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Rollin

L'histoire de la pédagogie française ne présente pas de nom plus sympathique que celui du « bon Rollin », comme on a pris l'habitude de l'appeler, « ce maître si cordialement ami de la jeunesse, si vertueux par bonté de nature et par goût des lettres, véritable saint de l'enseignement, qui, mieux que personne, a consacré l'alliance des bonnes études et des bonnes moeurs, des belles-lettres et des beaux sentiments » (Villemain). Sa vie tout entière est le modèle du dévouement le plus complet, le plus désintéressé.

Charles Rollin naquit à Paris le 30 janvier 1661. Son père était coutelier ; lui-même eut une lettre de maîtrise comme son frère aîné. Il rappelle gaîment son origine dans une épigramme latine, adressée en 1698 à un ami auquel il envoyait pour étrennes, non plus un livre, mais un couteau :

« C'est l'Etna, disait-il, et non le Pinde, qui t'envoie ce présent. Les cyclopes ont pris la place des Muses. J'ai été transplanté des antres de l'Etna aux sommets du Pinde ; si tu ne le sais, ami, ce couteau te l'apprend. »

En religieux auquel il servait la messe, frappé de ses heureuses dispositions pour l'étude, lui fit obtenir une bourse au collège des Dix-huit (situé sur l'emplacement actuel de la Sorbonne) et suivre les cours du collège du Plessis. Il y eut pour condisciples les deux fils aînés de M. Le Peletier, contrôleur général des finances, qui le prit en grande affection et lui fit partager les plaisirs comme les études de ses enfants, dans l'intérêt même de leur éducation. Sa mère le gronda un jour de prendre la meilleure place dans la voiture du ministre ; mais le précepteur lit savoir que c'était par la volonté formelle de M. Le Peletier, qui voulait faire passer le mérite avant la naissance. Rollin obtenait de tels succès dans ses études que son maître risqua une fois l'épithète de divin.

Ses humanités terminées, il étudia pendant trois ans la théologie à la Sorbonne, mais n'entra pas dans la carrière du sacerdoce : il fut simplement tonsuré. Il fut désigné par son maître Hersan pour le remplacer dans la chaire de seconde en 1683 (il avait vingt-deux ans), dans celle de rhétorique en 1687, et même l'année suivante pour continuer son cours d'éloquence au Collège royal quand Louvois lui confia l'éducation de son fils. Sa reconnaissance pour son cher maître, qui l'avait toujours aimé comme son enfant et avait pris un soin particulier de le former, éclate dans le Traité des études en accents vraiment partis du coeur. Après avoir rendu hommage à son éminent talent de professeur: « Il était encore plus estimable, ajoute-t-il, par les qualités du coeur que par les qualités de l'esprit. Bonté, simplicité, modestie, désintéressement, mépris des richesses, générosité portée jusqu'à l'excès, c'était là son caractère. Mais les dernières années de sa vie, quoique passées dans la retraite et l'obscurité, ont effacé tout le reste. » Retiré à Compiègne, Hersan avait fait bâtir une belle école pour les pauvres enfants de la ville, « et sa plus douce consolation était de penser qu'après sa mort, ces enfants feraient pour lui la même prière que le fameux Gerson, devenu par humilité maître d'école à Lyon, avait demandée par testament à ceux dont il avait pris soin : Mon Dieu, mon créateur, ayez pitié de votre pauvre serviteur Jean Gerson. » (Fin du livre V.)

Le début de Rollin dans la chaire d'éloquence du Collège royal de France fut l'éloge latin de Louis XIV, roi pacifique. Laissant de côté l'immense gloire militaire du monarque, il célèbre les heureux temps de la paix. Il y a, dit-il en substance, quelque chose de plus illustre que Louis vainqueur de ses ennemis, ayant à son service la fortune, sur terre, sur mer, l'hiver, l'été, dans les sièges, dans les combats, en Afrique, en Europe. Quoi donc? C'est le même Louis, mais plus tranquille au sein de la paix, administrant avec sagesse le royaume, créant une marine, bâtissant Versailles, audacieuse, mais prévoyante conception pour occuper l'armée et la préserver de l'oisiveté, ouvrant un refuge aux soldats infirmes, des écoles aux jeunes seigneurs, et, par le plus grand des exploits, relevant la religion sur les ruines de l'hérésie, faisant asseoir la vertu avec lui sur le trône et forçant le vice à se cacher ; enfin, spectacle qui transporterait d'admiration si l'on apprenait qu'il fût donné quelque part, créant un magnifique asile à la pauvreté et à la pudeur de trois cents vierges nobles (le Saint-Cyr de Mme de Maintenon est de l'année 1686).

Quelques mois après, la guerre avait repris, et Rollin épuisait de nouveau toutes les ressources de la rhétorique et les élégances de la langue latine dans le panégyrique du dauphin à l'occasion de ses premières victoires. Le pauvre élève de Bossuet y est un peu trop complaisamment transformé en prince modèle, à l'image de Louis le Grand auquel l'orateur a bien soin de réserver la principale gloire.

Après neuf années d'enseignement, Rollin avait songé à prendre soin de sa santé : il n'avait conservé que sa chaire du Collège royal, lorsqu'il fut tiré de sa studieuse retraite par les suffrages qui l'élevèrent au rectorat de l'université de Paris, le 11 octobre 1694, et l'y maintinrent par huit élections trimestrielles, jusqu'au 9 octobre 1696. Affligé de la maladie et bientôt de la mort de sa mère, il reporta toute sa piété filiale sur l'université et se consacra tout entier à ses fonctions.

Dans les premiers jours d'avril 1695, une circulaire rectorale annonça une inspection générale des collèges. Par suite de difficultés provenant de la bizarre organisation de l'université, elle ne put avoir lieu qu'un an après, du 21 mars au 18 août 1696. Les procès-verbaux de ces visites ont été publiés par M. Ch. Jourdain, dans les pièces justificatives de son Histoire de l'université de Paris, Pour rétablir la discipline, le bon ordre et le travail, Rollin prit diverses mesures ; il régla les exercices de la journée : les boursiers doivent, sous peine d'amende, assister aux prières du matin et du soir et à la messe, porter le costume ecclésiastique, ne pas sortir sans permission, ne pas découcher, vivre à la table commune. Tons les trois mois, ils étaient tenus de présenter un certificat d'assiduité aux cours des collèges, sous peine de perdre leur bourse ; on leur fixait le délai (trois ou six mois) dans lequel ils devaient, après leurs études de philosophie, de droit ou de théologie, prendre leurs grades ou résigner leur bourse.

Ordre fut donné aux principaux d'envoyer au recteur le règlement des comptes (à Sainte-Barbe, le dernier remontait à douze ans), et de recueillir les titres et chartes des collèges.

Avant d'avoir pu imprimer ainsi à l'université une vigoureuse impulsion, il avait, par un arrêté d'octobre 1695 : 1° blâmé et défendu les représentations dramatiques qui avaient lieu à la fin de l'année scolaire, ou du moins interdit les rôles de femme, de bouffon, les scènes d'amour, recommandé de prendre le plus possible les sujets dans l'Ecriture, ou mieux encore de substituer à ces représentations des exercices littéraires publics ; 2° prescrit aux candidats à la maîtrise ès arts de présenter, avant l'examen, un certificat de moralité ; 3° interdit d'ouvrir un cours ou une école sans autorisation ; 4° ordonné d'inviter le recteur à tous les exercices publics des collèges et de lui adresser en double les thèses et les programmes. Le dernier acte de son rectorat fut de transformer en loi l'usage, qui subsistait encore dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, de commencer la classe par la récitation d'un verset de l'Ecriture.

Au milieu des inimitiés que lui suscita l'accomplissement consciencieux de son devoir, Rollin eut la consolation de voir rétablir l'ancienne charge de protecteur des privilèges apostoliques de l'université et de la remettre solennellement, le 2 janvier 1696, entre les mains de Bossuet représenté par son neveu ; il célébra dignement le vaste génie et la mâle et sublime éloquence de l'illustre évêque de Meaux.

Il avait su faire respecter la dignité rectorale. A une thèse de droit, il ne souffrit pas que l'archevêque de Sens prît le pas sur lui. Dans une autre circonstance, il ne craignit pas donner une leçon à l'archevêque de Paris, M. de Harlay. L'usage était qu'à la Chandeleur le recteur offrît un cierge à la famille, royale et aux grands dignitaires ; M. de Harlay avait fini par déléguer à un de ses officiers la corvée de recevoir le recteur. Rollin envoya le syndic de l'université porter, à sa place, le cierge au gentilhomme de l'archevêque. De Harlay s'en plaignit vivement et fit à Rollin des menaces qui ne purent l'intimider et qu'il sut rendre vaines.

Lorsque l'abbé Vittement, principal du collège de Beauvais, fut appelé à la cour pour l'éducation des enfants de France, en 1699, Rollin, sur les instances de son ami Duguet, accepta de succéder à Vittement. Grâce à la générosité de Hersan, qui lui fournit les fonds nécessaires, il put donner au collège une existence indépendante du collège voisin de Presles. Une anecdote recueillie par de Boze montre quel prestige l'entourait. Un père voulut à toute force, bien qu'il n'y eût plus de place vacante, confier son fils à Rollin : « Je suis venu exprès à Paris, lui dit-il ; je partirai demain ; je vous enverrai mon fils avec un lit. Je n'ai que lui ; vous le mettrez dans la cour, à la cave si vous le voulez ; mais il sera dans votre collège, et dés ce moment-là je n'en aurai aucune inquiétude. » Rollin dut recevoir l'élève dans son propre appartement. Il compromit ces succès par son attachement aux doctrines jansénistes. Sa correspondance avec le docteur Quesnel fut saisie : il dut comparaître «levant le lieutenant de police, et sans le Père La Chaise il aurait été enfermé à la Bastille. En 1707, il fil entrer au collège deux professeurs jansénistes, dont l'un était Mezanguy, auteur d'un Abrégé de l'histoire et de la morale de l'Ancien Testament. La protection de son condisciple Louis Le Peletier, alors premier président du Parlement, apaisa quelque temps l'irritation du roi. Mais en, 1712 il reçut l'ordre de quitter le collège. Comme son revenu était fort médiocre, le président de Mesmes voulut lui obtenir un bénéfice. « A moi, monseigneur, répondit Rollin, une pension ! Eh, quel service ai-je rendu à l'Eglise pour posséder des revenus ecclésiastiques? Monseigneur, je suis plus riche que le roi. » Il avait environ 1500 livres de rentes.

L'université le désigna en 1719 pour célébrer l'établissement de l'instruction gratuite, que le Régent avait accordée à la prière du recteur Coffin. Dans son éloquent discours, Rollin fit valoir tout le prix de ce bienfait, qui rendait aux maîtres l'honneur et la sécurité, qui les délivrait de la servitude également pénible et indécente de tendre une main suppliante à leurs élèves, et qui leur permettait de répandre plus largement les fruits heureux de l'éducation. L'édit de 1719 était comme une nouvelle fondation de l'université. La compagnie invita l'orateur à développer les vues qu'il avait rapidement émises sur la culture de l'esprit et du coeur par les humanités, sur l'étude de la religion et la pratique de la piété. Ce fut l'origine du Traité des études, que Rollin eut tout le loisir de composer ; car un ordre de la cour vint interrompre brusquement, sans lui laisser achever son trimestre, le nouveau rectorat qu'on lui avait confié pour la réforme des statuts de l'université. N'avait-il pas, le 11 décembre, aux Mathurins, glorifié la fière attitude de Gerson et félicité l'université d'avoir, par une requête au Parlement, fait appel à un nouveau concile pour la défense de la foi? Une lettre de cachet supprima son discours, et le lendemain Coffin était élu recteur.

Le Traité des études (dont la première partie parut en 1726, la seconde en 1728) avait d'abord été intitulé par Rollin Traité des études classiques : ce titre convenait certainement mieux à son dessein ; il céda cependant au conseil de ses amis, retrancha le mot classiques, et ne composa qu'en 1734 ce qui forme le premier livre, « étranger à mon premier plan, qui est comme un hors-d?oeuvre, et que je ne dois traiter que très superficiellement » (premières études avant d'entrer au collège ; instruction des filles).

Ainsi complété, le Traité des études comprend huit livres : I, des exercices qui conviennent aux enfants dans l'âge le plus tendre, et de l'éducation des filles ; II, de l'intelligence des langues ; III, de la poésie ; IV, de la rhétorique ; V, des trois genres d'éloquence ; VI, de l'histoire ; VII, de la philosophie ; VIII, du gouvernement intérieur des classes et du collège.

Un Discours préliminaire développe cette idée générale que l'instruction des jeunes gens a trois grands objets: la science, les moeurs, la religion ; cultiver l'esprit, régler le coeur, former l'homme chrétien.

Dans le livre Ier, Rollin recommande, en s'appuyant sur l'autorité de Quintilien, de profiter des premières années sans cependant imposer un travail sérieux et rebutant, d'apprendre à lire aux enfants dans un livre français, surtout s'il s'agit des écoles des pauvres et de la campagne (c'est l'un des deux passages où il pense réellement à l'école primaire), de leur expliquer clairement et succinctement les termes les plus familiers et le plus en usage, de les exercer à écrire des mots pourvus de sens, des maximes utiles à la conduite, de se mettre à leur portée dans les récits et les explications, de frapper leur imagination et de fixer leurs souvenirs par des images, et de leur faire réciter, par forme de divertissement et sans jamais les gronder d'apprendre avec peine et de mal réciter, quelques fables de La Fontaine bien comprises, de voyager avec eux sur la carte, de les initier enfin aux éléments très simples de la grammaire française. Le premier livre qu'il faut leur mettre dans les mains, quand ils savent lire, c'est le Catéchisme historique de l'abbé Fleury. Les judicieux conseils de Rollin sur la manière d'intéresser les enfants à la lecture, de provoquer leurs réponses, d'éveiller leur intelligence par la variété des exercices, méritent encore tous les éloges ; mais nous croyons que notre littérature scolaire nous offre un grand nombre de livres de lecture, écrits dans un style enfantin sans puérilité, traitant les sujets les plus variés sans dépasser la portée des tout jeunes lecteurs, bien préférables au Catéchisme historique de Fleury pour le développement général de l'intelligence des petits enfants.

Pour l'éducation des filles, comme Fénelon, son guide, Rollin s'occupe beaucoup plus des personnes de condition, qui ont une gouvernante, ou des maîtres particuliers, qui sont destinées à la vie du monde, que du « commun des filles ». Cependant il rappelle aux seigneurs des villages « l'étroite et indispensable obligation d'y établir des écoles de filles », parce que, « à la campagne encore plus qu'à la ville, l'éducation des enfants roule principalement sur les mères ».

Jusqu'à l'âge de six ou sept ans, les études peuvent être à peu de choses près communes aux deux sexes. Que faut-il faire apprendre aux filles d'un âge plus avancé? « Elles ne sont pas destinées à instruire les peuples, à gouverner les Etats, à faire la guerre, à rendre la justice, à plaider des causes, à exercer la médecine. Leur partage est renfermé dans l'intérieur de la maison, et se borne à des fonctions non moins utiles, mais moins laborieuses, et plus conformes à la douceur de leur caractère, à la délicatesse de leur complexion et à leur inclination naturelle. » Donc, généralement parlant, l'étude du latin ne leur convient pas. Rollin l'approuverait pour les religieuses, qu'il ne voudrait pas voir, dans la récitation ou le chant des psaumes, « faire la simple fonction d'un écho qui répète des mots sans y rien comprendre ». Il aurait pu demander aussi une exception pour les mères de famille qui ont le louable désir de s'intéresser aux premières études de leurs fils, de se créer de nouveaux titres à leur confiance, à leur respect et à leur affection, et de prolonger ainsi leur influence éducatrice.

Pour faire cesser l'ignorance « grossière et presque générale dans leur sexe » de l'orthographe, Rollin demande qu'on donne aux filles « une légère connaissance de la grammaire française pour distinguer les différentes parties du discours, pour savoir conjuguer, pour connaître les diverses manières de ponctuer ». Elles devront apprendre, en outre, pour remplir leurs devoirs de femmes de ménage, les quatre opérations de l'arithmétique.

Quant à la poésie, elle est fort dangereuse pour cet âge. Les comédies et les tragédies parlent trop d'amour. Esther et Athalie n'ont point ce danger. Même délicatesse pour la musique, qui « dissipe extraordinairement et inspire du dégoût et de l'aversion pour toutes les autres occupations infiniment plus importantes ». Des motets, les choeurs d'Esther et à? Athalie, quelques cantiques doivent suffire. Le dessin ne serait pas moins agréable et il serait plus utile pour les ouvrages des dames. De la danse, « ordinairement une des parties les plus essentielles de l'éducation des filles », il ne faudrait conserver que les exercices propres « à régler la démarche, à donner un air aisé et naturel, à inspirer une sorte d'honnêteté et de politesse extérieure qui n'est pas indifférente dans le commerce de la vie ».

L'histoire lui paraît l'étude la plus propre à orner l'esprit et à former le coeur des jeunes demoiselles. Après l'histoire sainte, sur laquelle on s'arrêtera plus que sur les autres, on leur fera étudier l'histoire des Grecs, puis celle des Romains. Il inscrit dans leur programme d'études l'histoire de France, « qui doit les intéresser davantage, et qu'il est honteux à tout bon Français d'ignorer » : c est un privilège qu'il leur accorde, car pour les jeunes gens, il déclare ailleurs qu'ils n'ont pas le temps de s'occuper de l'histoire de leur pays !

Enfin il insiste avec beaucoup de sens sur le travail des mains et sur les soins domestiques, sur le gouvernement intérieur de la maison : « Voilà, à proprement parler, la science des femmes. Je déclare qu'après a religion, c'est l'article qui me paraît le plus important. »

Le livre II est consacré à l'étude du français, du grec et du latin.

C'est par le français que doit commencer l'étude des langues. La connaissance des règles, la lecture des livres français, la traduction, la composition sont les quatre principaux instruments de progrès.

Une fois appris les premiers éléments de la grammaire française (parties du discours, règles les plus communes de la syntaxe), « on en fera voir l'application dans quelques livres français » ; au lieu de leçons suivies et longues sur la langue, « de courtes questions proposées régulièrement chaque jour comme par forme de conversation, où on les consulterait eux-mêmes, et où l'on aurait l'art de leur faire dire ce qu'on veut leur apprendre, les instruiraient en les amusant, et par un progrès insensible, continué pendant plusieurs années, leur donneraient une profonde connaissance de la langue ». Pour l'orthographe, Rollin réclamait un peu timidement une certaine liberté de conserver ou non certaines lettres étymologiques qui tendent peu à peu à disparaître dans le travail incessant qui se fait dans la langue pour rapprocher le plus possible l'écriture de la prononciation. Que de temps perdent encore nos maîtres et nos enfants des écoles primaires, par suite des exigences des examens, à de stériles études d'orthographe d'usage ? de cette orthographe qui change à chaque édition du dictionnaire de l'Académie !

Rollin a le mérite d'avoir le premier dressé une liste d'auteurs français à étudier dans les classes. Il n'en propose qu'un petit nombre, et par raison de temps et par raison d'économie : les vies particulières écrites par Fléchier et par M. Marsolier, le Discours sur l'histoire universelle, de Bossuet, l'Histoire de l'Académie française, par Pellisson, l'Histoire de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, par M. de Boze, ['Histoire du renouvellement de l'Académie des sciences, par M. de Fontenelle, Esther et Athalie, différentes pièces de vers de Boileau, sa traduction du Sublime de Longin, les Essais de morale de Nicole (les quatre premiers tomes), les Pensées de Pascal, la Logique de Port-Royal. Corneille brille par son absence. Rollin a essayé sur un passage de Fléchier, Vie de Théodose, de montrer comment on devait expliquer les auteurs français : il a médiocrement réussi, à notre avis ; on sent qu'il n'est plus sur son terrain habituel. Il manque trop de méthode, se jette sur des détails de grammaire ou d'histoire, ou des considérations morales, avant d'étudier le plan général de la composition et sans serrer d'assez près le texte. Nous retiendrons le conseil judicieux de relire le morceau expliqué et de demander aux élèves ce qu'ils trouvent de remarquable, « soit pour l'expression, soit pour les pensées, soit pour la conduite des moeurs ».

Après s'être complu, sur l'exercice de la traduction, dans de longs développements qui n'intéresseraient pas aujourd'hui, il n'a qu'une page et demie sur un sujet plus important, la composition française, parce qu'il renvoie au livre IV de la rhétorique. Il se borne à conseiller une sage gradation dans les exercices : fables, récits historiques, lettres, lieux communs, descriptions, petites dissertations, courtes harangues ; « l'important, dit-il, serait de les tirer toujours de quelque bon auteur, dont on leur ferait ensuite la lecture, et qui leur servirait de modèle »,

Nous ne suivrons pas Rollin dans son chaleureux plaidoyer en faveur du grec et n'analyserons pas la méthode qu'il conseille d'employer pour l'enseigner. La question de la prééminence du thème ou de la version ne peut davantage nous retenir, non plus que la liste des auteurs à expliquer dans les différentes classes Mais deux excellents conseils doivent être notés : l'un, « de ne pas suivre son inclinaison et son attrait en marchant à grands pas avec quelques écoliers qui ont plus d'esprit et plus d'ardeur pour le travail ; mais, se rappelant qu'on est redevable à tous, ne pas négliger les plus faibles » ; l'autre, « d'être fort attentif à faire prendre aux enfants un ton naturel en lisant, en expliquant et en récitant leurs leçons ».

Signalons enfin le bon chapitre qui termine ce livre : De la nécessité et de la manière de cultiver la mémoire. « Il n'y a peut-être point de temps mieux employé dans la jeunesse » que de faire apprendre dans les classes des endroits choisis des auteurs classiques. «'On ne peut trop mettre cet exercice en honneur. »

Le livre III, De la poésie, consacré presque tout entier à une analyse très détaillée de Virgile et d'Homère, ne nous retiendra pas longtemps. Si Rollin a bien vu que la poésie prenait sa source « dans le fond même de la nature humaine, et qu'elle a été d'abord comme le cri et l'expression du coeur de l'homme », néanmoins, dominé par des scrupules de chrétien, il aborde son sujet avec des vues étroites : « le véritable usage de la poésie », selon lui, « appartient à la religion » ; il examine sérieusement si la lecture des poètes profanes peut être permise dans des écoles chrétiennes, et il lui faut des autorités pour expliquer sans scrupule Homère. La riante mythologie de l'antiquité, Neptune, Eole, Apollon, les Muses, Cérès, Pomone, Flore, ne trouve pas grâce devant lui ; car ces divinités ne sont que néant, ou des démons selon saint Paul, à moins qu'on ne les transforme en « différents attributs du Dieu suprême, du Dieu véritable. Mais ne craint-on point d'irriter, par une telle profanation, celui qui s'appelle si souvent dans les Ecritures un Dieu jaloux et vengeur ? » Aussi se repent-il bien, maintenant, d'avoir quelquefois employé dans des vers le nom de quelques divinités profanes.

Il a d'ailleurs eu soin d'omettre les règles de la versification française : « les différents exercices des classes ne laissent pas de temps pour en instruire les jeunes gens, et, de plus, la lecture de nos poètes pourrait leur être dangereuse ; mais surtout, comme elle ne demande aucun travail de leur part, et ne présente que des roses sans épines, il serait à craindre qu'elle ne les dégoûtât d'autres études plus difficiles et moins agréables, mais infiniment plus utiles et plus profitables ». Tout cela manque bien d'élévation et de saine critique. Mais Bossuet lui-même n'a-t-il pas condamné le Cid comme une oeuvre malsaine qui excite les passions!

Le livre IV, De la rhétorique, et le livre V, Des trois genres d'éloquence, nous offrent peu d'applications, même éloignées, aux études primaires. Le premier recommande aux maîtres de compter plus sur les exemples que sur les préceptes pour apprendre à parler et à écrire ; on y trouve de très judicieux conseils sur la composition, « la partie la plus difficile et la plus importante des études », sur la manière d'y préparer les élèves, soit de vive voix, « en les aidant à trouver des pensées, à les arranger et à les exprimer », soit par écrit, « en leur traçant légèrement le plan pour les accoutumer peu à peu à marcher seuls et sans secours ». Il s'inspire heureusement de Quintilien pour montrer quel tact le maître doit apporter dans la correction des devoirs, sans prodiguer la louange, sans reprendre avec amertume ; ne se contentant pas « de blâmer les expressions et les pensées qui lui paraîtraient mauvaises, mais en rendant en même temps la raison, et y en substituant d'autres ».

Négligeant tout ce qui pourrait intéresser des élèves de rhétorique, qui se destineraient au barreau ou à la chaire, qui étudient Cicéron, Démosthène ou l'Ecriture sainte, nous signalerons à l'attention un passage à l'adresse des catéchistes, que nos maîtres pourront lire avec fruit pour se bien rendre compte de la difficulté de parler clairement aux petits enfants ; c'est une excellente page de pédagogie :

« On ne peut leur parler trop clairement ; aucune pensée, aucune expression, qui soit au-dessus de leur portée, ne doit échapper. Tout doit être mesuré sur leur force, ou plutôt sur leur faiblesse. Il faut leur dire peu de choses, le dire en termes clairs et le répéter plusieurs fois ; ne pas prononcer rapidement, articuler toutes les syllabes ; leur donner des définitions nettes et courtes, et toujours dans les mêmes termes ; leur rendre les vérités sensibles par des exemples connus et par des comparaisons familières ; leur parler peu et les faire beaucoup parler., et surtout se souvenir, comme le dit si bien Quintilien, qu'il en est de l'esprit des enfants comme d'un vase dont l'entrée est étroite, où rien n'entre si l'on y verse l'eau avec abondance et précipitation, au lieu qu'il se remplit insensiblement, si l'on y verse celle même liqueur doucement, ou même goutte à goutte. »

Le livre VI est consacré à l'histoire. Rollin sent bien l'importance de cet enseignement : « Je regarde l'histoire comme le premier maître qu'il faut donner aux enfants, également propre à les amuser et à les instruire, à leur former l'esprit et le coeur », Malheureusement il s'enferme dans l'histoire des Juifs, des Grecs et des Romains. Le moyen âge et les temps modernes ne semblent pas exister pour lui ; l'histoire nationale, il ne croit pas qu'il soit possible de lui faire une place pendant le cours des classes. Tout au plus pourrait-on, en en citant de temps en temps quelques traits, faire naître l'envie de l'étudier plus tard. Il le regrette vivement, et se fait à lui-même le premier le procès : « J'ai honte d'être en quelque sorte étranger dans ma propre patrie ». Les historiens sont, selon lui, en partie responsables de cette faute, pour n'avoir pas eu le talent de faire valoir nos annales. Cette raison n'aurait pas dû l'empêcher de marcher sur les traces de Bossuet, de Port-Royal et de l'Oratoire, qui trouvaient le temps de parler de la France à leurs élèves.

Le livre VII, De la philosophie, n'est qu'une simple exhortation aux jeunes gens à l'étudier avec soin. Respectant l'ancienne division de cette science en physique, logique et morale, Rollin, après quelques considérations élevées sur nos devoirs, et plusieurs emprunts à la Logique de Port-Royal, donne de très remarquables indications sur ce qu'il appelle la Physique des enfants (ce sont nos leçons de choses), sûr la manière de développer en eux l'esprit d'observation au moyen des objets les plus simples, le pain, le blé, le linge, le papier, etc.

Mais le chef-d'oeuvre du Traité des éludes, c'est le livre VIII, Du gouvernement intérieur des classes et du collège, tout ce que dit Rollin, appuyé sur sa propre expérience, et sur l'autorité de Fénelon et de Locke, du but que les maîtres doivent se proposer d'atteindre, des avantages de l'éducation publique, surtout jointe à la vie de famille, de la nécessité d'étudier le caractère des enfants pour les conduire sûrement ; des moyens de prendre sur eux de l'autorité « par un caractère d'esprit égal, ferme, modéré, qui se possède toujours, qui n'a pour guide que la raison, et qui n'agit jamais par caprice ni par emportement », et de leur inspirer à la fois de l'amour et une crainte respectueuse ; « de la souveraine habileté qui consiste à savoir allier par un sage tempérament une force qui retienne les enfants sans les rebuter, et une douceur qui les gagne sans les amollir » ; de la discrétion dans les réprimandes et les châtiments, les louanges et les récompenses, de la manière de rendre l'étude aimable, d'accoutumer les enfants à dire la vérité, à être polis, propres, exacts, de l'importance du bon exemple, de l'obligation de se livrer sans relâche à l'étude et au travail pour être de plus en plus capable d'instruire solidement la jeunesse, tout cet excellent résumé de l'art pédagogique n'a aucunement vieilli et ne peut vieillir ; nous n'avons rien de plus autorisé et de plus utile à proposer aux méditations de nos maîtres à tous les degrés de l'enseignement.

De 1730 à 1738, Rollin publia les nombreux volumes de son Histoire ancienne, et, sur les conseils de d'Aguesseau, il aborda ['Histoire romaine, dont il ne put donner que quatre volumes. Cette vaste compilation, où la critique et même l'érudition font défaut, a conservé sa valeur morale et pédagogique. D'Aguesseau écrivait très justement à l'auteur, le 16 octobre 1731 : « C'est moins une histoire qu'une leçon perpétuelle de vertu et de grandeur d'âme, d'amour de la patrie et de la religion ». D'un autre côté, M. Villemain, et plus récemment le Dr Wölcker, lui reconnaissent le mérite « d'inspirer à la jeunesse un goût réel pour l'élude de l'histoire, une vive intuition de la vie des peuples, une idée généralement vraie de l'antiquité ». Sainte-Beuve lui rend hommage à sa manière, quand il dit si plaisamment : « C'est proprement l'histoire à lire pendant l'année de la première communion ».

Les dernières années de la vie de Rollin furent quelque peu troublées par son attachement inflexible aux doctrines jansénistes ; on regrette sa présence aux scènes ridicules qui se passaient à Saint-Médard sur la tombe du diacre Pâris, « grand serviteur de Dieu, ? ne craint-il pas d'écrire au cardinal Fleury, ? dont j'ai connu et admiré l'humilité profonde, l'austère pénitence et la solide piété ». On fit, à plusieurs reprises, des perquisitions dans sa maison, pour découvrir l'imprimerie clandestine qui déjouait toutes les recherches de la police. On creusa dans sa cave, ou descendit dans son puits à la recherche de prétendus souterrains. Le 11 mai 1739, lorsque l'université de Paris, sous l'influence de l'abbé de Ventadour, élu recteur pour la circonstance, fit solennellement sa soumission au pape et accepta la bulle Unigenitus, Rollin, avec Gibert, professeur de rhétorique au collège Mazarin, à la tête de soixante personnes environ de la tribu de Paris, renouvela sa protestation. Gibert, qui était alors syndic de l'université, fut seul exilé à Auxerre. Si l'on épargna alors l'extrême vieillesse de l'illustre éducateur, le ressentiment fut toutefois assez durable et profond pour qu'à sa mort (14 septembre 1741) le cardinal Fleury ne permit pas de prononcer un discours au nom de l'université. M. de Boze, secrétaire perpétuel de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, dont Rollin était membre depuis 1710, ne put qu'à grand'peine (ce fut une affaire d'Etat, dit-il) obtenir l'autorisation de louer l'homme de lettres.

La postérité lui a depuis amplement rendu justice.

A consulter : GIBERT, Observations adressées à M. Rollin sur son Traité de la manière d'enseigner et d'étudier les belles-lettres, 1727. ? DE BOZE, Eloge de Rollin, 1741. ? GUENEAU DE MUSSY, Notice sur Rollin, en tète du Traité des éludes, 1805. ? SAINT-ALBAN BERVILLE, Eloge de Rollin, couronné par l'Académie française, 1818. ? VILLEMAIN, Tableau de la littérature française au XVIIIe siècle, 10e leçon, 1828. ? PATIN, Eloge de Rollin, 1840. ? SAINTE-BEUVE, Causeries du lundi, vol. 6, 1852. ? JOURDAIN, Histoire de l'université de Paris, 1862. ? Dr WÖLCKER, Rollin als Pädagoge, 1880. ? F. CADET et le Dr DARIN, Traité des études, directions pédagogiques ; 1 vol., Delagrava, 1882.

Felix Cadet