elle à celles qui la consultaient. Il faut élever vos bourgeoises en bourgeoises. Il ne leur faut ni vers ni conversations ; il n'est point question de leur orner l'esprit. Prêchez-leur les devoirs de la famille, l'obéissance pour le mari, le soin des enfants, l'instruction à leur petit domestique, la modestie avec ceux qui viennent acheter, la bonne foi dans le commerce, la modération ; qu'elles édifient leurs parents, leurs amis, leurs voisins ; qu'elles donnent de bons conseils et de bons exemples. Il ne faut pas que le paysan fasse le bourgeois ni que le bourgeois fasse le gentilhomme ; le monde s'en moque et considère plus ceux qui demeurent dans leur état et qui y vivent avec honneur et probité. »

Tout en donnant aux demoiselles une instruction d'une portée plus haute, elle n'envisageait pas leur fortune avec moins de sagesse. Elle tenait la main à ce qu'on ne leur fît perdre aucun des avantages dont les avait douées la naissance ou la nature : elle recommandait qu'on renouvelât aussi souvent qu'il était nécessaire les corps de celles dont le buste se gâtait et même qu'on les ménageât sur la couture, si la couture y était pour quelque chose. « Songez, {lisait-elle aux maîtresses, au tort que vous faites à une fille qui devient bossue par votre faute et, par là, hors d'état de trouver ni mari, ni couvent, ni dame qui veuille s'en charger. N'épargnez rien pour leur âme ni pour leur taille ! » Mais c'est moins leur grâce dont le soin la touchait, quelque parti qu'on en pût tirer, que leur vigueur et leur santé. Elle ne se faisait aucun scrupule de les obliger à raccommoder leurs hardes et à user leurs robes ; elle ne voulait pas qu'elles s'habituassent à croire qu'il n'y aurait « qu'à prendre les mesures pour avoir un habit neuf ou à aller à la boutique pour faire des emplettes ». Elles étaient nées demoiselles, mais pauvres demoiselles. Rentrées dans leur famille, qu'y trouveraient-elles ? Un père ou une mère veufs ou infirmes et bizarres, chargés d'enfants dont elles accroîtraient le nombre et qu'elles auraient à servir, faisant le marché, la cuisine et le reste. « L'argent est tout, écrivait-elle, dans le temps où nous sommes, et la guerre n'a épargné personne: celles qui ont laissé leurs parents avec deux mille livres de rente n'en trouveront peut-être pas mille ; celles qui en avaient mille n'en ont pas cinq cents ; celles même qui étaient le mieux ne trouveront pas grand'chose, et le plus grand nombre n'aura rien du tout. » On comptait sur la dot du roi. Mais même avec cette dot, que pouvait-on espérer ? Un établissement en province, au fond de quelque campagne, dans un petit domaine, avec des poules, une vache, des dindons, et des dindons pas pour toutes encore : « Heureuses les dindonnières ! » Au fond, c'était par raison, bien plus que par inclination naturelle, que Mme de Maintenon les entretenait du mariage. A celles qui rêvaient d'indépendance et de divertissements ou dont l'imagination se repaissait de fausses délicatesses, elle montrait qu'il n'est point d'état plus soumis à sujétion ; elle leur laissait entrevoir le tableau du foyer conjugal désert, le mari étant à l'armée pour son devoir, peut-être à la ville ou à la cour pour son plaisir ; elle les prévenait contre les périls des coquetteries de langage, des commerces d'esprit où, sans le vouloir, le coeur s'engage et que suit le scandale ; elle répétait surtout que tout est grave dans le mariage et qu'il n'y a pas de quoi rire. Ce n'est toutefois qu'aux têtes légères qu'elle tenait ce langage. Si elle ne cherche jamais à dorer la réalité, ses conseils sont le plus souvent pénétrés d'un sentiment plus doux. « Soyez, <? écrit-elle à une de ses préférées en lui envoyant son cadeau de noce, ? une bonne dame de campagne, bonne chrétienne, bonne femme, bonne fille, bonne mère, bonne maîtresse ; en un mot, remplissez vos devoirs, vous ne serez heureuse que par là. » Idéal modeste, mais paisible et honnête, de la vie de petite noblesse provinciale telle qu'elle l'avait elle-même connue dans son enfance, et auquel, à en juger par les résultats, l'éducation de Saint-Cyr répondait pleinement. Dans un de ses jours de sévérité, Mme de Maintenon, se plaignant de la corruption du siècle, disait qu'il y avait peu de jeunes filles de vingt ans dont le monde n'eût parlé, tandis que, comme elle le reconnaît elle-même, on recherchait les pensionnaires de Saint-Louis pour leur solidité.

Cette vie de devoir n'excluait pas d'ailleurs les sentiments généreux. La discipline de Saint-Cyr n'avait rien de la réclusion monacale. Mme de Maintenon, racontant un de ses voyages à son frère, se moquait agréablement « des badaudes de Paris qui avaient trouvé le monde grand dès qu'elles avaient été à Etampes » ; et, toujours conduite par ce principe que les demoiselles étaient destinées à vivre à ciel ouvert, elle ne faisait pas difficulté de les habituer à une certaine indépendance ; elle les laissait, par exemple, pratiquer la charité à leur manière dans le village, assister les affligés, consoler les malades, donner un bouillon à l'un, refaire le lit de l'autre. Elle attachait du prix surtout aux sentiments qui inspirent et accompagnent l'assistance ; elle voulait qu'on attirât à soi ceux qui souffrent jusqu'à leur donner, quand il était possible, l'hospitalité. Bien plus, elle avait sur le rapprochement des classes sociales des idées que bien peu, parmi les meilleurs esprits de son temps, étaient en état de concevoir. C'est dans les premières années du dix-huitième siècle qu'elle écrivait : « Quand on ne marquera jamais de mépris pour la bourgeoise et pour la paysanne, elles souffriront qu'on ne les traite pas en demoiselles ; quand la grande demoiselle peignera la bourgeoise qui est trop petite pour le faire elle-même, les autres verront que c'est la raison qui la fait agir et non pas la hauteur ; quand la demoiselle montrera à lire à la bourgeoise, la bourgeoise se portera à rendre service à la demoiselle ». Tels étaient les enseignements dont les élèves de Saint-Cyr remportaient dans leur province l'impression salutaire, et n'y a-t-il pas quelque raison de penser qu'en les répandant autour d'elles, elles contribuèrent à former ce grand courant de générosité sociale qui, dans l'histoire, a pris le nom d'esprit de 1789 '? Mme de Maintenon élevait le coeur des demoiselles au-dessus des préjugés et des passions de leur siècle. La mère de deux d'entre elles ayant eu la tête tranchée pour crime politique, elle prenait sa défense, s'opposait au renvoi des enfants qui lui était demandé et entrait presque en colère à la seule pensée qu'elles pussent être moins honorées et moins aimées que les autres : « Quoi ! nous laisserons croire que le crime passe aux enfants et nous ne donnerons pas à nos filles les vraies idées qu'il faut avoir sur chaque chose ! » Sentiment d'autant plus remarquable qu'il n'est pas isolé. Mme de Maintenon, peu soucieuse, trop peu soucieuse de faire remonter les élèves dans la vie du passé, n'hésitait pas à les associer aux préoccupations les plus graves du présent. A quatre-vingt-deux ans, dans une sorte de leçon d'histoire contemporaine, elle leur traçait en quelques traits vigoureux les portraits de Condé, de Turenne, du cardinal Mazarin, de Colbert, de Louvois, et dressait le tableau de leur administration ou de leurs campagnes. Pendant la guerre de la succession d'Espagne, elle leur adressait les bulletins de l'armée, leur expliquait les marches, les entretenait presque jour par jour de ses angoisses et de ses espérances ; on priait à Saint-Cyr pour nos défaites, on célébrait nos moindres victoires ; en leur annonçant la nouvelle de la bataille de Denain, Mme de Maintenon leur envoyait un programme de fête pour la récréation. « Vive Saint-Cyr, s'écriait-elle dans un élan où à son attachement pour son oeuvre de prédilection s'unissait un vif et sincère sentiment de patriotisme ; puisse-t-il durer autant que la France, et la France autant que le monde !» Et ce cri dont l'écho retentit encore dans les Mémoires faisait battre à l'unisson tous les coeurs. « Ce qui me plaît dans les Dames de Saint-Louis, disait Louis XIV, c'est qu'elles aiment l'Etat, quoiqu'elles haïssent le monde : elles sont bonnes religieuses et bonnes Françaises. »

Tels étaient les principes qui présidaient à l'éducation de Saint-Cyr. Mais, pour apprécier exactement l'action de Mme de Maintenon, il faut l'étudier de plus près encore et entrer dans le détail même de l'organisation générale et de la vie quotidienne de la maison. La communauté de Saint-Louis comprenait quatre-vingts personnes, dont quarante dames, soit professes, soit novices, choisies parmi les anciennes élèves. Les quarante dames se partageaient les charges, réparties en vingt cinq grandes et quinze petites. Les grandes charges ? appelées aussi charges d'officières ou de conseillères, parce qu'elles répondaient aux principaux offices et que celles qui en étaient investies formaient le conseil du dedans ? étaient celles de la supérieure, de l'assistante, de la maîtresse des novices, de la maîtresse générale des classes, de la dépositaire ou intendante générale. Parmi les petites charges, les principales étaient celles des maîtresses des classes, de la maîtresse du choeur, de l'économe, de la secrétaire, de la maîtresse générale des ouvrages, de la maîtresse générale des habits, de la maîtresse du linge, de l'infirmière, de la bibliothécaire, etc., etc. Les grandes charges étaient données à l'élection au scrutin secret ; on était élu pour trois ans. Les petites charges étaient à la nomination de la supérieure générale, qui devait toutefois prendre l'avis du conseil du dedans. Le conseil du dedans connaissait de toutes les affaires intérieures de la communauté que lui soumettait la supérieure. Pour les autres, la supérieure était placée sous la surveillance, au spirituel, de l'évêque de Chartres ; au temporel, d'un conseiller d'Etat nommé par le roi. c'était ce qu'on appelait le conseiller du dehors.

Les élèves étaient au nombre de deux cent cinquante, toutes boursières, l'éducation de Saint-Cyr étant « désintéressée ». C'est une condition que les dames aimaient à relever, pour en faire sentir aux demoiselles le bienfait. Le roi seul nommait aux bourses ; Mme de Maintenon « avait voulu lui en laisser tout le plaisir ». On entrait dans la maison de sept à dix ans ; on n'en sortait qu'à vingt.

Les demoiselles étaient séparées, suivant leur âge, eu quatre classes, distinguées par la couleur d'un ruban attaché sur la robe d'uniforme, qui était noire. La classe rouge comprenait cinquante-six élèves au-dessous de dix ans ; la classe verte, cinquante-six de onze à treize ; la classe jaune, cinquante-cinq de quatorze à seize ; la classe bleue, soixante-treize de dix-sept à vingt. Chaque classe était partagée en cinq ou six bandes ou familles de huit ou dix élèves, groupées d'après le degré de leur instruction. A la tête de chaque bande était une mère de famille, assistée d'une aide ou suppléante. Les deux grandes classes fournissaient huit ou dix élèves qui servaient de monitrices dans les deux petites et dont l'insigne était le ruban couleur de feu. Vingt autres remplissaient le même office dans toutes les classes et portaient le ruban noir.

L'emploi du temps journalier et le programme annuel des études étaient réglés avec une grande précision. A 6 heures, lever et soins de ménage ; à 8 heures, messe ; de 8 heures et demie à midi, classes et études ; à midi, dîner, puis récréation jusqu'à 2 heures ; de 2 à 6 heures, classes et études ; ensuite récréation, souper, et coucher à 9 heures. Le programme de l'enseignement comprenait, dans la classe rouge, la lecture, l'écriture, le calcul, les éléments de la grammaire, le catéchisme et l'histoire sainte ; dans la classe verte, les mêmes matières, plus la musique et les notions d'histoire, de géographie et de mythologie ; dans la classe jaune, les mêmes matières, avec des développements étendus pour la langue française la religion et la musique, plus le dessin et la danse ; enfin la classe bleue était consacrée surtout aux exercices de langue et d'éducation morale ; les travaux manuels y occupaient aussi une place essentielle.

Dans cet ensemble ainsi réglé, chaque année conservait sa physionomie distincte. Les rouges et les vertes, comme les peuples heureux, n'ont pas d'histoire. Il n'en est pas de même des jaunes et des bleues. Au moment de la réforme, les bleues s'étaient monté la tête : après avoir chanté les choeurs d'Esther et d'Athalie, il leur en coûtait de psalmodier des litanies. De temps à autre, elles avaient des bouffées d'indépendance, elles sentaient venir l'époque de leur affranchissement ; mais on pouvait faire appel à leur jugement déjà plus mûr : Mme de Maintenon les citait souvent en exemple. C'étaient les jaunes dont les légèretés, les bizarreries, les opiniâtretés offraient le moins de prise à la raison ; elles appartenaient à l'âge de la transition, à l'âge ingrat où l'esprit n'est pas encore rassis ni le caractère réglé : Mme de Maintenon, qui s'obligea à faire successivement toutes les classes, les conserva plus longtemps que les autres, et elle en fut fatiguée jusqu'à s'en montrer parfois découragée. Elle aimait les couleur de feu, qu'on choisissait dans l'élite ; mais ses préférées étaient les noires, qui participaient soit à la direction des classes, soit à la direction générale de la maison. Elles formaient le corps où se recrutaient généralement les novices : lorsqu'elles sortaient de la maison pour se marier, on leur donnait une dot plus forte qu'aux autres. Mme de Maintenon craignait toujours qu'on n'abusât de leur bonne volonté. « Surtout, ménagez vos noires, répétait-elle souvent, c'est notre honneur et notre force. »

Il n'existait d'ailleurs aucun privilège ; on n'avait aucun égard à la naissance et aux protections : Mme de Maintenon se félicitait de voir ses propres parentes traitées comme les autres. Toute élève avait dans sa classe une table à part, des obligations propres, une responsabilité personnelle. On cherchait à développer ce sentiment dans le coeur des demoiselles. A chacune suivant ses mérites. Le règlement était particulièrement sévère pour l'esprit de révolte, l'esprit de dépravation ou ce qu'on appelait l'esprit de nouveauté en matière de religion. C'était au contraire le suprême honneur d'être admise à participer à l'enseignement et à la surveillance ; on usait beaucoup, à Saint-Cyr, des procédés d'enseignement mutuel : Mme de Maintenon les considérait, pour les maîtresses, comme un soulagement nécessaire, pour les demoiselles comme le moyen le plus efficace de commencer leur apprentissage de maternité.

C'est cet ordre qu'il avait fallu organiser et soutenir. Pour l'organiser, Mme de Maintenon ne disposait, à l'origine, d'aucune ressource. Noisy lui avait fourni les cadres des classes ; mais les maîtresses faisaient défaut. Presque au lendemain de la translation, elle avait été obligée de se séparer de Mme de Brinon, dont l'expérience, si elle eût été plus sûre, aurait pu l'aider à les former. Mme Loubert, élue supérieure à sa place, avait à peine vingt-deux ans, et la maturité de celles qui lui servaient de conseil n'était guère plus avancée. Règlements, traditions, tout était à faire. On n'avait même pas l'exemple des couvents, puisqu'il s'agissait de rompre avec les pratiques monacales. Mme de Maintenon était pénétrée du sentiment de ces difficultés. Elle comprenait admirablement surtout que les instructions les plus précises, se fussent-elles trouvées toutes rédigées, ne pouvaient suffire. « Tout consiste dans la sagesse des dames, disait-elle : sans cela, nous aurons beau établir des règles, nous ne ferons rien qui vaille. » Il s'agissait de créer l'âme de la maison. C'est la partie la plus personnelle et non la moins remarquable de son oeuvre pédagogique.

Après avoir défini en quelques lignes, dans des espèces de mémentos sommaires, les principes généraux de l'institution, elle s'imposa la tâche de les interpréter, de les éclaircir, de les développer, au jour le jour, suivant les besoins, écrivant tantôt aux unes, tantôt aux autres, des lettres que l'on se communiquait, s'adressant aussi en certaines circonstances à tout le monde à la fois. En 1696, les dames, comprenant le parti qu'elles pouvaient tirer de ces instructions pour leur édification propre et pour la préparation des novices, en firent faire des copies. On rassembla tout ce que l'on put trouver, les billets familiers comme les autres, ceux même qui contenaient moins d'encouragements flatteurs que de critiques utiles, et on les relia en volumes, qui furent déposés dans la bibliothèque de la communauté. Plus tard vinrent s'y joindre au fur et à mesure les lettres et les entretiens conçus dans la même pensée de direction. L'ensemble constitua le fonds sur lequel Saint-Cyr a vécu pendant un siècle. Pour nous rapprocher des usages et de la langue d'aujourd'hui, c'est ce qu'on pourrait intituler le cours normal de Mme de Maintenon.

En voici les principes fondamentaux.

La première maxime inculquée aux dames de Saint-Cyr était que « tout doit céder à l'éducation des demoiselles ». Le voeu par lequel elles s'engageaient à cet égard, bien qu'il ne fût prêté que le quatrième, était le principal. C'est par là qu'elles se distinguaient de toutes les autres religieuses ; c'était la fin de leur institution. Il n'était rien à quoi on ne fût excusable de manquer pour y rester fidèle, office, prière, ou jeûne ; rien qu'on ne dût y ramener, travail, repos, souci de bien-être ou de plaisir. Les demoiselles étaient dans la maison « ce que sont les pauvres dans les hôpitaux, les séminaristes dans les séminaires, les externes aux Ursulines, les écoliers dans les collèges » ; c'est par rapport à elles qu'il fallait régler l'occupation du jour et de la nuit. En entrant à Saint-Cyr, on prenait charge d'âmes ; on en répondait devant Dieu, et on n'en pouvait répondre qu'à la condition de se donner. Or se donner, c'est ne rien excepter, ne rien réserver de soi. Les instructions chargeaient les maîtresses de suivre, de veiller, de gouverner les demoiselles en tous lieux et dans tous les exercices, à l'église, aux classes, dans les jardins, au réfectoire, au dortoir où elles couchaient auprès d'elles, aux récréations où, tout en se jouant, on peut jeter de si bonnes maximes ; elles leur recommandaient en outre de ne se rebuter, de ne se dégoûter de rien : de « réchauffer les enfants dans leurs frissons, de les essuyer dans leurs sueurs, de s'enfermer avec elles dans leurs maladies contagieuses ». La règle du sacrifice ne pouvait être trop complète : « le mot d'élever s'étend à tous les soins des mères ». Et cependant la règle elle-même ne pouvait tout prévoir ; il y a des devoirs en dehors et au-dessus de la règle : « ce qui fait que le devoir d'éducation est une des plus grandes austérités que l'on puisse pratiquer, c'est qu'il n'admet point de relâche ». La maîtresse, en même temps qu'elle est appelée par sa vocation à sortir de soi, à s'oublier, est tenue de s'observer sans cesse : un mot, un regard qui lui échappe à contretemps, et que l'enfant ne manquera pas de saisir, peut compromettre le prestige ou le caractère de son autorité : « Il n'y a personne devant qui j'aurais plus rougi de faire une faute, ? disait Mme de Maintenon qui ne craint jamais de payer d'exemple, ? que devant M. le duc du Maine ». Ce n'est même pas assez encore que cette vigilance toujours en éveil pour prévenir ses propres défaillances ou corriger celles des demoiselles ; on y devait joindre une vertu agissante. Si les impatientes ont tort de ne pas faire la part du temps dans les progrès qu'elles attendent, plus grave est le tort des indifférentes qui ne préparent pas le travail du temps par un effort de tous les moments. « Il faut remuer les passions des enfants avec discrétion, mais il faut les remuer pour arriver à les connaître et être en mesure de les combattre. Ne s'est-il point passé de jour que vous n'ayez donné une bonne maxime à votre classe? Ne vous êtes-vous pas couchée que vous ne puissiez vous dire que vous avez attaqué quelque défaut, fait aimer quelque vertu, éclairé ou redressé quelque conscience, conseillé et obtenu un acte de raison? Alors seulement vous aurez le droit de vous rendre témoignage et d'être contente de vous. »

Toutefois cette action incessante ne pouvait être vraiment bonne et utile qu'autant qu'elle se rattachait et se subordonnait à l'action générale. C'est le second principe de Mme de Maintenon. « L'intelligence et l'uniformité des maîtresses, disait-elle, sont le capital dans le gouvernement d'une maison. » A bien faire isolément, on ne fait rien qui profite. De la première à la dernière, il est nécessaire que « toutes les dames se tiennent dans une grande union, en sorte que les demoiselles se sentent enveloppées dans le même esprit ». Que chacune garde son caractère : c'est par là qu'elle vaut ; mais il n'est permis à personne d'être singulière, de tirer à soi, de ne faire que ce qui lui convient et comme il lui convient. « On doit dire aux demoiselles, à l'infirmerie, au garde-meuble, à la porte et à l'apothicairerie, ce qu'on leur dit dans les classes, et avoir toutes les mêmes règles d'éducation, quoiqu'on y soit employé différemment. » C'est vainement qu'on se retrancherait sur sa bonne volonté et sur ses lumières. Où il y a discordance, le trouble s'introduit. Pour ne pas connaître les causes de ces désordres, les demoiselles n'en subissent pas moins les effets. A la supérieure d'établir l'accord dans la maison, à la maîtresse générale de chaque classe de l'établir dans la classe, aux autres de suivre : l'unité de doctrine est la force de l'éducation.

C'est dans cette pensée qu'étaient réglés les rapports des élèves avec les maîtresses. Les attachements tendres étaient proscrits à Saint-Cyr. Dès qu'une enfant avait quitté une classe, elle cessait complètement d'appartenir à celle qui l'avait dirigée. Sur ce point, comme sur tous ceux qui touchent à certaines délicatesses de l'âme, Mme de Maintenon va jusqu'aux limites extrêmes de la fermeté. « Il faut apprendre aux demoiselles à aimer raisonnablement, comme on leur apprend autre chose. » Les amitiés particulières lui paraissaient un danger, les amitiés étendues et banales une faiblesse. « Ce n'est qu'en se faisant aimer sans doute qu'on se fait obéir ; mais on ne se fait vraiment aimer qu'en se faisant estimer. » L'attachement au devoir, à la justice, à la raison, aux vérités utiles, l'amour du bien pour le bien, voilà les fondements de la discipline que l'on respecte : la solidité dans la conduite d'abord, les douceurs du sentiment après, quand elles ne peuvent plus être nuisibles et pourvu qu'elles ne sortent jamais de la mesure.

Un troisième devoir essentiel s'imposait aux maîtresses à l'égard des demoiselles : la sincérité.

L'adoption de Saint-Cyr était une adoption complète. On ne demandait aux familles ni sacrifice ni concours: à peine les laissait-on voir leurs enfants quatre fois l'an, au parloir, en présence d'une surveillante ; et cette sévérité qui nous étonne aujourd'hui avait, comparativement à la règle des couvents, un caractère de tolérance. Mais quels pouvaient être les résultats de ces visites, alors même qu'il s'y joignait, de temps à autre, des lettres toujours soumises d'ailleurs à un contrôle sévère? Les demoiselles appartenaient à la maison, qui, pendant dix ans pour le plus grand nombre, pendant treize pour quelques-unes, les possédait tout entières. C'était donc un devoir d'honnêteté rigoureuse de les éclairer sans complaisance. D'ailleurs il ne s'agissait pas seulement d'elles-mêmes : religieuses ou séculières, elles devaient servir à répandre dans tout le royaume les principes qu'elles recevaient ; chacune d'elles était une semence de vertu : seconde et puissante raison pour les bien garder de se laisser prendre aux apparences, de se faire illusion sur leur esprit et leurs talents, de s'attribuer des mérites qu'elles n'avaient point. Mme de Maintenon, qui, dans les voyages où elle suivait le roi, se faisait envoyer les notes, surtout celles des jaunes et des bleues, exigeait qu'elles fussent toujours exactes et que les intéressées les connussent. Elle contrôlait les témoignages. Si on lui adressait quelque composition, elle flairait les corrections et les retouches. Elle en riait quelquefois. « Je voudrais bien savoir combien de brouillons ma soeur de Rouy a faits et qui lui a tenu la main ; car Solar (c'était une élève qu'elle avait prise pour secrétaire) me rend fort défiante des beaux ouvrages de ces demoiselles. » Elle s'en fâchait le plus souvent. Elle ne voulait pas de ce qu'elle appelle une éducation extérieure et toute de secours. C'est le fond qu'elle demande qu'on attaque et qu'on montre, le fond avec ses imperfections, mais avec sa probité, le fond qui ne trompe personne, ni les autres ni soi.

Toutes ces vertus professionnelles pouvaient tirer du sentiment de l'abnégation religieuse une partie de leur force ; mais ce sentiment devait, comme tous les autres, rester simple, sage, sans emportement ni subtilité. De tout temps, le danger avait été dans les excès de zèle. Il s'était accru après la transformation de l'institution en monastère. L'invasion des idées de Mme Guyon l'avait rendu menaçant. C'est une dame de Saint-Cyr qui avait introduit les « nouveautés », Mme de la Maisonfort. Fort goûtée d'abord de Mme de Maintenon, chez qui l'habitude d'une discrétion voulue n'avait jamais complètement amorti la promptitude à la confiance, Mme de la Maisonfort avait été bientôt éconduite ; mais tout l'esprit du quiétisme n'était pas sorti de la maison avec elle. On se complaisait dans les raffinements d'analyse intérieure, on recherchait les délicatesses de grâce d'état, les beaux procédés, les ragoûts d'oraison ; on était toute à l'esprit, ne voulant rien accepter, rien entendre qui n'en portât la marque. Mme de Maintenon faisait la guerre, une rude guerre, à ces précieuses de religion. Elle la faisait en vue des demoiselles que l'exemple pouvant entraîner dans des voies funestes ; elle la faisait pour les maîtresses elles-mêmes, que cette agitation maladive détournait de leur devoir. L'esprit religieux était chez elle robuste et sain. Dans les supérieures elle cherchait le bon sens et la modération, dans les novices l'ouverture de coeur et la simplicité. A l'égard des dames comme à l'égard des demoiselles, elle était sans pitié pour les fausses pudeurs de sentiment et de langage : le jour où elle s'égayait aux dépens de la classe jaune qui avait rougi en entendant le mot de culotte, ou de la classe bleue devant laquelle on n'osait prononcer le mot de mariage, le trait atteignait les maîtresses en même temps que les élèves. Au fond, ces effarouchements puérils ne l'inquiétaient pas. Ce qu'elle surveillait avec une préoccupation inquiète, c'était le développement des dispositions au mysticisme. Elle en démêlait admirablement les ressorts cachés, elle en mettait à nu l'orgueil secret. Dans ces retours de la conscience sur elle-même, dans ces picotements, ces scrupules, elle savait trouver et n'hésitait pas à démasquer l'amour-propre « qui s'épluche pour se satisfaire et qui aime mieux se tourmenter que s'oublier ». A la piété qui enfle l'esprit et le dégoûte, elle opposait la piété qui inspire les sentiments généreux ; à la fausse simplicité dont on s'enorgueillit, la simplicité vraie qui fait qu'on se renonce ; aux rêveries tendues qui attristent et épuisent, « les débandements d'imagination et les relâchements de gaieté » ; à la religion spéculative, la religion d'action. « Vous ne pouvez pas avoir de plus mauvaise compagnie que vous-même, répète-t-elle sans cesse dans ses Lettres édifiantes ; sortez de votre intérieur ; soyez à tout le monde, au lieu d'être à vous seule: ne vous abîmez point dans des bagatelles, et faites bonnement ce que vous avez à faire. Les devoirs d'état sont la véritable piété. Il n'y a point de haire ni de cilice qui vaille une occupation régulièrement remplie. Un retranchement de réponses sèches, fières et rudes, un sincère abandon au bien d'autrui vaut mieux que tous les jeûnes et que tous les appétits de perfectionnement déraisonnable. Une médecine donnée dans l'obéissance suivant votre charge, dans l'apothicairerie, vous sera plus utile et meilleure qu'une oraison hors d'oeuvre, et c'est ce bon esprit-là que je voudrais établir dans la maison. »

Tous les esprits n'étaient pas en état de recevoir le même conseil de la même façon. A l'origine surtout, les dames étaient de provenance et de complexion très diverses. Mme de Maintenon prenait le ton avec toutes : avec Mme de Saint-Pars, dont la compréhension un peu lourde, même dans la subtilité, n'était guère faite pour quitter terre, comme avec Mme de Bouju, sa chère Jaune, dont l'esprit éthéré n'avait jamais fait que deux élèves, devenues folles par excès de scrupule ; avec Mme du Radouay, intelligence fine qui aimait à se rendre compte, comme avec Mme du Veilhan, âme vaillante que les bulletins de campagne exaltaient. Parmi les dames de la fondation et de la première époque, quelques-unes attiraient particulièrement son intérêt : Mme de Brinon, Mme de Fontaine, Mme du Pérou, Mme de Saint-Aubin, Mme de Berval, Mme de Montalembert, Mme de la Maisonfort, Mme de Glapion ; Mme de Brinon, une grande dame qui n'a jamais voulu cesser de l'être, d'humeur hautaine, d'esprit entreprenant, aimant l'éclat, le bruit, les fêtes, composant des tragédies pour Saint-Cyr avant Racine et empruntant à Fagon ses formules, une sorte de femme savante, mais avec du fond et de la grâce, frayant avec tous les beaux-esprits, assez en cour auprès de Louis XIV, qui ne manquait pas d'indulgence pour ses hardiesses et qui l'avait consultée pour la rédaction des Constitutions, dont il fallut se séparer pourtant parce qu'elle aurait définitivement « tout gâté », mais avec laquelle il n'y eut jamais rupture, parce qu'elle savait faire aimer son esprit de ressources et de bonne compagnie ; ? Mme de Fontaine, la première supérieure générale élue après la transformation de Saint-Cyr, d'intelligence droite et élevée, de caractère accommodant et fidèle dans l'obéissance, tout à fait propre à exécuter un plan de réforme, instruite et mieux préparée à l'enseignement qu'elle avait fourni dans la classe bleue qu'à la haute direction, d'une beauté remarquable et telle, que, « Madame lui ayant mis un jour, par forme de jeu, une coiffure de cour, elle la lui enleva bien vite de peur qu'elle ne se vît et ne se rendît compte de l'admiration qu'elle excitait » ; ? Mme du Pérou, arrivée en pleine maturité au gouvernement de l'établissement et appelée huit fois au généralat, rassise et sage comme Mme de Fontaine, avec plus d'ouverture ; ? Mme de Saint-Aubin, qui, enlevée à la fleur de l'âge et ayant été la première que la communauté eût perdue, avait laissé dans tous les coeurs un souvenir gracieux ; ?

Mme de Berval, sérieuse et avisée, capable de tenir la plume (c'est elle qui avait mis en ordre les Lettres et les Entretiens), mais cherchant ses aises, aimant son indépendance et se faisant trop souvent rappeler à l'observation des règles, qui lui pesaient ; ? Mme de Montalembert, une singulière, toujours en quête de perfection idéale et de voies extraordinaires, illuminée et superstitieuse, qui n'ouvrait les lettres de Mme de Maintenon que devant le Saint-Sacrement, après avoir invoqué le Saint-Esprit pour obtenir la grâce d'en profiter, et à qui « Madame, que ce jeu désobligeait fort, envoya un jour un gros paquet où il n'y avait que ces mots : « Je souhaite que «votre rhume passe ; ma santé est bonne ; » ? Mme de la Maisonfort, la chanoinesse, associée aux premiers efforts de Mme de Brinon, et née pour s'entendre avec elle, persuadée qu'elle faisait merveille « en remplissant l'esprit des demoiselles des histoires profanes, des fables des fausses divinités, des philosophes et choses semblables», « éprise bientôt après, du premier coup, de Mme Guyon, de ses élans, de ses mouvements subits, de ses renoncements, et qui portait son vol si haut que nul ne la pouvait suivre » : coeur ardent, intelligence sans équilibre ; ? enfin Mme de Glapion, la perle de Saint-Cyr, dont les défauts auraient été les vertus des autres, joignant une âme délicate et tendre à un savoir étendu, ayant étudié avec profit la médecine, la pharmacie, la botanique, la chirurgie, maîtresse de classe originale qui aurait voulu, pour le catéchisme comme pour le reste, qu'on se bornât à suivre l'enfant de question en question, de curiosité en curiosité, mais se laissant attacher à l'apothicairerie pendant quatre ans « pour s'amortir », infirmière adorée de ses malades ; supérieure remarquable, élue l'année même de la mort de Louis XIV, et entre les mains de qui Mme de Maintenon laissa l'avenir de sa chère maison avec confiance : la seule, disait-elle, qui n'eût en rien trompé ses espérances, et qui la représentait si bien dans ses grâces solides que, d'après les Mémoires des Dames, pendant dix ans on crut la voir en elle toujours vivante.

Le souvenir de Mme de Maintenon remplit la maison et l'anima pendant un siècle. Cinquante ans après sa mort, Horace Walpole, visitant Saint-Cyr, n'y cherche qu'elle, et c'est elle qu'il trouve partout : « La première chose que je désirais voir, écrivait-il à ses amis d'Angleterre, était l'appartement de Mme de Maintenon ; il sert maintenant d'infirmerie ; il est rempli de rideaux blancs, fort propre, et orné de tous les passages de l'Ecriture qui pouvaient donner à entendre que la fondatrice était reine. L'heure des vêpres étant venue, on nous conduisit à la chapelle et je fus placé dans la tribune de Mme de Maintenon., puis chez l'abbesse : nous vîmes là jusqu'à vingt portraits de Mme de Maintenon. Ensuite nous fûmes conduits dans les salles de chaque classe. Dans la première, on ordonna aux demoiselles, qui jouaient aux échecs, de nous chanter les choeurs d'Athalie ; dans la seconde, on leur fit exécuter des menuets et des danses de campagne, tandis qu'une religieuse, un peu moins habile que sainte Cécile, jouait du violon. Dans les autres, elles répétèrent les proverbes ou les dialogues qu'avait écrits pour leur instruction Mme de Maintenon. De là nous visitâmes les dortoirs ; puis nous fûmes témoins du souper ; enfin l'on nous mena aux archives, où nous vîmes des volumes de lettres de Mme de Maintenon ; une des religieuses me donna même un petit morceau de papier avec trois pensées écrites de sa propre main. »

L'esprit de Mme de Maintenon n'était pas moins respecté que son image et son nom. En 1792, un commissaire de la République, Astruc, adressant au ministre Roland les résultats de l'enquête que celui-ci l'avait chargé de faire, parlait des écoles des dames et de l'éducation des demoiselles comme en aurait parlé un contemporain de la fondation. « L'attachement des dames à la maison, disait-il, est en elles un sentiment naturel : choisies parmi les élèves en qui on a remarqué des talents et des dispositions à l'instruction et à l'éducation et qui d'ailleurs réunissent le caractère de douceur et de sociabilité capable de maintenir la paix dans cet établissement, elles ont, dès l'âge le plus tendre, contracté la douce habitude de s'aimer et de vivre entre elles comme des enfants d'une même famille. L'égalité la plus parfaite contribue encore au maintien de l'union, et cette communauté est un modèle de fraternité, de concorde et de perfection. » Astruc ne se montrait pas moins touché de la direction donnée à l'éducation des demoiselles, et il y relevait avec une sorte de complaisance tout ce qui pouvait contribuer à la faire accepter par l'opinion : « Elles font toutes, excepté leurs corps et leurs souliers, tout ce qui est à leur usage et à celui de toute la maison. Elles sont successivement attachées pendant quelque temps à tous les différents offices, tels que la buanderie, lingerie, office des différents ouvrages, économie où se traitent les achats de toutes les provisions, dépôt où se traitent toutes les affaires. Ainsi elles sont à même d'acquérir les connaissances utiles et nécessaires à de bonnes mères de famille. Du reste, les institutrices ne négligent aucun moyen d'abattre en elles tout sentiment de hauteur ; on leur répète sans cesse que la vertu est seule digne de l'estime et de la considération, et, pour leur démontrer qu'il n'est aucun travail qui ne convienne également à tous les hommes, on les accoutume à servir et à desservir tour à tour les tables du réfectoire, à balayer les dortoirs, à faire leur lit et autres ouvrages du même genre. » [Sur Saint-Cyr en 1792, Voir Romme, p. 1789.]

Mme de Maintenon eût certes accepté ce témoignage. Mais ce qui le lui eût rendu cher était précisément ce qui devait le rendre suspect. Saint-Cyr avait traversé le dix-huitième siècle sans se modifier. Tel l'avait laissé sa fondatrice, tel il était resté, immobilisé dans ses traditions, et l'esprit nouveau ne pouvait manquer de passer rapidement du respect à la surprise, et de la surprise à la colère. D'autres causes devaient bientôt envenimer cette irritation. « Sous Louis XIV, raconte Th. Lavallée, la maison de Saint-Louis possédait : 1° 114 000 livres de revenu provenant de la mense abbatiale de Saint-Denis ; 2° 1600 livres de revenu provenant de la terre de Saint-Cyr ; 3° 29 250 livres de revenu provenant des terres achetées avec les 50000 livres de rentes données primitivement en dotation par Louis XIV ; de plus, elle tirait du trésor : 1° 20 750 livres de rentes restant de ces 50 000 livres non employées en terres ; 2° 30000 livres annuelles données à elle en 1698, la dotation primitive ayant été reconnue insuffisante ; 3° 60 000 livres annuelles destinées à former des dots aux demoiselles. Total : 255 500 livres. Le 28 juillet 1790, les dames avaient fait une déclaration de leurs biens de laquelle il résultait : qu'elles possédaient 368 000 livres de revenus en biens immobiliers, outre 120 000 livres qu'elles tiraient directement du roi ou du trésor ; total 488 000 livres annuelles. Or leurs charges n'avaient augmenté que dans le rapport de la valeur de l'argent, puisque le nombre des élèves et des religieuses était resté le même, et il y avait dans la maison la même sobriété, la même économie, la même sagesse de dépense que du temps de Mme de Maintenon. Que faisaient donc les damés de la partie de leurs revenus qu'elles ne dépensaient pas, et qui s'élevait annuellement à 50 000 livres ? Elles en acquéraient de nouveaux biens, et c'est ainsi qu'elles étaient arrivées à posséder quatorze grandes terres, cinquante-cinq corps de ferme, plus de quatre mille arpents de bois, dix sept maisons, quinze moulins, etc., le tout ayant une valeur de plus de seize millions. Les dames étaient sans doute douces, charitables et bienveillantes ; elles faisaient annuellement 11 000 livres d'aumônes régulières ; elles distribuaient, dans le village de Saint-Cyr seulement, 1000 livres de pain par semaine, elles faisaient vivre plus de 2000 employés de tout genre : gardes, messiers, domestiques, etc. ; mais en même temps leur administration était ferme, leurs intendants particuliers, receveurs, procureurs fiscaux et autres agents, exigeaient strictement les droits, fermages et redevances, et ils le faisaient avec cette rigueur des subalternes qui touche à la tyrannie et excite tant de haines. Aussi y avait-il eu dans les terres de la maison de Saint-Louis, comme dans toutes les terres seigneuriales, des injustices, des vexations, des désordres ; il y avait eu aussi des plaintes et des menaces. »

Louis XVI avait voulu sauver la maison en l'associant aux doctrines que la Révolution avait fait triompher. Le 26 mars 1790 il avait rendu une ordonnance qui « rayait les preuves de noblesse des conditions à remplir pour entrer à Saint-Cyr » ; l'établissement était désormais ouvert à tous les enfants d'officiers de terre et de mer sans distinction de naissance. C'est la règle que devait plus tard adopter Napoléon pour la maison de la Légion d'honneur. Cette transformation passa inaperçue dans le mouvement de rénovation générale. Survinrent les décrets des 14 octobre 1790, 4 août et 7 août 1792, relatifs aux ordres religieux.

Le 12 mars 1793, la suppression de la maison était décrétée.

Parmi les dames dont le nom fut relevé dans l'état d'exécution se trouvait une dame de Courcelles, âgée de plus de quatre-vingts ans et entrée dans la maison quelques mois avant la mort de Mme de Maintenon.

Octave Gréard