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Romains

L'histoire de l'instruction publique dans l'empire romain a pour nous un intérêt particulier : nous y trouvons les origines de notre propre enseignement. Nos écoles de la Renaissance doivent beaucoup à celles du quatrième siècle, et, en ce moment encore, il nous arrive souvent de continuer sans le savoir des traditions inaugurées sous Auguste ou sous Vespasien. Pour bien connaître notre système d'éducation, il me semble qu'il convient de le prendre à sa source. Nous le comprendrons mieux si nous savons d'où il est sorti et comment il s'est formé. C'est une étude pour laquelle les documents ne nous manquent pas ; je vais essayer de les réunir et de les mettre sous les yeux du lecteur.

En l'an de Rome 662 (92 avant l'ère chrétienne), les magistrats romains apprirent qu'on s'était permis d'ouvrir dans la ville des écoles où la rhétorique était enseignée en latin. Il y avait longtemps que des rhéteurs grecs s'y étaient établis, et l'autorité ne s'en était pas émue ; elle pensait sans doute que des leçons données dans une langue étrangère n'étaient pas dangereuses et qu'elles ne pouvaient attirer que fort peu d'auditeurs. Mais, pour les rhéteurs latins, on s'était montré plus sévère, et aucun n'avait encore obtenu la permission d'exercer son métier dans Rome. Cette fois, l'occasion semblait meilleure pour eux. On était à la veille des luttes de Marius et de Sylla ; la rigueur des moeurs anciennes avait beaucoup fléchi, et l'on ne se préoccupait guère de respecter les vieilles maximes. Cependant, les censeurs, qui étaient Ch. Domitius Ahenobarbus et L. Licinius Crassus, le célèbre orateur, montrèrent une sévérité à laquelle on ne s'attendait pas et firent impitoyablement fermer les nouvelles écoles. On nous a conservé l'édit qu'ils publièrent en cette circonstance. On y lit cette phrase curieuse : « Nos ancêtres ont réglé ce qu'ils voulaient qu'on enseignât aux enfants et dans quelles écoles on devait les conduire. Quant à ces nouveautés qui sont contraires aux habitudes et aux moeurs de nos pères, elles nous déplaisent et nous les trouvons coupables. » Voilà un texte formel qui semble affirmer qu'il y avait un système officiel d'éducation dans l'ancienne Rome. Mais Cicéron parle tout autrement. Il dit en propres termes qu'à Rome « l'éducation n'était ni réglée par les lois, ni publique, ni commune, ni uniforme pour tous », et il ajoute que Polybe, qui d'ordinaire faisait profession d'admirer les Romains, les blâmait sévèrement de cette négligence.

Ces deux témoignages ne sont pas aussi inconciliables qu'ils paraissent l'être au premier abord. On peut croire, avec Cicéron, que, tant qu'a duré la République, il n'y a pas eu de loi écrite qui réglât l'éducation de la jeunesse romaine ; mais rien n'empêche d'admettre, avec les censeurs, qu'il y avait à ce sujet des traditions, des coutumes, fidèlement suivies pendant des siècles, et dont les esprits sages ne voulaient pas qu'on s'écartât. Pour un Romain de l'ancien temps, les lois n'étaient pas plus sacrées que les vieux usages ; Ennius n'avait-il pas dit : « C'est sur les moeurs antiques que repose la grandeur de Rome » ?

Ces vieux usages sont assez bien résumés dans une lettre intéressante de Pline, où il regrette beaucoup qu'ils se soient perdus. « Chez nos ancêtres, dit-il on ne s'instruisait pas seulement par les oreilles, mais par les yeux. Les plus jeunes en regardant leurs aînés apprenaient ce qu'ils auraient bientôt à faire eux-mêmes, ce qu'ils enseigneraient un jour à leurs successeurs. » C'est dire que l'éducation était alors toute pratique et que les exemples servaient de leçon. Un Romain de grande famille ne connaissait que deux métiers : la guerre et la politique. Il apprenait la guerre dans les camps. Après quelques exercices préparatoires au Champ de Mars, où les jeunes gens s'habituaient à manier l'épée, à lancer le javelot, à sauter, à courir, à se jeter tout suants dans le Tibre, ils partaient pour l'armée. Là, dans la tente du général dont ils formaient la cohorte, « ils se rendaient capables de commander en obéissant ».

Quant à la politique, on ne la leur enseignait pas en leur mettant dans les mains quelque traité de Platon ou d'Aristote : on les faisait assister aux séances du sénat. Ils se tenaient sur de petits bancs, près de la porte, et « on leur donnait par avance le spectacle de ces délibérations auxquelles ils devaient bientôt prendre part ». Cette éducation n'était pas la meilleure pour former un philosophe, mais elle faisait des hommes d'action ; elle avait de plus l'avantage de les faire vite. A vingt ans, l'homme qui, suivant le mot de Cicéron, avait eu le Forum pour école et l'expérience pour maître, qui avait assisté à quelques batailles et entendu parler de grands orateurs, était mûr pour la vie publique.

Je n'ai rien dit encore de ce que nous appelons proprement l'instruction, c'est-à-dire de ces études qui précèdent les autres, qu'on peut abréger et simplifier, mais qu'il n'est pas possible de supprimer tout à fait. Il fallait bien qu'avant de descendre au Forum ou de partir pour l'armée, le jeune homme eût reçu ces connaissances élémentaires dont nul ne peut se passer. Pour le commun des citoyens, il y avait des écoles publiques, dont je dirai quelques mots plus loin. Mais les enfants de grande maison ne les fréquentaient pas. « Leurs pères, dit Pline, devaient leur servir de maîtres : Suus cuique parens pro magistro. » Je suppose qu'en parlant ainsi il songeait à Caton. Nous savons que, lorsque Caton eut un fils, il tint à l'instruire lui-même. Il composa pour lui toute une encyclopédie des sciences de son temps ; elle comprenait des traités d'agriculture, d'art militaire, de jurisprudence, des préceptes de morale, une rhétorique, enfin un livre de médecine où il disait beaucoup de mal des médecins grecs, « qui ont juré de tuer tous les barbares avec leurs remèdes, et qui se font payer pour assassiner les gens ». Il opposait sans doute à leur art problématique ce que l'expérience lui avait appris, à savoir que le chou guérit les fatigues d'estomac et qu'on remet les luxations avec des formules magiques.

Caton, comme on le voit, remplissait son devoir paternel avec un zèle exemplaire ; mais nous pouvons être certains que les pères comme lui étaient rares. Ordinairement ils s'en tiraient à meilleur compte. Ils achetaient un esclave lettré qu'ils chargeaient d'enseigner à leur fils ce qu'il était indispensable de lui apprendre. Malheureusement l'esclave avait peu d'autorité dans la famille ; pour le fils, c'était un complaisant plus qu'un maître. Plaute, dans une de ses pièces les plus amusantes (les Bacchis), représente un jeune débauché, Pistoclère, qui veut entraîner son pédagogue, Lydus, chez sa maîtresse. Lydus résiste, se fâche, fait de la morale ; mais, quand il a bien parlé, le jeune homme se contente de lui dire : « Voyons, suis-je ton esclave ou toi le mien? » Et Lydus, qui n'a rien à répondre, le suit en maugréant. C'est une scène prise sur le vif, et plus d'un pédagogue a dû s'entendre dire la phrase de Pistoclère.

Quant aux écoles publiques, où étaient élevés ceux qui n'avaient pas les moyens d'avoir un pédagogue chez eux, les historiens en font quelquefois mention, mais sans nous donner beaucoup de renseignements sur elles. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'elles étaient vraisemblablement communes aux deux sexes, et que l'instruction qu'on y donnait devait être fort élémentaire.

Plus tard, quand les professeurs grecs se furent établis à Rome, les anciennes écoles continuèrent d'exister, mais elle ne formèrent plus qu'un degré inférieur de l'éducation. Les anciens n'avaient pas l'habitude de distinguer aussi nettement que nous le faisons les divers ordres d'enseignement ; cependant on trouve, dans les Florides d'Apulée, un passage curieux où l'auteur semble créer entre eux une sorte de hiérarchie. « Dans un repas, dit-il, la première coupe est pour la soif, la seconde pour la joie, la troisième pour la volupté, la quatrième pour la folie. Au contraire, dans les festins des muses, plus on nous sert à boire, plus notre âme gagne en sagesse et en raison. La première coupe nous est versée par le litterator (celui qui nous apprend les lettres, l'a b c) ; elle commence à polir la rudesse de notre esprit. Puis vient le grammairien, qui nous orne de connaissances variées ; enfin le rhéteur nous met dans la main l'arme de l'éloquence. » Voilà trois degrés d'instruction qui sont indiqués d'une manière assez précise. Ce litterator chez qui l'on envoie l'enfant quand il ne sait rien et qui se charge de commencer à l'instruire, saint Augustin l'appelle aussi « le premier maître, primus magister ». Quelques-uns de ses élèves passent de son école chez le grammairien ; mais beaucoup ne vont pas plus loin et n'auront jamais d'autres connaissances que celles qu'il leur a données. Comme cet enseignement élémentaire ne parait pas avoir changé dans la suite, épuisons ici, avant d'aller plus loin, ce qu'on en peut savoir : on verra que, par malheur, ce que nous savons se réduit à peu de chose.

Qu'apprenait-on dans l'école du « premier maître »? A lire, à écrire, à compter, nous dit saint Augustin. Ces connaissances, les plus nécessaires de toutes, sont partout le fond de l'instruction populaire. Si elles sont très utiles, elles sont fort modestes aussi, et les maîtres qui les enseignaient ne jouissaient, chez les Romains, que d'une médiocre estime. On ne leur permettait pas de prendre le nom de professeurs, et le code rappelle a plusieurs reprises qu'ils n'ont pas droit aux mêmes privilèges que les rhéteurs et les grammairiens. Cependant l'empereur veut bien les recommander à la pitié des gouverneurs de province ; il ordonne à ces magistrats d'empêcher qu'ils ne soient accablés de charges trop grandes ; c'est un devoir d'humanité : ad praesidis religionem pertinct. Ils sont très pauvres d'ordinaire et ne pourront pas payer l'impôt s'il est trop lourd. On a découvert à Capoue la tombe d'un maître d'école qui s'est donné le luxe de transmettre ses traits à la postérité. Il est représenté sur sa chaise, avec deux élèves, un garçon et une fille, auprès de lui. Des vers assez bien tournés sont gravés au-dessous du bas-relief. Après nous avoir dit que Chilocalus fut un maître honorable, qui veillait avec soin sur les moeurs des jeunes gens qu'on lui confiait, ils nous apprennent qu'en même temps qu'il faisait la classe, il écrivait des testaments avec probité :

Idemque testamenta scripsit cum fide.

Ainsi, son métier ne lui suffisait pas pour vivre, et il avait jugé bon d'y joindre une autre industrie, à peu près comme ces instituteurs qui sont en même temps chantres d'église ou secrétaires de mairie.

Ces maîtres obscurs et mal payés ont pourtant rendu de grands services à leur pays. L'autorité ne paraît pas s'être beaucoup préoccupée de l'instruction populaire ; il semble qu'elle ne se souciât que des classes élevées. Heureusement on avait, à tous les étages du monde romain, le goût du savoir. C'est ce goût qui, sans que le gouvernement eût besoin d'intervenir, multiplia partout les écoles. Il y en avait dans les villages comme dans les villes, et jusque dans ces réunions de hasard, composées souvent de gens sans aveu, qui se formaient autour des centres industriels. Ainsi' en 1876, on a découvert en Portugal, près du petit bourg d'Aljustrel, dans une région montagneuse, une table de bronze couverte d'une longue inscription latine. Cette inscription, qui est par malheur fort incomplète, contient un règlement au sujet de l'exploitation des mines de la contrée. On y voit qu'autour des mines il s'était formé un véritable village où se trouvaient des bains, des boutiques, tout ce qui pouvait servir aux besoins et aux divertissements des ouvriers. Il y avait aussi des maîtres d'école, auxquels le règlement accorde des immunités particulières : ludimagistros a procura-tore metallorum immunes esse placet.

En somme, les illettrés devaient être rares. On est frappé, quand on parcourt les rues de Pompéi, d'y voir tant d'inscriptions qui couvrent les murs. Certainement il y en aurait beaucoup moins si les habitants n'avaient pas su lire. Ils savaient écrire aussi, et l'on relève tous les jours, dans des lieux que ne fréquentait pas le beau monde, des inscriptions si grossières qu'on voit bien que ce sont des gens de la lie du peuple qui les ont gravées. Dans l'armée, le mot d'ordre, au lieu d'être transmis de vive voix, était écrit sur des tablettes et passait des mains des centurions dans celles des derniers sous-officiers • on était donc certain qu'ils sauraient le lire.

D'ordinaire, l'école du primus magister, comme celle du grammairien et du rhéteur quand ils étaient pauvres, était installée dans un de ces hangars couverts qu'on appelait pergulae et qui servaient aussi d'ateliers aux peintres. Ils se trouvaient quelquefois relégués au plus haut de la maison, et le maître pouvait dire alors, comme Orbilius, qu'il enseignait sous les toits. Mais le plus souvent ils étaient au rez-de-chaussée et formaient des espèces de portiques qui bordaient la rue. C'est là que l'école s'établissait tant bien que mal.

Pour se mettre à l'abri de l'indiscrétion des voisins, on se contentait de tendre quelques toiles d'un pilier à l'autre. Ces toiles cachaient aux élèves les mouvements de la rue, mais elles n'empêchaient pas les bruits de l'école d'arriver aux passants. Ils entendaient les élèves répéter en choeur : Un et un font deux ; deux et deux font quatre. « L'horrible refrain! odiosa cantio! » dit saint Augustin qui avait conservé de ces premières études un fort désagréable souvenir. Ces cris insupportables exaspéraient aussi Martial, et il les mettait parmi les raisons qui lui rendaient le séjour de Rome intolérable. « Il est impossible d'y vivre, disait-il: le malin, on est assassiné par les maîtres d'école et la nuit par les boulangers. »

En général, le mobilier de l'établissement était fort simple. Les plus pauvres se contentaient de quelques bancs pour les élèves et d'une chaise pour le maître. Quand on pouvait, on y joignait des sphères ou des cubes pour mettre sous les yeux des écoliers les figures de la géométrie. Un grand luxe consistait à tapisser les murs de cartes géographiques. Dans les années heureuses d'un Trajan, d'un Marc-Aurèle, d'un Dioclétien, les élèves y suivaient les mouvements des armées, et l'on nous dit que le maître éprouvait un sentiment de fierté patriotique à leur montrer que l'étendue de l'empire égalait presque celle du monde.

Une peinture murale, qui a été trouvée à Pompéi et qui est aujourd'hui au musée de Naples, nous fait assister à une scène curieuse de la vie des écoliers romains au premier siècle. Nous avons sous les yeux une école, placée sous un portique que soutiennent des colonnes élégantes reliées entre elles par des guirlandes de fleurs. L'école est entièrement ouverte ; aussi des enfants du dehors en profitent-ils pour regarder ce qui s'y passe. Trois écoliers sont assis sur un banc ; ils ont de longs cheveux, une tunique qui les enveloppe jusqu'aux pieds, et tiennent sur leurs genoux leur volumen, qu'ils ont l'air de lire avec beaucoup d'attention. Devant eux, un homme se promène d'un air grave ; sa figure est encadrée d'une grande barbe ; ses mains se cachent dans un petit manteau. C'est le maître sans doute ; à sa mine renfrognée, nous reconnaissons celui dont Martial dit qu'il est en horreur aux garçons et aux filles, invisum pueris virginibusque caput. A l'autre extrémité, on fouette un écolier récalcitrant. Le malheureux est dépouillé de tous ses vêtements ; il ne porte plus qu'une mince ceinture au milieu du corps. Un de ses camarades l'a hissé sur son des et le tient par les deux mains ; un autre lui a pris les pieds, tandis qu'un troisième personnage lève les verges pour frapper. Le fouet et les verges étaient fort employés à Rome, et l'usage en a duré depuis le temps de Plaute jusqu'à la fin de l'empire. Quintilien seul fit entendre, à ce sujet, une réclamation timide : « Quant à frapper les enfants, dit-il, quoique Chrysippe l'approuve et que ce soit l'usage, j'avoue que j'y répugne ». Mais Chrysippe l'emporta, et Ausone nous dit que, de son temps encore, « l'école retentissait des coups de fouet ».

Voilà ce que nous savons de l'instruction populaire dans l'empire romain. Nous sommes mieux renseignés sur celle des hautes classes de la société, et, précisément, parce qu'elle est mieux connue, nous pouvons y moins insister. Aux jeunes gens de naissance distinguée on apprenait la grammaire et la rhétorique. « La grammaire, dit Quintilien, comprend deux parties : l'art de parler correctement, et l'explication des poètes. » Chacune d'elles demande beaucoup de temps et de peine. Pour bien parler, il faut connaître la valeur des lettres, la prononciation des syllabes, la signification des mots, puis savoir comment les mots s'unissent entre eux pour former des phrases : ce sont des détails qui ne finissent pas. L'explication des poètes n'exige pas moins de travail. Le maître lit d'abord, praelegit ; l'élève répète et, lorsqu'il a prononcé comme il convient, sans commettre aucune faute contre l'accent et la quantité, on reprend le passage et l'on essaie de se rendre compte de tout.

Quand l'enfant sait parler correctement, qu'il a lu les poètes grecs et latins, il semble que son enseignement grammatical soit fini : la définition de Quintilien paraît épuisée ; mais avec le temps, la grammaire s'est fort étendue, elle a reçu peu à peu des développements qui ont singulièrement accru son importance. Et, d'abord, comment admettre que l'élève ne connaisse que les poètes et qu'on le laisse étranger à tous les auteurs qui ont écrit en prose? Si la poésie doit rester l'objet principal de ses études, il faut bien qu'il ait quelque notion du reste : Nec poetas legere satis est ; excutiendum omne scriptorum genus. C'est un champ immense qui s'ouvre devant lui.

Ce n'est pas tout encore, et l'étude de la littérature entière ne paraît pas suffire à occuper le temps des grammairiens : ils y joignent des sciences accessoires qui semblent indispensables pour que les élèves comprennent les auteurs qu'on leur fait lire. Est-il possible qu'ils mesurent les vers et en saisissent le mécanisme s'ils ignorent la musique? Le grammairien est donc chargé de la leur apprendre. Les poètes sont pleins de passages où ils parlent du ciel et décrivent le lever et le coucher des astres : comment parviendra-t-on à les expliquer si le grammairien n'enseigne pas l'astronomie? Enfin, comme il y a des poèmes entiers, ceux d'Empédocle par exemple et de Lucrèce, qui sont consacrés à exposer et à discuter des systèmes philosophiques, il est bon qu'on sache la philosophie ; et la philosophie elle-même ne sera bien comprise que si l'on a quelque notion des sciences exactes, surtout de la géométrie et des mathématiques. C'est donc le cercle entier des connaissances humaines qu'embrasse la grammaire : « Avant de passer aux mains du rhéteur, dit Quintilien, l'enfant doit avoir reçu ce que les Grecs appellent une éducation encyclopédique ». Au premier abord, il semble que le rhéteur ait moins à faire que son collègue ; il n'est pas obligé de se disperser, comme lui, dans des études diverses. Il n'enseigne qu'un art ; mais cet art, c'est l'éloquence, le premier et le plus difficile de tous, celui qui demande toute une vie d'homme pour être pratiqué en perfection. Il faut d'abord apprendre à l'élève la théorie complète de la rhétorique ; c'est une étude très longue, très délicate, chaque maître s'étant plu à entasser les préceptes, à compliquer la science, à créer des difficultés imaginaires pour le plaisir de les résoudre. A cet enseignement de théorie se joignent des exercices pratiques qui sont plus importants et plus difficiles encore. Quant l'élève connaît les préceptes de l'art, on lui apprend à les appliquer ; il faut qu'il compose un discours, qu'il le retienne par coeur, qu'il le débite. Dans le débit, rien n'est laissé au hasard : on a voulu tout prévoir, tout régler. On apprend d'avance à l'élève le ton qui convient à chaque partie du discours, jusqu'où le bras doit s'élever pendant l'exorde et comment il faut tendre la main dans l'argumentation. Sur quelques points, des discussions se sont élevées, qui partagent l'école. Convient-il de frapper du pied dans les moments où l'on s'emporte? Est-il séant de déranger les plis de sa toge et de la laisser flotter sur l'épaule vers la fin du discours? Pline l'Ancien, qui était un homme sévère et régulier, ne voulait pas en entendre parler, et il allait jusqu'à recommander qu'en s'essuyant le front, quand on suait, on eût grand soin de ne pas déranger sa chevelure. Quintilien était moins rigoureux ; il pensait, au contraire, qu'un peu de désordre dans les cheveux et dans la robe marquait mieux l'émotion et pourrait toucher les juges. Un art si minutieux demandait, on le conçoit, beaucoup de temps et de travail, et le jeune homme ne pouvait encore qu'imparfaitement le connaître, lorsqu'à dix-sept ans il prenait la robe virile et devenait citoyen.

C'est ainsi que par l'union de la grammaire et de la rhétorique fut définitivement constitué ce qu'on pourrait appeler le cycle des éludes. On sait désormais ce qu'on apprendra dans les écoles ; la matière, le fond de l'enseignement public est trouvé. Il reste à voir comment cet enseignement lui-même est arrivé à naître.

L'enseignement public peut être donné de diverses manières. Tantôt il est dans les mains des particuliers, qui ouvrent des écoles à leurs frais et les dirigent comme ils veulent : c'est l'enseignement libre ; tantôt les villes se chargent de l'entreprise, elles choisissent les professeurs et les paient : c'est l'enseignement municipal ; tantôt enfin les maîtres sont rétribués par le trésor public et dépendent de l'autorité impériale : c'est l'enseignement de l'Etat. Ces trois situations différentes, l'instruction à Rome les a successivement traversées. Elle a commencé par la première, s'est maintenue très longtemps dans la seconde, et n'est arrivée à la dernière qu'au moment même où les barbares ont détruit l'empire d'Occident.

Vers le temps d'Auguste et de Tibère, on ne connaissait à Rome que renseignement libre. Un grammairien, un rhéteur, qui s'était fait connaître en élevant les fils de quelque grand personnage, devenu client de la famille où il avait été précepteur et comptant sur sa protection, louait, sous quelque portique, une salle plus ou moins vaste, suivant ses ressources ou ses espérances, et attendait les élèves. Le succès de ces entreprises était très variable ; tandis que Remmius Paloemon y gagnait plus de 480 000 sesterces par an (80 000 fr.), Orbilius, le maître d'Horace, mourait de faim dans un galetas et ne se consolait de sa misère qu'en écrivant un livre d'injures contre les pères de famille qui s'étaient montrés si peu généreux pour lui. Ces chances incertaines décourageaient les hommes de talent, et il est naturel qu'ils aient préféré dans la suite les positions moins brillantes, mais plus sûres, que leur offraient les écoles des villes et de l'Etat. C'est ainsi que décline et s'efface peu à peu l'enseignement libre qui jetait tant d'éclat sous les premiers Césars. Mais il n'a jamais complètement disparu, et nous le retrouverons au cinquième siècle, mentionné dans l'édit de Théodose II, qui fonde l'école de Constantinople.

Avec Vespasien l'enseignement entre dans une phase nouvelle. L'Etat ne se contente plus d'honorer les professeurs par des privilèges et des immunités ; il manifeste pour la première fois la pensée de les prendre à son service. « Vespasien fut le premier, dit Suétone, qui accorda aux rhéteurs, sur le trésor public, un salaire annuel de 100 000 sesterces (20 000 fr.). » Parmi ceux qui touchèrent ce traitement se trouvait Quintilien. Pendant vingt ans, sous des régimes divers, il professa la rhétorique a Rome aux frais de l'empereur. L'essai de cet enseignement nouveau ne pouvait pas se faire avec plus d'éclat. Quintilien était un avocat illustre, qui avait étudié à fond tous les secrets de son art. Il parlait avec autorité, il écrivait avec talent. Il eut pour élèves Pline le Jeune, peut-être Tacite, et Martial l'appelle le chef et le guide de la jeunesse :

Quintiliane, vagae moderator summe juventoe.

L'effet de ses leçons fut considérable, s'il est vrai, comme on pense, qu'elles contribuèrent à changer le goût public et ramenèrent les jeunes gens de l'admiration de Sénèque à celle de Cicéron.

Est-ce à dire que les libéralités de Vespasien se soient étendues à l'empire entier et qu'il ait établi partout l'enseignement de l'Etat? J'ai peine à le croire. Il est plus vraisemblable que les paroles de Suétone ne s'appliquent qu'à Rome, et que c'est dans cette ville seulement que Vespasien paya les professeurs avec l'argent du trésor public. Plus tard, quelques chaires furent fondées et rétribuées par les empereurs dans les villes importantes. Alexandre Sévère, non content de fonder des chaires, eut l'idée de les pourvoir d'élèves en donnant des pensions à des enfants pauvres, qui purent ainsi suivre les cours. C'est donc à lui que remonte l'institution des boursiers. Mais presque partout les écoles étaient entretenues aux frais des municipalités ; seulement les empereurs firent des lois sévères pour forcer les villes à payer leurs professeurs: elles y mettaient beaucoup de négligence, et Gratien, qui ne voulait pas souffrir que le traitement des maîtres fût abandonné au caprice des cités, fixa ce que chacune d'elles, selon son importance, devait donner par an à ses grammairiens et à ses rhéteurs.

Le dernier progrès qu'avait à faire l'instruction publique dans l'empire romain fut accompli en 425, sous l'empereur Théodose II, par la fondation de l'école de Constantinople. Elle fut établie dans le Capitole de la ville impériale, sous les trois portiques du nord, qui contenaient de vastes exèdres, et qu'on agrandit encore en achetant des maisons voisines. On multiplia le nombre des salles et on les éloigna les unes des autres pour qu'aucune leçon ne fût gênée par le bruit que faisaient les élèves dans le cours voisin. Les professeurs étaient au nombre de trente et un : trois rhéteurs et dix grammairiens latins ; cinq rhéteurs et dix grammairiens grecs ; un philosophe, deux jurisconsultes.

C'est ainsi que fut créée ce que nous pourrions appeler l'université de Constantinople. Cette fois, c'était bien l'autorité impériale qui prenait l'initiative de la création. La loi ne dit pas qui doit fournir à la dépense, mais il est assez probable qu'elle est prise sur le trésor public. Ce qui est sûr, c'est que les professeurs sont traités comme des fonctionnaires, et l'empereur règle qu'après vingt ans de bons services, si l'on n'a rien à leur reprocher, ils recevront, en même temps que leur retraite, la dignité de comtes du premier ordre et seront mis sur le même rang que les ex-vicarii. L'enseignement de l'Etat est fondé, et il est curieux de voir que le jour même où il commence d'exister, il s'attribue aussitôt le monopole. En même temps que la loi interdit aux professeurs de l'université de donner aucune leçon en dehors du Capitole, on défend aux autres d'ouvrir aucune école publique. Ils pourront continuer à enseigner dans l'intérieur des familles, intra privatos parietes ; mais, s'ils se font accompagner par leurs élèves, s'ils les réunissent dans une maison spéciale, ils seront punis des peines les plus sévères et chassés de la ville.

Quoique la loi soit signée par Valentinien III aussi bien que par Théodose, nous ne savons pas si elle eut un contre-coup dans l'empire d'Occident, qui se débattait alors contre les barbares. Quant à l'université de Constantinople, il appartient à ceux qui s'occupent de l'empire byzantin de savoir quelles furent ses destinées et ce qui est advenu dans la suite de l'oeuvre de Théodose II.

Bibliographie. — USSING, Darstellung des Erziehungs-und Unterrichtswesens bei den Griechen und Römern ; — GRAS-BERGER, Erziehung und Unterricht im classischen Alterthum, 1875 ; — EGGER, Etude sur l'éducation et particulièrement sur l'éducation littéraire chez les Romains, 1833.

Gaston Boissier