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Royer-Collard

Pierre-Paul Royer-Collard naquit le 21 juin 1763, au bourg de Sompuis (près de Vitry-le-Français), où son père faisait valoir un modeste domaine. Au sortir d'une enfance passée au village, avec quatre frères et soeurs, Pierre fut placé au collège de Chaumont, puis à celui de Saint-Omer que dirigeait un de ses oncles, l'abbé Collard. Reçu avocat, il vint à Paris, et se trouva, dès les premiers jours de la Révolution, mêlé aux évènements. Elu représentant de la commune par le quartier de l'île Saint-Louis, il se fit, de prime abord, le défenseur des idées modérées. Il fut élu, le 23 octobre 1790, secrétaire greffier-adjoint de la commune, et occupa ces fonctions jusqu'au 10 août 1792. Après le 31 mai 1793, il quitta Paris, et retourna à Sompuis où il passa, tout entier à l'étude et aux travaux agricoles, les tristes jours de la Terreur.

En 1797 (prairial an V), la confiance des électeurs de la Marne l'arracha à la retraite et l'envoya au Conseil des Cinq Cents.

Son élection ayant été annulée au coup d'Etat du 18 fructidor an V, il renonça pour un temps à la politique active et se replongea dans l'étude des sciences morales. Trois ans après la fondation de l'Université, il monta (1811) dans cette chaire de la Faculté des lettres de Paris où, rompant avec les doctrines de l'école de Condillac, il allait donner le signal d'une révolution philosophique, et susciter des disciples a la tête desquels Victor Cousin et Jouffroy devaient combattre sous le drapeau du spiritualisme cartésien.

Nous n'étudions pas ici Royer-Collard dans sa carrière scientifique ; mais au rôle de chef d'école philosophique se lie étroitement, dans la vie de cet homme d'État, celui de chef de l'administration de l'instruction publique pendant une des périodes les plus critiques de l'histoire de l'Université.

Certes, on ne saurait contester à Royer-Collard une individualité puissamment accusée. Il faut même reconnaître, chez le héros des « doctrinaires », une habituelle disposition à pousser le sentiment personnel jusqu'au dédain de la pensée d'autrui, et, tout au moins, la prétention d'être et de rester lui-même, envers et contre tous. Au Conseil des Cinq-Cents, il n'avait pas hésité à prononcer le 14 juillet 1797 (26 messidor an V), sur la liberté des cultes, ce discours hautain et courageux qui, du premier coup, avait mis en relief la personne du « laboureur de Sompuis », ainsi qu'il aimait à s'appeler ; il n'avait pas craint de faire entendre alors ces paroles : « C'est une vérité consacrée par l'expérience que toutes les fois qu'il existe une religion qui est celle du plus grand nombre, il faut, ou que le gouvernement contracte avec elle une alliance fondée sur l'intérêt d'un appui réciproque, ou qu'il la détruise, en courant le risque d'être détruit par elle ».

Royer-Collard, on le voit, ne semblait pas enclin à subir, outre mesure, l'influence du milieu au sein duquel le jetaient les événements. El pourtant, lorsque, chef du groupe où brillaient Molé, Guizot, de Sacy, Beugnot, etc., et professeur de philosophie déjà célèbre, il fut appelé, lors de la première Restaurai ion, à seconder le ministre de l'intérieur, l'abbé de Montesquiou, dans son projet de « réformation » de l'Université, l'entraînement de la passion politique agit sur lui avec tant de puissance que, avec l'espoir d'effacer les souvenirs du gouvernement impérial en détruisant ses oeuvres, Royer-Collard rédigea, pour en faire la charte nouvelle de l'enseignement, l'ordonnance du 17 février 1815.

Cette ordonnance partageait la France en dix-sept universités, chacune avec son organisation séparée et prétendue complète. Copie maladroite d'un projet qui avait un instant traversé l'esprit de l'empereur lors de l'élaboration épineuse qui avait abouti au célèbre décret du 17 mars, l'ordonnance, sous prétexte de «corriger l'institution universitaire» et de «rappeler l'éducation nationale à son véritable objet », n'était autre chose que l'anéantissement de la grande création de 1808.

C'était en dépit des résistances très vives de ses amis de 1808 et de 1811 que Royer-Collard avait élaboré ce projet. L'un des plus intimes et le plus autorisé en cette matière, Ambroise Rendu, l'avait assailli de ses objections : « Vous allez renverser, avait dit l'ami de Fontanes, l'édifice qui a remplacé les anciennes institutions scolaires ; mais les traces mêmes de ces dernières ayant disparu, par quoi suppléerez vous l'Université? Vous voulez relever le passé ; mais où sont les anciens collèges, les anciennes fondations religieuses, les anciennes corporations? Où trouverez-vous dans le clergé actuel l'équivalent de l'ancien clergé enseignant? Ne craignez-vous pas de replonger le pays dans le chaos intellectuel d'où l'avait tiré le décret de 1808? Ne craignez-vous pas aussi de provoquer une réaction violente qui sera funeste à l'esprit religieux que vous prétendez servir? Comment d'ailleurs se faire illusion au point de croire qu'il puisse exister en France dix-sept foyers de hautes éludes? Prenez garde : la passion d'innover en détruisant sous prétexte de réformer peut cacher bien des déceptions et des chimères ! » (Observations sur l'ordonnance royale du 17 février 1815.)

L'ordonnance tomba sous le coup des évènements en même temps que sous le coup des critiques. Après les Cent-Jours, Royer-Collard entra au Conseil d'Etat, et, appelé de nouveau à mettre la main au gouvernement de l'instruction publique, abandonna l'utopie menaçante du 17 février, et y substitua l'ordonnance du 15 août 1815 qui, maintenant l'organisation universitaire, se bornait à transporter les attributions du grand-maître et de l'ancien Conseil à une Commission de l'instruction publique placée sous l'autorité du ministre de l’intérieur. La nouvelle ordonnance promettait « d'établir par une loi les bases d'un système définitif ».

Ce maintien provisoire était une première défaite pour le parti de la destruction ; et quand, revenant à a charge, ce parti suscita des attaques furieuses contre l'Université, « de toutes les conceptions de Buonaparte la plus profondément nati-sociale », contre cette « fille du tyran », « cette administration contraire aux premières notions de l'équité naturelle, de l'honneur et de la décence », etc., Royer-Collard, président de la (Commission, prouva par son attitude qu'il entendait se considérer réellement comme le successeur du grand-maître de l'Université.

Ambroise Rendu ayant répondu par une seconde brochure (Système de l'Université de France) au discours dans lequel un député, M. Murard de Saint-Romain, avait développé la proposition de supprimer la Commission et de remettre aux évêques la direction de l'enseignement, Royer-Collard fit adresser cette brochure à tous les députés et aux membres du Conseil d'Etat, et décida Guizot, alors maître des requêtes, à descendre, lui aussi, dans l'arène. C'est sous son impulsion que le futur auteur de la loi de 1833 écrivit son Essai sur l'histoire et sur l'état actuel de l'instruction publique en France (1816). Guizot exposait que « les évènements survenus depuis le 17 février avaient rectifié et modifié, à beaucoup d'égards, les idées des hommes éclairés » ; que « le roi, en maintenant ce qui existait et en remettant toute innovation à des temps plus calmes, prouvait qu'il ne voulait ni supprimer l'Université, ni changer légèrement une institution si importante » ; et il secondait l'évolution de Royer-Collard en exaltant « ce grand système d'instruction publique que le gouvernement du roi se prépare, dit-on, à consolider et à perfectionner ».

Le sol se raffermissant sous les pas de l'Université, le président de la Commission de l'instruction publique, dans son discours de la distribution des prix de l'année 1817, put prononcer ces paroles :

« Le corps enseignant poursuit sa tâche à travers les difficultés et les contradictions. L'adversité lui a donné des leçons. Eprouvé, mais non découragé par une longue attente, il aspire aujourd'hui à l'adoption solennelle qui semble lui être promise. »

Trois ans après, les efforts des défenseurs de l'Université étaient couronnés d'un succès décisif : au grand scandale du parti que ses violences n'avaient pu préserver de la défaite, le roi Louis XVIII, « voulant, dit le préambule de l'ordonnance, manifester aux membres de la Commission de l'instruction publique la satisfaction que nous avons éprouvée de leurs services », élevait cette Commission — dont Royer-Collard n'était plus membre — au rang de Conseil royal de l'instruction publique (1er novembre 1820).

Ainsi se trouvaient justifiés et ce défi jeté par Rendu à la face des détracteurs de l'Université : « L'Université vit ; et non seulement elle vit, mais elle vivra ; et toujours attaquée, elle ira s'affermissant toujours » {Essai sur l'instruction publique) ; et cette affirmation de Guizot : « Les plaintes élevées contre l'Université ont des causes aussi peu légitimes et aussi peu fondées que les plaintes contraires dont elle avait été l'objet avant la Restauration ».

Notons ici un fait qui n'est pas sans intérêt. Le revirement opéré dans l'esprit de Royer-Collard au sujet du rôle de l'Université avait été si complet, que l'auteur de l'ordonnance du 17 février 1815 était allé, dans cette évolution rapide, jusqu'à l'extrémité même du principe sur lequel avait été fondée la grande institution impériale. Guizot, dans l'Essai sur l'état actuel de l'instruction publique, venait d'écrire : « L'Etat donne l'éducation et l'instruction à ceux qui n'en recevraient point sans lui, et se charge de les procurer à ceux qui voudront les recevoir de lui ».

En assignant à l'Etat un rôle considérable et prépondérant, en faisant de lui l'Etat enseignant et surveillant, il ne lui attribuait pas le monopole, et réservait la possibilité d'inscrire dans la loi à intervenir le principe de la liberté d'enseignement sous le contrôle des pouvoirs publics. Royer-Collard, en défendant à la Chambre de 1817, comme président de la Commission d'instruction publique, l'impôt scolaire spécial connu sous le nom de rétribution universitaire, prit une attitude moins tempérée, et formula cette doctrine absolue :

« L'Université n'est autre chose que le gouvernement appliqué à la direction universelle de l’instruction publique. Elle a été élevée sur cette base fondamentale, que l'instruction et l'éducation publiques appartiennent à l'Etat, et sont sous la direction supérieure du roi. L'Université a donc le monopole de l'éducation, à peu près comme les tribunaux ont le monopole de la justice ou l'armée celui de la force publique. » (Voir Liberté d'enseignement, p. 1034.)

Cette divergence entre deux esprits tels que Royer-Collard et Guizot valait la peine d'être signalée.

Il reste à parler de l'action de Royer-Collard dans le domaine de l'instruction primaire.

Dans le discours qu'il avait prononcé en 1815, en présidant la distribution solennelle des prix du concours général, Royer-Collard avait dit :

« Tout est grand dans les attributions dont il a plu au roi d'investir la Commission de l'instruction publique : aucune ne lui est plus honorable et plus chère que la direction supérieure de l'instruction populaire, et la tâche de la rendre, s'il se peut, universelle. Le jour où la Charte fut donnée, l'instruction universelle fut promise ; car elle fut nécessaire. »

A cette profession de foi répondit l'ordonnance du 29 février 1816, sous le régime de laquelle se développa l'instruction primaire en France jusqu'à la loi de 1833.

Trois hommes d'une compétence spéciale élaborèrent cette ordonnance sous le regard et avec les encouragements du président de la Commission de l'instruction publique : Cuvier, Rendu, De Gérando. Deux des articles les plus importants, les articles 14 et 17, qui imposaient aux communes l'obligation « de pourvoir à ce que tous les enfants reçussent l'enseignement primaire », et aux maires celle de « dresser, chaque année, le tableau des enfants ne recevant point ou n'ayant point reçu l'instruction », furent une tentative méritoire en vue de s'acheminer vers l'idéal, si éloigné alors, de « l'instruction universelle », et sollicitèrent particulièrement l'attention de Royer-Collard. Je puis citer ce billet du président de la Commission à Rendu (27 octobre 1815) :

« ... Merci de votre note sur les lacunes effrayantes auxquelles il s'agit de pourvoir. Quand je vois que, dans certains départements, une commune sur 25 ou 30 est pourvue d'une école, je déplore, en résistant à peine au découragement, la destruction en masse et barbare des anciennes écoles paroissiales et monastiques d'avant 1793, et aussi l'incurie avec laquelle sous l'Empire, où la guerre absorbait tout, en dépit des efforts du Conseil et des vôtres particulièrement, il a été fait face au devoir fondamental de l'éducation des classes pauvres. Cuvier est terrifié, lui qui con naît la Hollande et l'Allemagne. Que faire? C'est déjà quelque chose, du moins, que de témoigner des vues du gouvernement par ces deux articles que j'approuve de tout point. Pourrions-nous y ajouter une sanction? Veuillez venir en causer demain avec moi. J'écris à De Gérando pour qu'il se réunisse à nous. Apportez, je vous prie, votre projet de préambule. »

Ce préambule contenait les lignes qui suivent :

« Nous étant fait rendre compte de l'état actuel de l'instruction du peuple des villes et des campagnes, nous avons reconnu qu'il manquait dans les unes et dans les autres un très grand nombre d'écoles, et que les écoles existantes sont susceptibles d'importantes améliorations. Persuadé qu'un des plus grands avantages que nous puissions procurer à nos sujets est une instruction convenable à leurs conditions respectives ; que cette instruction, surtout lorsqu'elle est fondée sur les véritables principes de la religion et de la morale, est non seulement une des sources les plus fécondes de la prospérité publique, mais qu'elle contribue au bon ordre de la société, prépare l'obéissance aux lois et l'accomplissement de tous les genres de devoirs. »

Tel est l'esprit dans lequel fut préparée l'ordonnance qui répondit, autant qu'il put dépendre de ses auteurs, aux conclusions du mémoire présenté par Cuvier ; en 1810, au Conseil impérial de l'Université, à savoir la reconstitution de l'enseignement primaire en France sur ces bases : multiplication des écoles ; surveillance des inspecteurs ; perfectionnement des méthodes ; bien-être des maîtres.

Que d'efforts ne faudra-t-il pas, que de vicissitudes ne seront point traversées, pour que, soixante-dix ans plus tard, un but si clairement entrevu et défini puisse être à peu près définitivement atteint !

Royard-Collard conserva la présidence de la Commission d'instruction publique, avec le titre de conseiller d'Etat, jusqu'en l'année 1820. A la fois sincèrement libéral et partisan déclaré de la royauté qu'il voulait rendre franchement constitutionnelle ; combattant à la Chambre le parti des ultrà en même temps qu'il s'efforçait d'y maîtriser la Révolution ; chrétien et catholique convaincu, mais adversaire inflexible de la prédominance du clergé dans l'ordre des intérêts politiques et de la loi civile ; aussi partisan de l'enseignement religieux dans l'école qu'adversaire passionné de toute intolérance, il fit acte éclatant d'indépendance vis-à-vis du ministère, quand il crut que le gouvernement portait atteinte aux droits de la nation et aux prérogatives de la Chambre. Une telle altitude ne fut pas supportée : après son discours contre la loi de réforme électorale (juin 1820), il fut éliminé du Conseil d'Etat par une ordonnance qui frappait en même temps ses amis politiques, Guizot, Camille Jordan, de Parante. Naturellement, alors, il se démit de la présidence de la Commission d'instruction publique. Mais il continua de lutter à la tribune contre des projets de loi trop souvent inspirés par une passion aveugle, jusqu'au moment où, après la dissolution de 1827, nommé à la fois par sept départements, il fut élu président de la Chambre des députés.

Le gouvernement de l'instruction publique était désormais en dehors des préoccupations de Royer-Collard. Resté à la Chambre pendant la première phase du régime issu de la révolution de 1830, il demeura étranger à tous les partis, et, en 1842, se déroba à la vie parlementaire pour s'ensevelir dans la retraite. Depuis lors, spectateur désintéressé des choses de ce monde, ne voyant plus que de rares fidèles, se bornant à faire des voeux pour le succès de ceux de ses anciens amis qui étaient engagés dans la lutte politique, il ne sortit plus des méditations silencieuses qui étaient, pour lui, une préparation à la mort.

La mort en effet le trouva prêt. Atteint depuis longtemps d'une maladie organique, il ne passait plus que quelques mois d'hiver à Paris, et vivait au milieu des paysans, dans sa terre de Châteauvieux. Au printemps de 1845, se sentant gravement frappé, il hâta son retour à la campagne : « Mes amis, dit-il, en arrivant, à la foule qui se pressait autour de lui, je viens mourir au milieu de vous » ; et se tournant vers le curé : « Ma seule affaire maintenant est de bien mourir ; je compte sur vous pour m'y aider ».

Peu après (le 4 septembre), se sentant plus mal, il voulut recevoir les sacrements. Ayant écarté de son lit de mort sa femme et sa fille, il n'avait auprès de lui que son petit-fils Paul Andral : après les prières des agonisants, auxquelles il avait répondu lui-même, s'adressant à son petit-fils, l'illustre philosophe éleva une dernière fois cette voix qui avait été si puissante : « Soyez chrétien, lui dit-il ; il n'y a de solide en ce monde que les idées religieuses. Ne les abandonnez jamais ; et si vous en sortez quelque jour, revenez-y. »

Eugène Rendu