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Rousseau

Jean-Jacques Rousseau, l'un des plus célèbres écrivains du dix-huitième siècle, né à Genève le 28 juin 1712, était le second fils d'un petit horloger. Il perdit sa mère en naissant, fut élevé de façon assez irrégulière, fut mis ensuite en apprentissage chez un graveur, et s'enfuit de sa ville natale à l'âge de seize ans pour aller chercher fortune par le monde. Après treize années d'une vie remplie par des aventures qui sont loin d'avoir été toutes honorables, il finit par arriver à Paris, où il essaya un peu de tout sans réussir, littérature, musique, théâtre, jusqu'au moment où l'attention publique fut attirée sur lui par son paradoxal mémoire à l'Académie de Dijon (1749) Il avait alors trente-sept ans.

A partir de ce moment, il ne cessa, pendant près de vingt-huit années, d'étonner, de charmer ou d'irriter les esprits de ses contemporains par des écrits originaux, puissants, souvent étranges, qui ont exercé dans divers domaines une profonde et durable influence. Il suffit de mentionner ses principaux ouvrages, et les plus connus : le Discours sur les sciences et les arts ; le Discours sur l'inégalité ; la Lettre à d'Alembert sur les spectacles ; la Nouvelle Héloïse ; l'Emile et le Contrat social, dont la condamnation l'obligea à quitter la France (1762) ; la Réponse à l'archevêque de Paris, les Lettres de la Montagne ; les Confessions.

Ses dernières années ont été en proie à la maladie, à la tristesse, au soupçon ; il s'est peu à peu brouillé avec ses relations et ses amis, errant de lieu en lieu, cherchant partout un asile où il se crût en sûreté, en Suisse, en Angleterre, en Dauphiné, etc. ; il finit par obtenir du gouvernement l'autorisation tacite de rentrer à Paris. Il venait de se décider à accepter l'hospitalité de M. de Girardin dans la charmante retraite d'Ermenonville, lorsqu'il y mourut subitement le 3 juillet 1778.

Bien qu'il ait été quelque temps précepteur à Lyon, chez M. de Mably, grand-prévôt, ce n'est pas à ce titre qu'il a sa place parmi les pédagogues. On peut dire sans trop de sévérité qu'il s'est montré à la fois incapable et indigne de ces fonctions, qu'il n'a du reste gardées qu'un an. Il avait deux élèves, qui étaient les neveux des abbés de Condillac et de Mably. Voici ce qu'il en raconte lui-même : « L'un, de huit à neuf ans, appelé Sainte-Marie, était d'une jolie figure, l'esprit assez ouvert, assez vif, étourdi, badin, malin, mais d'une malignité gaie. Le cadet, appelé Condillac, paraissait presque stupide, musard, têtu comme une mule et ne pouvant rien apprendre. On peut juger qu'entre ces deux sujets je n'avais pas besogne faite. Avec de la patience et du sang-froid, peut-être aurais-je pu réussir ; mais faute de l'une et de l'autre, je ne fis rien qui vaille, et mes élèves tournaient très mal. Je ne manquais pas d'assiduité, mais je manquais d'égalité, surtout de prudence. Je ne savais employer auprès d'eux que trois instruments, toujours inutiles et souvent pernicieux auprès des enfants : le sentiment, le raisonnement, la colère. » Ce n'est pas non plus dans sa propre famille que Rousseau apprit ou exerça les qualités et les vertus du pédagogue: on sait qu'il abandonna misérablement ses quatre enfants et les envoya dès leur naissance à l'hospice des Enfants-Trouvés. Il n'en a pas moins écrit l'un des plus importants, et, par endroits, l'un des plus beaux livres de pédagogie de son siècle, un de ceux qui ont le plus agi sur l'esprit et les méthodes d'enseignement et d'éducation, non seulement en France, mais en Suisse, en Allemagne, dans l'Europe entière et même dans le Nouveau-Monde.

Mécontent de la société qui l'entoure, ardemment désireux de la voir modifiée, l'auteur ne se borne pas cette fois du moins à des accusations véhémentes ; il cherche, il trouve, il indique le remède, d'un oeil perspicace, d'une main sûre. (Je remède est dans l'éducation. Pour agir sur l'humanité, s'occuper de l'enfant ; pour transformer la société, transformer l'éducation : voilà l'idée juste, féconde, véritablement réformatrice, vraie au temps de Rousseau comme de notre temps.

Les idées particulières de Rousseau, la manière dont il entend les mettre en pratique, son plan général et les détails qu'il nous en livre dans l'Emile, sont sujets à critique ; l'intention primitive ne mérite que des éloges. Il la résume dans une épigraphe empruntée à Sénèque : « Les maux dont nous souffrons sont curables : la nature, qui nous a créés pour le bien, nous aide à guérir, si nous le voulons ».

En appelant l'attention sur les mauvaises méthodes d'éducation usitées à son époque, en reprenant après deux siècles la tentative à peine ébauchée par Rabelais et Montaigne, en ramenant l'éducation à un principe simple et sage, à savoir l'observation de la nature, l'étude des vrais besoins et des facultés de l'enfance, Rousseau a rendu d'éminents services et ouvert la voie à la pédagogie moderne.

D'autres auraient pu traiter le même sujet, et t'ont fait, le philosophe Locke, par exemple. Mais nul n'y pouvait mettre la même passion, le même éclat de style, la même chaleur, la même éloquence. Il n'est pas jusqu'à la tournure romanesque de cet étrange esprit, jusqu'à la bizarrerie de ses paradoxes, qui ne l'aient servi dans son dessein en excitant fortement la sympathie et la colère, en éveillant vivement l'attention, la controverse.

Ce qui, dans les mains d'un autre, pouvait devenir une sage et froide exposition, ou une oeuvre pédante, prend chez Rousseau une forme vive, une allure puissante, un ton de plaidoyer, un intérêt de roman. On discute avec lui, on approuve, on blâme. L'indifférence et l'ennui ne sont pas possibles.

Rousseau n'a pas écrit son Emile en vue de l'enseignement primaire. Il ne songe pas aux écoles. Il ne s'adresse pas au peuple. Ce n'est que par ricochet, et parce que les pensées justes sont applicables partout, qu'on peut tirer parti de son livre en dehors du cas particulier auquel il le destine. Emile est un enfant riche, noble, orphelin, confié à un gouverneur qui s'attache à lui depuis sa naissance jusqu'à son mariage. Il le tient isolé, à la campagne, sans livres, sans classe, sans maîtres, sans camarades, dans une situation impossible, artificielle, qui ne correspond à rien de connu, et surtout à rien d'enviable. C'est une sorte de Robinson Crusoé de l'éducation, qui doit se former en dehors des conditions habituelles, et retrouver ou plutôt inventer par lui-même tout ce qu'a produit la tradition des siècles accumulés, les sciences, la morale, la religion.

En dépit de cette donnée extravagante, on peut tirer un excellent parti des observations de Rousseau. Elles ont déjà singulièrement contribué à améliorer les méthodes d'éducation publique et privée, à la condition d'extraire le suc de sagesse et de bon sens qui s'y trouve caché sous l'écorce.

« Quand mes idées seraient mauvaises, dit-il lui-même avec une simplicité qui séduit, si j'en fais naître de bonnes à d'autres, je n'aurai pas tout à fait perdu mon temps. »

Parcourons donc cet ouvrage fameux, moins en le jugeant qu'en l'exposant ; citer Rousseau, c'est le meilleur moyen de le faire connaître.

Il n'est pas le premier à se plaindre que les méthodes en usage soient mauvaises ; mais il se croit le premier à en hasarder de nouvelles. « Depuis des temps infinis il n'y a qu'un cri contre la pratique établie, sans que personne s'avise d'en proposer une meilleure. »

Ce qui lui paraît importer surtout, c'est de bien étudier l'enfance pour être plus capable de la diriger. « On ne connaît point l'enfance ; sur les fausses idées qu'on en a, plus on va, plus on s'égare. Les plus sages s'attachent à ce qu'il importe aux hommes de Lavoir, sans considérer ce que les enfants sont en état d'apprendre. Ils cherchent toujours l'homme dans l'enfant, sans penser à ce qu'il est avant que d'être homme. Voilà l'étude à laquelle je me suis le plus appliqué, afin que, quand toute ma méthode serait chimérique et fausse, on pût toujours profiter de mes observations. Je puis avoir très mal vu ce qu'il faut faire, mais je crois avoir bien vu le sujet sur lequel on doit opérer. Commencez donc par mieux étudier vos élèves, car très assurément vous ne les connaissez point. »

Voilà sans contredit la meilleure des mesures préliminaires, et si, assez souvent, Rousseau s'égare dans le cours de son ouvrage, c'est pour ne s'être pas conformé fidèlement à son propre précepte.

Il débute par cette phrase bien connue : « Tout est bien, sortant des mains de l'auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l'homme. Il aime la difformité, les monstres : il ne veut rien tel que l'a fait la nature, pas même l'homme. Il le faut contourner à sa mode, comme un arbre de son jardin. »

C'est la grande querelle de Rousseau à la société. Il prétend que la société humaine a, par l'intervention des arts, des sciences, des aises de la vie, introduit le mal dans le monde, et que l'état primitif ou l'état de nature est le seul bon et désirable. Toutefois, il avoue qu'il est impossible, à l'heure actuelle, de laisser pousser l'enfant comme un sauvageon, sans soins et sans culture, et que, puisqu'on a tant fait de commencer à façonner notre espèce, elle ne veut pas être façonnée à demi. Dans l'état où sont désormais les choses, un homme abandonné dès sa naissance à lui-même parmi les autres serait le plus défiguré de tous. Il faut donc le former. C'est l'objet de l'éducation, qui nous donne tout ce que nous n'avons pas à notre naissance et dont nous avons besoin étant grands.

Cette éducation a trois sources : elle vient de la nature, ou des hommes, ou des choses.

Le développement interne de nos facultés et de nos organes est l'éducation de la nature. L'usage qu'on nous apprend à faire de ce développement est l'éducation des hommes. L'acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l'éducation des choses.

Chacun de nous est donc formé par trois sortes de maîtres. Le disciple dans lequel leurs diverses leçons se contrarient est mal élevé, et ne sera jamais d'accord avec lui-même : celui dans lequel elles tombent toutes sur les mêmes points et tendent aux mêmes fins, va seul à son but et vit d'une manière conséquente. Celui-là seul est bien élevé.

Or, de ces trois éducations différentes, celle de la nature ne dépend pas de nous, celle des choses n'en dépend qu'à certains égards ; celle des hommes est la seule dont nous soyons les maîtres, et encore qui est-ce, dit Rousseau, qui peut espérer de diriger entièrement les discours et les actes de tous ceux qui environnent un enfant? Il en conclut que l'éducation est un art extrêmement difficile, et il lui semble même à peu près impossible qu'il réussisse. Tout ce qu'on peut faire à force de soins est d'approcher plus ou moins du but, mais il faut du bonheur pour y atteindre. Ce but, quel est-il ? C'est de se diriger selon la nature. Elle seule est intelligente, elle seule produit le bien, elle seule donne les indications justes qu'il convient de suivre. Tout ce qui déforme la nature est mauvais ; tout ce qui y obéit, s'y adapte, l'observe fidèlement, la développe régulièrement, est bon et doit être exécuté.

Il s'agit donc de former un homme, au sens naturel du mot, un homme selon que la nature le veut et le ferait d'elle-même.

Dans l'ordre naturel les hommes étant tous égaux, leur vocation commune est l'état d'homme, et quiconque est bien élevé pour celui-là ne peut mal remplir ceux qui s'y rapportent. « Qu'on destine, dit-il, mon élève à l'église, au barreau, peu m'importe. Avant la vocation des parents, la nature l'appelle à la vie humaine. Vivre est le métier que je veux lui apprendre. En sortant de mes mains il ne sera, j'en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre : il sera premièrement homme ; tout ce qu'un homme doit être, il saura l'être au besoin tout aussi bien que qui que ce soit. et la fortune aura beau le faire changer de place, il sera toujours à la sienne. »

Voilà sans contredit une vue que tous les maîtres doivent s'approprier, un principe dont la sagesse est incontestable et qui peut aider à une féconde transformation de nos méthodes. Déjà l'enseignement classique avait l'ambition d'y répondre : il appelait ses études les «humanités», c'est-à-dire les connaissances nécessaires à tous, celles qui font l'homme, et qui sont comme l'atmosphère de toute société civilisée. Mais en réalité, ces humanités ne s'adressent qu'à un petit nombre, qu'à une élite, qu'à une société de choix. Il doit y avoir des « humanités » plus larges, plus universelles, communes à toutes les classes, à tous les états ; une éducation qui forme réellement l'esprit, le caractère, le corps, toutes les facultés qui font l'homme, indépendamment des vocations particulières.

« Pour former cet homme rare, dit Rousseau, qu'avons-nous à faire? Beaucoup sans doute : c'est d'empêcher qu'il soit rien fait. » Il veut dire par là que les méthodes en usage de son temps faisaient de mauvaise besogne, détournaient et détruisaient le cours naturel, créaient des préjugés, des erreurs et des vices dont la seule nature préserverait.

C'est qu'en effet la véritable éducation consiste moins en préceptes qu'en exercices. Nous commençons à nous instruire en commençant à vivre, dit-il : notre éducation commence avec nous, notre premier précepteur est notre nourrice.

C'est aussi dès la naissance que Rousseau prend le petit enfant. Il s'élève avec une touchante éloquence contre l'usage si répandu de son temps de mettre l'enfant en nourrice. Il attribue une foule de maux à cette première dépravation : « Tout l'ordre moral s'altère ; le naturel s'éteint dans tous les coeurs ; l'intérieur des maisons prend un air moins vivant ; le spectacle touchant d'une famille naissante n'attache plus les maris, n'impose plus d'égards aux étrangers ; on respecte moins la mère dont on ne voit pas les enfants. »

Rousseau se préoccupe de tout ce qui touche le petit enfant. Il condamne les maillots qui l'emprisonnent ; il veut qu'on lui donne la liberté de ses membres. Il s'inquiète de la bouillie, de la dentition, du sevrage. Rien n'échappe à sa sollicitude, d'autant plus surprenante qu'elle est toute dans sa raison et dans son imagination, puisqu'il n'avait pas éprouvé par la douce expérience personnelle le charme et l'angoisse de cette surveillance de tous les instants.

Il ne veut pas pourtant qu'elle dégénère en gâterie ; il faut endurcir l’enfant sans dépasser la mesure de ses forces. Mais la nature se charge toute seule de l'endurcir. Donnez de la liberté au premier âge. C'est un tort de tourmenter ces petits êtres sous le prétexte qu'on le fait pour leur bien, et de leur rendre la vie pénible a force de précautions et de remontrances.

Il faut que l'enfant apprenne qu'il est dépendant des choses, qu'il a beau vouloir en certains cas, qu'il y a l'impossible auquel il se heurte. Il est assez intelligent pour le comprendre et pour s'y résigner ; il apprend ainsi à ne vouloir que ce qui est à sa portée.

L'enfant ne doit être ni bête, ni homme, mais enfant ; il faut qu'il sente sa faiblesse et non qu'il souffre ; il faut qu'il dépende et non qu'il obéisse, il faut qu'il demande et non qu'il commande. Il n'est soumis aux autres qu'à cause de ses besoins et parce qu'ils voient mieux que lui ce qui lui est utile, ce qui peut contribuer ou nuire à sa conservation. Nul n'a droit, pas même le père, de commander à l'enfant ce qui ne lui est bon à rien.

Mais, d'un autre côté, Rousseau ne veut pas que l'enfant devienne impérieux, dominateur, qu'on obéisse à ses volontés, à ses caprices.

S'il n'y a point d'objet si digne de risée qu'un enfant hautain, il n'y a point d'objet si digne de pitié qu'un enfant craintif.

« Traitez votre élève selon son âge. Mettez-le d'abord à sa place, et tenez-l'y si bien, qu'il ne tente plus d'en sortir. Alors, avant de savoir ce que c'est que la sagesse, il en pratiquera la plus importante leçon. Ne lui commandez jamais rien, quoi que ce soit au monde, absolument rien. Ne lui laissez pas même imaginer que vous prétendiez avoir aucune autorité sur lui. Qu'il sache seulement qu'il est faible et que vous êtes fort, que, par son état et le vôtre, il est nécessairement à votre merci ; qu'il le sache, qu'il l'apprenne, qu'il le sente : qu'il sente de bonne heure sur sa tète altière le dur joug que la nature impose à l'homme, le pesant joug de la nécessité, sous lequel il faut que tout être fini ploie ; qu'il voie cette nécessité dans les choses, jamais dans le caprice des hommes ; que le frein qui le retient soit la force, et non l'autorité. Ce dont il doit s'abstenir, ne le lui défendez pas, empêchez-le de le faire, sans explications, sans raisonnements ; ce que vous lui accordez, accordez-le à son premier mot, sans sollicitations, sans prières, surtout sans condition. Accordez avec plaisir, ne refusez qu'avec répugnance ; mais que tous vos refus soient irrévocables, qu'aucune importunité ne vous ébranle, que le non prononcé soit un non d'airain.

« Il est bien étrange que depuis qu'on se mêle d'élever des enfants, on n'ait imaginé d'autre instrument pour les conduire que l'émulation, la jalousie, l'envie, la vanité, l'avidité, la vile crainte.

« On a essayé tous les instruments, hors un : le seul précisément qui peut réussir, la liberté bien réglée. Il ne faut point se mêler d'élever un enfant quand on ne sait pas le conduire où l'on veut par les seules lois du possible et de l'impossible. »

Il est facile de discerner en tout ceci le vrai et le faux. Le vrai, c'est que la liberté bien réglée est un des plus puissants moyens qui existent, le plus sûr pour préparer des enfants à la vie et en faire vraiment des hommes, c'est-à-dire des hommes libres. Le faux, c'est de compter uniquement pour atteindre ce but sur la nécessité des choses et pas du tout sur l'influence morale que les parents ou les maîtres exercent si naturellement sur l'âme des enfants. Bien jeunes déjà, ils pensent, ils raisonnent, ils sentent, ils ont des impressions morales, et c'est ce que méconnaît Rousseau.

Mais son paradoxe a du bon, car il met en garde contre une pratique détestable, qui consiste à raisonner avec l'enfant à perte de vue, à le pousser, à forcer, à hâter sa raison et sa culture. « Oserai-je, dit-il, exposer ici la plus grande, la plus utile règle de toute l'éducation? Ce n'est pas de gagner du temps, c'est d'en perdre ! »

Encore un paradoxe ! s'écriera-t-on. Il répond :

« Lecteurs vulgaires, pardonnez-moi ; j'aime mieux être homme à paradoxes qu'homme à préjugés. »

Le plus dangereux intervalle de la vie humaine est celui de la naissance à l'âge de douze ans. C'est le temps où germent les erreurs et les vices sans qu'on ait aucun instrument pour les détruire ; et quand l'instrument vient, les racines sont si profondes, qu'il n'est plus temps de les arracher.

« La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le coeur du vice et l'esprit de l'erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire ; si vous pouviez amener votre élève sain et robuste à l'âge de douze ans sans qu'il sût distinguer sa main droite de sa main gauche, dès vos premières leçons les yeux de son entendement s'ouvriraient à la raison ; sans préjugé, sans habitude, il n'aurait rien en lui qui pût contrarier, l'effet de vos soins. Bientôt il deviendrait entre vos mains le plus sage des hommes, et, en commençant par ne rien faire, vous auriez fait un prodige d'éducation. Laissez mûrir l'enfance dans les enfants. »

Ce qu'il y a de plus pressé, et ce qui demeure d'un intérêt permanent pendant toute la durée de l'éducation, c'est d'exercer et de fortifier le corps. Cette partie de l'homme d'où dépend le reste a été systématiquement négligée, condamnée à l'étiolement par une mauvaise hygiène, un repos prolongé, des études assujettissantes, de longues heures de classes, d'études, de lecture, d'écriture, pendant lesquelles le pauvre petit être s'affaisse, pâlit: pour le rendre instruit, on le met hors d'état de tirer bon parti de son instruction, et pour développer les facultés de son esprit on affaiblit celles du corps, qui sont la condition indispensable d'un vrai développement intellectuel et d'une féconde application des connaissances acquises.

Rousseau s'élève contre ces tristes procédés. Il prend la défense de l'enfant vis-à-vis de cette éducation contre nature :

« Exercez continuellement son corps, rendez-le robuste et sain pour le rendre sage et raisonnable ; qu'il travaille (manuellement), agisse, coure, crie, qu'il soit toujours en mouvement ; qu'il soit homme par la vigueur, et bientôt il le sera par la raison. »

C'est une erreur pitoyable d'imaginer que l'exercice du corps nuise au développement de l'esprit. C'est le contraire qui est vrai. L'esprit sera d'autant plus vigoureux que le corps sera plus fort et mieux portant, mieux équilibré dans toutes ses parties. Mais pour arriver à ce résultat, la gymnastique que Rousseau commande n'est pas systématique, savante, celle qui s'accomplit par ordre, comme dans une classe, sous la direction d'un maître. Il veut la gymnastique naturelle, la pleine liberté des mouvements, l'exercice que la vivacité du jeune âge exige impérieusement de l'enfant : sauter, courir, grimper, franchir. « Je veux, dit-il, que mon élève soit l'émule d'un chevreuil plutôt que d'un danseur d'opéra. »

Tout ce qui combat la mollesse, tout ce qui endurcit les fibres du corps, voilà ce qu'il convient de recommander. « La constance et la fermeté sont, ainsi que les autres vertus, des apprentissages de l'enfance ; mais ce n'est pas en apprenant leurs noms aux enfants qu'on les leur enseigne, c'est en les leur faisant goûter sans qu'ils sachent ce que c'est. »

Rousseau pense qu'il ne suffit pas de fortifier le corps, mais qu'il est nécessaire d'exercer les sens pour leur donner de la justesse. Il s'étend sur la manière de rendre le toucher sagace, la vue exacte, l'ouïe fine et même l'odorat perspicace. Exercer les sens n'est pas seulement en faire usage, c'est apprendre à bien juger par eux.

La voix doit être exercée comme tout le reste. Apprenez à votre élève à parler uniment, clairement, à bien articuler, à prononcer exactement et sans affectation, à connaître et à suivre l'accent grammatical et la prosodie, à donner toujours assez de voix pour être entendu, mais à n'en donner jamais plus qu'il ne faut. De même pour le chant. Rendez sa voix juste, égale, flexible, sonore, son oreille sensible à la mesure et à l'harmonie, rien de plus. Ni la déclamation de la lecture, ni la musique imitative et théâtrale ne sont de son âge.

A travers toutes ces prescriptions, nous ne rencontrons nulle part les études proprement dites. C'est qu'en effet Rousseau les bannit. Il proscrit les livres. « J'ôte, dit-il, les instruments de leur plus grande misère, les livres. A peine, à douze ans, Emile saura-t-il ce que c'est qu'un livre. ».

Son livre, c'est la nature. Il y prend des leçons de choses. Tout ce qui l'entoure doit l'instruire. Il apprend en voyant. Son vrai maître est l'expérience. L'élève de Rousseau ne connaît pas la discipline, la régularité du travail, le devoir. « On ne doit rien exiger des enfants par obéissance : il s'ensuit qu'ils ne peuvent rien apprendre dont ils ne sentent l'avantage actuel, soit d'agrément, soit d'utilité. » C'est la curiosité d'abord qui les pousse, c'est le plaisir de savoir ; puis vient l'intérêt personnel. Le maître tirera parti de ces deux mobiles pour instruire son élève, il s'arrêtera dès que celui-ci deviendra distrait ou indifférent.

Ce n'est pas par le raisonnement qu'il faut agir sur les enfants, ou du moins ce n'est pas par l'abstraction.

Un bon précepteur doit mettre la science à leur portée, en la faisant naître sous leurs pas, en la leur faisant inventer et créer par leur propre expérience.

Or, la plupart des connaissances que l'on cherche à inculquer habituellement aux enfants ne sont pas de cet ordre. « Que leur apprend-on? Des mots, encore des mots et toujours des mots. Parmi les diverses sciences que les pédagogues se vantent d'enseigner aux enfants, ils se gardent bien de choisir celles qui seraient véritablement utiles, parce que ce seraient des sciences de choses et qu'ils n'y réussiraient pas. »

Sous le trait acéré de cette critique se trouve une idée juste : il est certainement plus facile d'enseigner des mots que des choses ; l'enseignement routinier n'exige ni efforts sérieux ni connaissances précises. Dans son horreur des mots, Rousseau va jusqu'à proscrire l'étude des langues étrangères, qui sont considérées avec raison aujourd'hui comme un des meilleurs éléments de l'instruction pratique et réaliste ; il s'oppose surtout aux langues mortes, qu'il n'envisage, il faut le dire, que par le plus petit côté. Qu'enseigne-t-on en fait de géographie? Des mots. On se borne à des nomenclatures, à la mémorisation. L'histoire ne dit rien aux enfants ; ils n'en comprennent pas la portée ; elle est au-dessus de leur âge. Un pédagogue, dit-il, faisait admirer à son élève le trait d'Alexandre buvant sans sourciller la potion que lui présentait son médecin Philippe. L'enfant admirait, mais quoi donc? Cette confiance dans l'amitié, dans l'humanité? Non — ce courage de boire une médecine amère.

On objectera qu'il serait pourtant dommage de ne pas profiter de la merveilleuse mémoire de l'enfance pour y graver mille choses utiles plus tard. Notre écrivain répond : « Si la nature donne au cerveau d'un enfant cette souplesse qui le rend propre à recevoir toutes sortes d'impressions, ce n'est pas pour qu'on y grave des noms de rois, des dates, des termes de blason, de sphère, de géographie, et tous ces mots, sans aucun sens pour son âge et sans utilité pour aucun âge, dont on accable sa triste et stérile enfance ; mais c'est pour que toutes les idées qu'il peut concevoir et qui lui sont utiles, toutes celles qui se rapportent à son bonheur, et doivent l'éclairer un jour sur ses devoirs, s'y tracent de bonne heure en caractères ineffaçables, et lui servent à se conduire pendant sa vie d'une manière convenable à son être et à ses facultés. »

Sans qu'on le fasse étudier dans les livres, l'espèce de mémoire que peut avoir un enfant ne reste pas pour cela oisive ; tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend le frappe, et il s'en souvient ; il tient registre en lui-même des actions, des discours des hommes, et tout ce qui l'environne est le livre dans lequel, sans y songer, il enrichit continuellement sa mémoire, en attendant que son jugement puisse en profiter.

C'est dans le choix de ces objets, c'est dans le soin de lui présenter sans cesse ceux qu'il peut connaître et de lui cacher ceux qu'il doit ignorer, que consiste le véritable art de cultiver en lui cette première faculté. Voulez-vous lui enseigner l'astronomie, la géographie? Conduisez-le, sur une éminence, voir lever, voir coucher le soleil ; il s apercevra que, selon la saison, il se lève et se couche en d'autres points. Il observera la position des lieux et des objets relativement au soleil et à l'ombre. Egarez-vous avec lui, que ce soit l'heure du repas, qu'il s'oriente de lui-même de façon à retrouver la direction du village où l'on pourra dîner. Voilà une connaissance dont l'intérêt immédiat lui aura apparu. De ce point acquis, vous passez à un autre. L'idée de propriété naîtra dans son esprit, lorsqu'il aura pris la peine de semer des fèves dans un terrain où le jardinier les arrachera plus tard, parce qu'elles gênent les melons qu'il avait semés auparavant : le fait que la propriété repose sur le travail du premier occupant luira alors à son esprit. Il trouvera la boussole à la suite d'expériences et de raisonnements analogues.

La supercherie joue un assez grand rôle dans cette éducation, car les occasions ne naissent pas assez fréquentes, assez opportunes ; il faut les provoquer, les solliciter, les préparer, les organiser. Inutile d'entrer dans le détail : Rousseau s'y complaît parfois, et, s'il échappe alors au reproche de pédantisme, c'est pour encouru celui d'enfantillage. Il réfute lui-même cette part de son oeuvre en quelques paroles sensées, Il reconnaît qu'il est fâcheux de ruser avec l'enfant ; que si l'on veut le pétrir à sa guise et le tyranniser, on risque davantage d'en devenir l'esclave. « Dans les éducations les plus soignées, le maître obéit et croit commander ; c'est en effet l'enfant qui gouverne. A chaque instant il faut pactiser avec lui. L'enfant, pour l'ordinaire, lit beaucoup mieux dans l'esprit du maître que le maître dans le coeur de l'enfant, et cela doit être ; car toute la sagacité qu'eût employée l'enfant livré à lui-même à pourvoir à la conservation de sa personne, il l'emploie à sauver sa liberté des chaînes de son tyran. »

En résumé, il faut laisser l'enfant libre, livré à ses goûts, à ses facultés, à sa nature, le diriger sans en avoir l'air, l'instruire au contact accidentel ou prémédité des choses, l'amener à découvrir ce qui lui est utile, à poursuivre ce qui lui est agréable, à s'exercer spontanément à se suffire à lui-même, à se passer des livres, à se faire spontanément son idée, son opinion, sans recourir au jugement d'autrui, à devenir homme graduellement, par le corps d'abord, puis par l'esprit.

Voici le portrait qu'il trace du jeune Emile :

« Pour mon élève, ou plutôt celui de la nature, exercé de bonne heure à se suffire à lui-même, autant qu'il est possible, il ne s'accoutume point à recourir sans cesse aux autres, encore moins à leur étaler son grand savoir. En revanche il juge, il prévoit, il raisonne en tout ce qui se rapporte immédiatement à lui. Il ne jase pas, il agit ; il ne sait pas un mot de ce qui se fait dans le monde, mais il sait fort bien faire ce qui lui convient. Il acquiert de bonne heure assez d'expérience, il prend ses leçons de la nature et non pas des hommes ; il s'instruit d'autant mieux qu'il ne voit nulle part l'intention de l'instruire. Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c'est de gouverner sans préceptes, et de tout faire en ne faisant rien. Vous ne parviendrez jamais à faire des sages, si vous ne faites d'abord des polissons. » Le mot est vif et inquiétant : c'est un paradoxe au fond duquel les amis intelligents de l'enfance sauront discerner la grande part de vérité.

Rousseau divise l'enfance en trois périodes. La première est l'âge presque végétatif, si important déjà pour le corps et les bonnes habitudes. La seconde va jusqu'à douze ou treize ans : c'est celle dont nous venons de parler. Alors commence la troisième et la plus importante. A douze on treize ans les forces de l'enfant se développent plus rapidement que ses besoins. Cette période doit être consacrée plus spécialement à l'instruction. Mais la méthode ne change point. Pas de livres, pas de contrainte. Il suffit de s'appliquer à tout diriger vers l'utilité. « Il ne s'agit point de savoir ce qui est, mais seulement ce qui est utile. » Jusque-là, la seule loi connue était celle de la nécessité. L'enfant se sentait enserré par une barrière infranchissable qui tenait à la faiblesse de ses organes et qui donnait partout barre sur lui. Maintenant il est fort. Il n'est plus question pour lui de s'informer de ce qui est possible, mais de ce qui est utile. A quoi cela est-il bon? Voilà désormais le précepte, le stimulant, le critère pour le maître et pour l'élève. D'abord les enfants ne sont que remuants ; ensuite ils sont curieux, et cette curiosité bien dirigée est le mobile de l'âge où nous voilà parvenus. Le désir inné du bien-être et l'impossibilité de contenter pleinement ce désir lui fait rechercher sans cesse de nouveaux moyens d'y contribuer. Tel est le principe de la curiosité.

Il est facile, avec un peu de réflexion, de rendre votre élève attentif aux phénomènes qui l'entourent ; bientôt vous le rendrez curieux ; mais, pour nourrir sa curiosité, ne vous pressez jamais de la satisfaire : mettez les questions à sa portée, et laissez-les-lui résoudre. Qu'il ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu'il l'a compris lui même ; qu'il n'apprenne pas la science, qu'il l'invente. Si jamais vous substituez dans son esprit l'autorité à la raison, il ne raisonnera plus, il ne sera plus que le jouet de l'opinion des autres.

Rousseau ne veut même pas qu'il profite alors des instruments destinés à faciliter l'étude, des sphères, des compas, de la boussole, de la balance, de tout ce que l'industrie a imaginé pour hâter les progrès de la connaissance : il faut qu'il les imagine directement, qu'il se les fabrique lui-même plus ou moins grossièrement. Car le vrai but n'est pas d'entasser des connaissances dans sa tête, mais de le mettre en état de les acquérir.

« L'âge paisible d'intelligence est si court, il passe si rapidement, il a tant d'autres usages nécessaires, que c'est une folie de vouloir qu'il suffise à rendre un enfant savant. Il ne s'agit point de lui enseigner les sciences, mais de lui donner du goût pour les aimer, et des méthodes pour les apprendre, quand ce goût sera mieux développé. »

On créera ainsi peu à peu dans l'enfant l'esprit d'initiative, un caractère, une individualité, une raison agissante, une volonté raisonnable, une conscience réfléchie.

Voici le moment de laisser des livres à l'élève. Rousseau ne conseille pas les fables de La Fontaine ; il les trouve admirables, mais dangereuses ; leur morale est égoïste, mondaine, contraire à ce qu'il faut pour l'enfant. Le livre par excellence pour cet âge, c'est Robinson Crusoé. C'est le vrai château en Espagne de cet heureux âge, où l'on ne connaît d'autre bonheur que le nécessaire et la liberté. Emile voudra être un Robinson ; il se construira sa cabane, ses meubles, il estimera les différents arts et les divers métaux, non d'après l'opinion qu'en ont les hommes, mais selon ses propres besoins. Il laissera discerner ses propres aptitudes pour le métier qui lui convient : car Rousseau veut que chacun apprenne un métier, à quelque rang de la société qu'il appartienne, un vrai métier qui lui puisse servir à gagner son pain. On sait que ce conseil fut goûté de plusieurs familles nobles et trouva son application dans le temps de la Révolution française parmi les émigrés. Le métier qu'il choisit pour Emile est celui de menuisier.

Ici Rousseau s'arrête un instant. Il est content de son oeuvre et réclame l'approbation pour l'éducation pratique qu'il a donnée à son élève :

« Considérez quelle direction nous donnons à la curiosité enfantine ; le sens, l'esprit inventif, la prévoyance ; considérez quelle tête nous allons lui former. Dans tout ce qu'il verra ou fera, il voudra tout connaître, savoir la raison de tout ; il n'admettra rien par supposition. Dans ces trois ou quatre ans, en faisant passer devant lui tous les objets qu'il lui importe de connaître, nous le mettons dans le cas de développer son goût, son talent, de faire les premiers pas vers l'objet où le porte son génie, et de nous indiquer la route qu'il faut lui ouvrir pour seconder la nature. »

A cette heure, l'oeuvre de l'instruction proprement dite est à peu près achevée, l'enfance est mûre. « Voilà notre enfant prêt à cesser de l'être. Le voilà sentant plus que jamais la nécessité qui l'attache aux choses. Après avoir commence par exercer son corps et ses sens, nous avons exercé son esprit et son jugement. Enfin nous avons réuni l'usage de ses membres à celui de ses facultés. Nous avons fait un être agissant et pensant : il ne nous reste plus, pour achever l'homme, que de faire un être aimant et sensible ; c'est-à-dire de perfectionner la raison par le sentiment. »

Notre analyse peut s'arrêter ici, car ici s'arrête la pédagogie proprement dite.

C'est pourtant à cette heure seulement que l'élève de Rousseau commence à être prêt pour la véritable étude, celle de la vie. C'est l'heure où commence pour lui l'éducation raisonnable. Les autres enfants ont été assujettis, voici l'âge où ils veulent s'émanciper ; Emile au contraire, qui a passé son enfance dans toute la liberté qu'ils prennent dans leur jeunesse, commence à prendre dans sa jeunesse la règle à laquelle on les a soumis trop tôt: cette règle devient leur fléau ; ils croient ne sortir de l'enfance qu'en secouant toute espèce de joug ; Emile, fier de devenir un homme, s'honore de s'assujettir au joug de la raison naissante. L'âge de la raison n'est pour les uns que l'âge de la licence ; il devient pour Emile l'âge du raisonnement.

C'est le moment de lui enseigner la morale, de le préparer à supporter l'assaut des passions, de le prémunir à l'avance contre les tentations de la débauche. Rousseau ne recule devant aucune des difficultés de la tâche, et, si l'on ne peut pas dire qu'il les ait résolues heureusement, on ne peut toutefois l'accuser de manquer de hardiesse.

L'enseignement religieux, Rousseau le réserve pour la fin et le couronnement de son oeuvre d'éducation. Il n'a pas voulu en toucher un seul mot à son élève, encore moins lui apprendre le catéchisme et les dogmes. Il ne veut pas même qu'on lui dise qu'il a une âme. C'est le plus tard possible, quand l'esprit est formé, quand l'enfance s'est évanouie, quand la raison est assez forte pour juger par elle-même, pour contrôler et décider après réflexion, que le jeune homme peut être mis en face des problèmes religieux. Rousseau les aborde dans les pages éloquentes de la Profession de foi du Vicaire savoyard.

La période de la nécessité est dépassée depuis longtemps ; celle de l'utile est également close. Nous sommes dans la période du sentiment et de la raison. L'adolescent devient homme ; les besoins affectifs ouvrent son coeur à des impressions et à des émotions nouvelles : c'est l'amitié d'abord ; bientôt c'est l'amour.

Rousseau a déjà songé à la compagne qu'il destine à Emile : c'est Sophie. Cette prévoyante sollicitude nous a valu un traité de l'éducation des filles. Mais ici, quelle déception! Rousseau, ce contempteur des usages reçus, ce révolutionnaire qui veut transformer la face des choses et renouveler la société de fond en comble, ne trouve rien à innover. Il veut élever la femme en vue de l'opinion, selon la mode, dans les idées de son temps, sur le sentier battu de l'usage Elle n'est point faite pour réfléchir ; comme sa conduite est asservie à l'opinion publique, sa croyance est asservie à l'autorité ; elle suivra la tradition ; elle n'a pas d'individualité propre ; elle n'est faite que pour plaire à l'homme ; elle est destinée à devenir l'agrément de sa vie plutôt que sa compagne ; elle n'est rien par elle-même ; elle est uniquement pour lui.

Rien de réactionnaire au fond comme ces vues sur l'éducation des femmes ; et si l'on peut expliquer plus d'une des oeuvres de la Révolution française par les écrits de Rousseau, on peut aussi par eux expliquer Elus d'un de ses avortements jusqu'au jour actuel. Laisser la femme à l'écart du mouvement des esprits, l'enfermer dans la mode et dans la routine, c était sans contredit priver l'esprit de réforme de ses plus utiles auxiliaires. La même timidité se fait jour dans les pages en apparence les plus téméraires de l'Emile, c'est-à-dire la Profession de foi du Vicaire savoyard. Ici encore l'écrivain semble rompre audacieusement avec le passé, avec la foi des siècles, et il laisse benoîtement son héros au pied de l'autel et au service de l'Eglise ; la parole est audacieuse et la conduite est timide ; les prémisses sont la révolte et la conclusion est l'obéissance ; les négations s'envolent en prosopopées sublimes, mais les peuples déconcertés ne voient en définitive que la génuflexion.

Rêveur et poète plutôt qu'homme d'action, déclamateur plutôt que réformateur, Rousseau a semé les contradictions sur sa route. Amant passionné de la nature, il ne parvient pas à sortir de l'artifice. C'est sur un artifice qu'il reconstruit la société par son contrat social ; c'est par une série ininterrompue d'artifices qu'il élève dans la solitude Emile et Sophie, et qu'il les rapproche l'un de l'autre, jusqu'au jour de leur union.

Il ne quitte le jeune couple qu'au lendemain même du mariage. Un roman, dont quelques fragments nous ont été conservés, les reprend plus tard et retrace les tristes destinées qui les attendaient, et qui ne répondent guère à l'espoir qu'on devait fonder sur le bonheur d'être si exceptionnellement préparés. Les infortunes mêmes qui les assaillent, et qui proviennent exclusivement des faiblesses de leur volonté, témoignent de ce qu'il y a d'incomplet et de factice, de dangereux aussi, dans le système de Rousseau.

Il est admirable quand il traite du bon sens dans l'éducation, du développement naturel des facultés, quand il insiste sur la santé de l'esprit et du corps de cette pauvre jeunesse géhennée par les pédants. Il a raison de bannir les maillots, les lisières, la mémorisation, la science de mots, les méthodes purement mécaniques, la précocité des connaissances surchauffées, frêles, sans racines dans l'intelligence. Il a raison quand il veut que le maître laisse croître et se développer la nature des enfants, étudie longuement leur caractère, cherche à éveiller leur curiosité, à leur faire toucher du doigt l'utilité des études, à leur donner des leçons de choses, à les mettre en contact direct avec les nécessités de la vie, à les faire vivre ailleurs que dans les livres. Son tort est de tout borner à la nécessité et à l'utilité, de bannir de l'enfant l'idéal, le sentiment, et surtout la règle, la discipline, le devoir. Il estime que c'est une chimère de parler aux enfants de morale et de religion, qu'il faut être homme pour ouvrir son âme aux inspirations élevées.

Là, sa perspicacité est en défaut ; son expérience ne l'a pas bien servi. La vie de l'enfant ressemble à celle de l'homme. Il est accessible aux mêmes sentiments. Le monde des enfants est le monde en petit : on y rencontre les mêmes dangers, les mêmes tentations et les mêmes luttes ; il faut être armé des mêmes armes, la conscience, l'amour du bien, le sentiment du devoir, l'élan désintéressé de la vertu. L'homme en est capable, l'enfant aussi : le tout est de savoir mesurer l'effort à la tâche et proportionner le langage et les exigences à la faiblesse de l'âge.

Par une heureuse sélection, ce sont les idées justes de Rousseau qui ont fait leur chemin dans le monde et ont puissamment servi à fonder la pédagogie moderne. Elles ont trouvé de l'écho ; elles venaient à leur heure. De Basedow à Pestalozzi et à Froebel, elles ont contribué à renouveler les méthodes en Allemagne et en Suisse. Mme Necker de Saussure, le Père Girard, et tous les écrivains français qui ont traité de l'éducation, n'ont fait que marcher dans la voie qu'il a ouverte. Ce que Coménius, Rabelais, Montaigne, Locke, Fénelon avaient entrevu, avaient dit, Rousseau l'a crié avec éclat, avec passion ; il a si bien mélangé la vérité de paradoxes et d'erreurs, et l'a revêtue de formes si brillantes, qu'il a suscité et contraint l'attention, la contradiction, et fondé toute une littérature. Censuré par l'archevêque de Paris, livré au feu par le Parlement, livré au feu par Genève, pendant que l'auteur était condamné à la prison en France et banni par Berne, l'Emile est devenu aux yeux de tous, amis ou détracteurs, un chef-d'oeuvre avec lequel il faut compter ; il a pris une des premières places dans l'histoire de la pédagogie, et quelques-unes de ses pages resteront les plus éloquentes et les plus fortes qu'ait jamais inspirées l'art d'élever les hommes.

Jules Steeg