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Renouvier (Charles)

Charles Renouvier, philosophe français, né à Montpellier en 1815, mort à Prades en septembre 1903, était le fils de Jean-Antoine Renouvier, député de l'Hérault de 1827 à 1834, et le frère de Jules Renouvier (1804-1860), représentant du peuple en 1848, connu comme l'auteur d'une Histoire de l'art pendant la Révolution française. Elève de l'Ecole polytechnique, Ch. Renouvier renonça à une carrière officielle pour se consacrer à l'étude. Il collabora à l'Encyclopédie nouvelle de Pierre Leroux et Jean Reynaud, et publia un Manuel de philosophie moderne (1842) et un Manuel de philosophie ancienne (1844). En 1848, il fut appelé par le ministre provisoire de l'instruction publique, Hippolyte Carnot, à faire partie de la Haute Commission des études scientifiques et littéraires, dont il fut au secrétaire (29 février) ; la présidence de la commission avait été donnée à Jean Reynaud.

Une circulaire ministérielle du 6 mars ayant recommandé aux recteurs « d'exciter les esprits capables d'une telle tâche à composer, en vue des instituteurs, de courts manuels, par demandes et par réponses, sur les droits et les devoirs des citoyens » (voir ci-dessus, p. 217), Renouvier fut l'un de ceux qui répondirent à cet appel : il rédigea en hâte un Manuel républicain, dont il soumit le manuscrit à l'approbation du ministre. Il a raconté lui-même en ces termes, dans l'avant-propos de la seconde édition de son Manuel (novembre 1848), comment Carnot confia l'examen de l'ouvrage à Béranger, qui figurait parmi les membres de la Haute Commission des études :

« La première édition de ce petit livre a paru sous les auspices du ministre de l'instruction publique, qui était alors M. Carnot. Comme l'auteur n'était pas seul responsable de son ouvrage, aussi n'en était-il pas pour ainsi dire le seul auteur. Le ministre ne pouvait sans doute exercer sur l'émission de cette pensée quasi-officielle toute la surveillance exacte et minutieuse que le sujet comportait [cependant Carnot déclara à la tribune, le 5 juillet, qu'il avait lu, avant de les autoriser, les manuels de Renouvier et de Henri Martin]. Mais il avait désiré qu'une personne en laquelle il devait se confier absolument eût connaissance du travail, et, au besoin, prît la peine de le réviser, soit pour l'honorer publiquement de son suffrage, soit pour l'appuyer de son approbation auprès de celui qui en assumerait la responsabilité. Cette personne [Béranger], dont la situation est unique, dont l'autorité et la prudence égalent le génie littéraire, au jugement de tous, et qui d'ailleurs faisait partie de la Commission générale des études récemment nommée, accéda aux voeux du ministre, entendit la lecture de l'ouvrage, et l'approuva ; enfin le Manuel ne fut autorisé qu'après qu'il eut paru avéré que les doctrines qu'on y professait pouvaient être avouées par le gouvernement provisoire, et n'avaient rien dans la forme qui les rendît dangereuses. L'auteur a dû à ces communications, d'un si grand prix pour lui, outre quelques traits que le lecteur a certainement goûtés, un encouragement à faire passer dans l'ordre de son exposition ce qui déjà était dans l'ordre de sa pensée et que, suivant lui, la vraie philosophie exige, je veux dire à déduire les droits naturels ou sociaux de l'homme des devoirs correspondants que l'homme ou la société ont envers lui. L'auteur avait aussi conféré, sur l'expression de certaines de ses pensées, avec un historien justement estimé [Henri Martin], qui lui-même, à cette époque, a publié un Manuel de l'instituteur pour les élections dont on n'a point songé à incriminer l'esprit. »

Le Manuel de Henri Martin, dont parle ici Renouvier, avait été, lui aussi, lu en manuscrit par Béranger ; l'auteur, en témoignage de gratitude, dédia son opuscule au chansonnier populaire « dont les paroles avaient bien souvent porté la lumière dans son esprit» : Voir Martin (Henri).

C'est dans le courant de mars que parut le petit livre de Renouvier. Le ministre avait souscrit pour 20 000 exemplaires (ainsi que le lui reprocha le représentant La Rochejaquelein le 5 juillet). Le philosophe avait donné a son oeuvre la forme d'un dialogue entre un instituteur et un élève. En voici le titre : « Manuel républicain de l'homme et du citoyen, par Charles RENOUVIER, ancien élève de l'Ecole polytechnique ; publié sous les auspices du ministre provisoire de l'instruction publique. Prix : 20 centimes. Paris, Pagnerre, éditeur, rue de Seine, 14 bis, 1848» ; petit in-18 de 36 pages. Ce Manuel contient douze chapitres : I, Fin morale de l'homme ; II, Fin morale de la société ; III, De la République, et de l'autorité dans une République ; IV, Devoirs de l'homme et du citoyen ; V, Droits de l'homme et du citoyen ; VI, De la liberté ; VII, De la sûreté et de la propriété ; VIII, De la liberté de l'industrie ; IX, De l'égalité ; X, Devoirs et droits de la République ; XI, De l'état actuel de la France et de la convocation d'une Constituante ; XII, Des réformes que la Constituante pourrait faire.

Le caractère foncièrement religieux du livre se marque dès le premier chapitre, bien que l'auteur déclare ne vouloir enseigner que la politique et non la religion. Qu'on en juge par ces passages :

« L'instituteur. La religion vous enseigne comment vous devez vous conduire en cette vie pour vous rendre digne d'une félicité éternelle. Moi, je ne vous parle qu'au nom de la République, dans laquelle nous allons vivre, et de cette morale que tout homme sent au fond de son coeur. Je veux vous instruire des moyens d'être heureux sur la terre.

« L'élève. Donnez-moi une règle pour juger mes actions.

« L'instituteur. Il en est une que vous portez en vous-même, et que je ne pourrais pas vous apprendre, si par malheur vous l'ignoriez entièrement : c'est la justice. Ne faites point à autrui ce que vous ne jugeriez point devoir vous être fait. Faites pour les autres ce que vous jugez que les autres doivent faire pour vous.

« L'élève. Pensez-vous que toute la fin de l'homme ici-bas soit d'aimer ses semblables, qui sont ses frères, et de se rendre meilleur avec eux? Cependant, j'ai appris, dans le catéchisme de la religion, que Dieu nous avait créés pour l'aimer et le servir. Je sais aussi que les propres paroles de Jésus-Christ, tirées de l'Ancien Testament, sont celles-ci : « Vous aimerez » le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute » votre âme, de toutes vos forces, et le prochain » comme vous-même ». Expliquez-moi pourquoi vous ne me parlez point de l'amour de Dieu, mais seulement de l'amour du prochain.

« L'instituteur. Vous m'avez prévenu, car j'allais vous parler de Dieu. Remarquez cependant que je vous enseigne ici les éléments de la politique et non pas ceux de la religion. J'ai dû, pour cette raison, vous donner une idée de l'ordre de perfection que nous révèle la conscience avant de vous rappeler l'ordre que Dieu a établi dans l'univers. Je vous ai dit ce que le coeur nous enseigne du bien de cette vie et des moyens d'atteindre au vrai bonheur. J'ajoute maintenant que cet ordre que nous sentons en nous-mêmes, et auquel les meilleurs d'entre nous se conforment, est le même auquel Dieu a soumis le monde. Dieu a voulu nous laisser libres afin que nous pussions nous rendre dignes de lui par nos actions ; et c'est pourquoi il se garde de nous récompenser ou de nous punir aussitôt que nous avons agi. Mais il prépare aux bons une meilleure destinée dans une autre vie, et aux méchants les souffrances qu'ils ont méritées. Ainsi, l'ordre éternel, que nous pouvons troubler ici-bas par l'usage de notre liberté, reste le même au fond des choses ; il nous attend à notre mort, et l'injustice le verra triompher. L'injustice et la haine seront vaincues deux fois. Le méchant, dans un autre monde, assistera à leur défaite. »

Au chapitre des devoirs, l'instituteur dit à l'élève que « le premier devoir du citoyen est d'obéir à la loi » ; il ajoute que le citoyen doit s'armer pour la défense de la République et se soumettre à la discipline ; qu'il doit contribuer de sa fortune aux dépenses réclamées par l'intérêt public ; qu'il doit prêter toujours appui à la justice et à la loi ; qu'il doit consentir librement aux sacrifices que pourrait demander le salut de sa patrie. Si bien que l'élève, un peu effrayé de cette énumération, s'écrie : « Voila bien des devoirs, et des devoirs très pénibles ! Comment peut-on être heureux dans une République? » Et l'instituteur de répondre : « La vie d'un bon citoyen n'est tout entière qu'un long devoir ».

On se demanderait ce que le parti conservateur et catholique put trouver de répréhensible dans un ouvrage où était enseignée une semblable doctrine, si le petit livre de Renouvier n'eût contenu que cela. Mais il s'y trouve encore autre chose. Au chapitre VI, l'instituteur affirme très énergiquement la liberté de conscience, la liberté de parler, la liberté d'écrire et d'imprimer, la liberté de se réunir et de s'associer ; il enseigne qu'on ne doit jamais apporter de restriction à l'exercice de ces droits en prétextant la crainte que des méchants ou des insensés n'en abusent, et il rappelle « qu'il a fallu beaucoup de courage et de sang versé depuis trois cents ans pour les arracher à la tyrannie ». Et comme l'élève lui demande : « Regardez-vous les associations qui firent appel à la violence, avant l'établissement de la République, comme ayant violé les droits de l'homme? » il répond : « Non, parce que les citoyens courageux qui composaient ces associations luttaient contre la tyrannie. Lorsque la souveraineté du peuple est usurpée par un homme, une famille ou un parti, l'insurrection est un droit et le plus saint des devoirs. » L'instituteur définit plus loin la propriété en disant qu'elle est « le fruit du travail de l'homme », et que « la propriété n'est aussi qu'une sorte de liberté », ce qui amène cette demande et cette réponse :

« L'élève. Pourquoi dites-vous que c'est une sorte de liberté?

« L'instituteur. Parce que si le fruit du travail de l'homme était à la République au lieu d'être à lui, si la République pouvait en disposer et en faire jouir qui bon lui semble, l'homme ne serait pas loin d'être l'esclave de la République. Il lui devrait sa subsistance, et n'aurait la liberté de vivre que par elle. »

Mais, après avoir ainsi condamné nettement le communisme d'Etat, l'auteur met dans la bouche de l'élève cette question indiscrète : « Expliquez-moi maintenant quelque chose qui m'embarrasse beaucoup et m'empêche de comprendre vos explications. Vous me dites que la propriété est le fruit du travail, et je vois des hommes qui n'ont pas travaillé avoir en propriété de l'argent avec lequel ils gagnent, d'autre argent sans rien faire. J'en vois encore qui ont des terres, et les font travailler par d'autres, en les payant, et puis prennent pour eux les récoltes. Si c'est le fruit du travail qu'on appelle propriété, une ferme devrait appartenir au fermier plutôt qu'à celui qu'on appelle propriétaire. » L'instituteur répond que si un citoyen « a fait des économies sur le fruit de son travail », il a le droit d'en disposer en faveur d'un autre citoyen, par exemple de son enfant, et qu'alors celui-ci pourra jouir légitimement de ce qu'il n'a pas produit lui-même : on appelle cela donation ou héritage ; que, de plus, « un citoyen, maître d'une certaine quantité de richesse qu'il a accumulée ou qu'on lui a transmise, peut la prêter à un autre citoyen, qui lui fait en retour certains avantages : on appelle cela capital et intérêt du capital ». L'élève objecte que les droits de donner, de lester, et de prêter à intérêt ne sont pas des droits naturels : « la loi les reconnaît aux citoyens, mais ne pourrait-elle pas les leur refuser pour l'utilité du plus grand nombre? » L'instituteur explique que « la loi qui abolirait ces droits diminuerait beaucoup la liberté de l'homme, placerait le citoyen dans une trop grande dépendance de la République, et compromettrait l'existence de la famille en la confisquant au profit de la grande communauté ». Tout cela est très orthodoxe ; mais voici qui ne l'est plus :

« L'élève. Existe-t-il des moyens d'empêcher les riches d'être oisifs et les pauvres d'être mangés par les riches?

« L'instituteur. Oui, il en existe, et d'excellents. Sans détruire le droit d'héritage, on peut le limiter pour l'intérêt public ; et sans supprimer l'intérêt du capital, on peut prendre beaucoup de mesures poulie rendre aussi faible qu'on voudra.

« L'élève. Que pensez-vous de la propriété de la terre et du droit de ceux qui se la sont appropriée? Peuvent-ils en user et en abuser, comme je l'ai entendu dire, la cultiver ou ne pas la cultiver, s'emparer de tout un pays, s'ils sont assez riches pour cela, et tenir ainsi le sort des travailleurs à leur merci ?

« L'instituteur. N'en croyez rien. La loi peut imposer toute sorte de conditions à ceux qui ont la terre, et même les exproprier moyennant indemnité s'ils en font un mauvais usage. »

L'instituteur ajoute que la République a le droit « d'intervenir dans les conditions du travail et dans le règlement des prix et des salaires » ; il définit en ces termes les deux droits dont la reconnaissance est nécessaire pour que, conformément à la devise républicaine « Liberté, Egalité, Fraternité », les citoyens soient réellement libres, égaux, et frères : « 1° Le droit à travailler et à subsister par son travail ; 2° le droit à recevoir l'instruction, sans laquelle un travailleur n'est que la moitié d'un homme ».

Enfin, au chapitre X, Renouvier plaçe dans la bouche de l'instituteur cette déclaration faite pour donner la chair de poule aux partisans de la paix à tout prix qui avaient inspiré presque constamment, sous Louis-Philippe, la politique étrangère de la France :

« La République doit être juste envers toutes les nations, et secourable à celles qui sont opprimées. Elle doit pratiquer la fraternité au delà même des limites de son empire, car celui qui opprime un peuple est l'ennemi de tous les peuples. »

Il est difficile de savoir exactement quel accueil reçurent, de la part des républicains, le Manuel de Renouvier et les autres publications du même genre suscitées par la circulaire du 6 mars : le Petit Manuel sur les droits et les devoirs du citoyen, qu'un professeur du lycée de Nancy avait rédigé sur l'invitation du recteur B. Caresme ; le Catéchisme républicain ou Manuel du peuple, rédigé par Ducoux, commissaire du gouvernement provisoire dans le Loir-et-Cher ; le petit livre à l'usage des Israélites, Des droits et des devoirs du citoyen, instruction tirée de l'histoire sainte, par Ben-Baruch ; le Manuel de l'instituteur pour les élections, de Henri Martin, etc. Mais il est certain que chez les ennemis de la République, la publication de ces ouvrages produisit un vif sentiment de colère. Aussi fut-ce le prétexte que choisit, au lendemain des journées de Juin, la majorité réactionnaire pour se débarrasser de Carnot, que le général Cavaignac avait maintenu au ministère de l'instruction publique et des cultes.

La Commission exécutive avait fait présenter à l'Assemblée par Carnot, le 3 juin, un décret allouant au ministère de l'instruction publique un crédit extraordinaire d'un million, destiné à augmenter, pour le second semestre de 1848, le traitement des instituteurs primaires dont le traitement fixe et éventuel, aux termes de la loi du 28 juin 1833, demeurait inférieur à six cents francs. Ce projet de décret vint en discussion dans la séance du 5 juillet ; et le représentant Bonjean, député de la Drôme, se faisant l'organe des haines de la droite, saisit l'occasion pour attaquer Carnot. Il s'exprima ainsi :

« Puisque le ministre demande des fonds, il faut savoir si la direction qu'il imprime à l'instruction publique est conforme à l'intérêt du pays. Or, on a distribué à tous les instituteurs primaires, au nom et peut-être par les ordres du ministre, des écrits tellement dangereux et tellement détestables qu'avant d'accorder les crédits il faut savoir s'il est vrai que ces écrits ont été publiés sous les auspices du ministère. Beaucoup de ces écrits ne portent aucune attache officielle : il n'en est pas de même du Manuel républicain de l'homme et du citoyen, publié sous les auspices du ministre provisoire de l'instruction publique. Il se vend à Paris, chez Pagnerre, éditeur. L'auteur est M. Charles Renouvier, ancien élève de l'Ecole polytechnique. Or, s'il était vrai que ce livre a été adressé à tous les instituteurs pour en faire en quelque sorte le texte de leur enseignement aux enfants de nos écoles, je serais très disposé à refuser toute espèce de concours à M. le ministre de l'instruction publique. Voici des passages sur la propriété ; l'élève s'adresse au maître et lui dit : « Existe-t-il au moins des moyens d'empêcher les riches d'être oisifs et les pauvres d'être mangés par les riches ? » Et l'instituteur entre dans l'esprit de l'élève ; il répond : « Oui, il en existe, et d'excellents. Les directeurs de la République trouveront ces moyens aussitôt qu'ils voudront sérieusement pratiquer la fraternité. » Je continue : « L'instituteur. La loi peut imposer toute sorte de conditions à ceux qui ont la terre, et même les exproprier moyennant indemnité. Ces grands propriétaires que vous avez raison de craindre, sachez que s'ils payaient à la République un impôt convenable, et de bonnes journées à leurs travailleurs, ils se verraient bientôt obligés pour la plupart à vendre leurs terres à des citoyens qui en tireraient un meilleur parti qu'eux. On fera des lois pour cela quand on voudra. » Voilà la morale qu'on enseigne aux enfants de nos écoles! Dans le chapitre VIII, on traite, pour les écoles primaires, de la fameuse question de l'organisation du travail, et voici ce qu'on en dit : « L'élève. La liberté de l'industrie a donc causé de grands maux? L'instituteur. La liberté de l'industrie a amené la concurrence illimitée à sa suite : or la concurrence illimitée a produit la guerre acharnée des travailleurs, rabaissement des salaires, la fraude dans le commerce. L'élève. La République a donc le droit d'intervenir dans les conditions du travail et dans le règlement des prix et des salaires? L'instituteur. Sans doute, elle a ce droit. La République, en assurant au commerce et à l'industrie leur liberté, acquiert par là même le droit de soumettre cette liberté a toutes sortes de conditions tirées de l'intérêt commun. C'est ce qu'on appelle l'organisation du travail. »

L'orateur termina en disant qu'avant de voter le million demandé par le ministre, il invitait celui-ci à déclarer catégoriquement, par un oui ou un non, s'il acceptait ou s'il repoussait de pareilles doctrines.

Une attaque de ce genre était embarrassante pour Carnot ; aussi Jean Reynaud, qui avait été adjoint au ministre par la Commission exécutive, le il mai, comme sous-secrétaire d'Etat (mais il avait résigné ces fonctions le 11 juin, à l'avènement de Cavaignac au pouvoir), voulut-il venir au secours de son ami en répondant à sa place ; la majorité ne le permit pas. Voici comment un journal hostile à Carnot, la Revue de l'instruction publique, raconte l'incident : « Une circonstance ridicule a marqué cette discussion. Comme l'assemblée demandait des explications au ministre, le président a donné la parole : à qui? à M. Jean Reynaud ; si bien que, de toutes paris, on a crié : Le ministre! le ministre! Preuve nouvelle qu'un homme chargé d'une fonction publique ne peut, sans se compromettre, s'absorber dans un autre, et qu'on lui sait toujours mauvais gré d'une abnégation de soi-même honorable peut-être dans un particulier, certainement déplacée et dangereuse dans un ministre. »

Carnot, appelé à la tribune, prononça d'abord une apologie générale des tendances et des actes de son ministère ; puis, abordant la question des manuels, il s'expliqua en ces termes :

« Aussitôt que le principe du suffrage universel eut été posé, j'adressai une circulaire aux recteurs de toutes les académies ; je les invitai à faire composer des manuels républicains, destinés, non point aux enfants, comme on l'a dit, mais aux électeurs, pour leur indiquer la manière de remplir leurs devoirs. La plupart des recteurs ont répondu à mon appel, qui a produit ainsi plusieurs ouvrages fort remarquables. A Paris, deux écrivains éminemment distingués par leurs travaux historiques et philosophiques, MM. Henri Martin et Charles Renouvier, ont composé deux de ces manuels. Ces manuels ont été Publiés, non pas avec l'approbation du ministre de instruction publique, ce qui semblerait indiquer une responsabilité morale en dehors de toutes les convenances, en dehors des usages, mais sous l'autorisation du ministre, ce qui indique seulement qu'il les a lus et que, dans leur tendance générale, il ne les a point trouvés répréhensibles.

« Un représentant à droite. L'aveu est précieux, nous en prenons acte.

« M. de La Rochejaquelein. Il a souscrit pour vingt mille exemplaires.

« M. le ministre. En effet, messieurs, bien que ces manuels aient été composés au milieu de l'orage des passions, et qu'il eût été difficile alors d'exercer une censure sévère, je crois cependant pouvoir affirmer qu'au point de vue de la morale publique ou de la morale privée, ils ne contiennent rien qui ne soit irréprochable.

« Un membre, à droite. Et les attaques à la propriété !

« A gauche. Il n'y en a pas.

« M. le ministre. Ils attaquent, dit-on, la propriété! Eh bien, voici un passage de l'ouvrage de M. Renouvier : « La propriété est le fruit du travail de l'homme. » On lui donne ce nom parce que l'homme peut en » jouir et en disposer dans la mesure fixée par la » loi. »

« M. Bonjean. Les passages que j'ai lus y sont-ils, oui ou non? Voilà la question.

« M. le ministre. Voulez-vous que je continue? « L'élève Pourquoi dites-vous que c'est une sorte de liberté? L'instituteur. Parce que, si le fruit du travail de l'homme était à la République au lieu d'être à lui, si la république pouvait en disposer et en faire jouir qui bon lui semble, l'homme ne serait pas loin d'être, l'esclave de la République. Il lui devrait sa subsistance, et il n'aurait de liberté de vivre que par elle. »

« Une voix. Ça prouve que c'est une macédoine.

« M. Bonjean. Cela se dit du travail direct, mais non pas de la propriété par succession. Voilà la distinction.

« M. le ministre. On peut, dans ces livres, qui, je le répète, ont été publiés, non pas sous l'approbation du ministre, mais avec son autorisation, contester certains principes ; j'en discuterais moi-même plusieurs avec les auteurs ; mais cela est du domaine de la libre discussion. Et surtout ne perdez pas de vue que ce ne sont pas des manuels destinés aux enfants, mais des manuels destinés aux électeurs. »

Le représentant Jules Renouvier prit la défense de son frère : « Il est facile, dit-il, d'attaquer un livre, une doctrine quelconque, avec des phrases tronquées. Je prie donc les membres de cette assemblée de lire en entier ce petit livre, et de déclarer si au point de vue philosophique, au point de vue des vérités sociales qui nous importent à tous, il présente rien de réellement reprochable. Il est écrit d'une manière très logique, et aucune phrase ne peut être séparée de celles qui la précèdent. Dans le chapitre sur la propriété, la phrase incriminée sur les pauvres mangés par les riches est dans la bouche de l'élève, qui parle le langage du peuple, mais elle n'est pas dans là bouche de l'instituteur, qui la relève immédiatement. Vous devez comprendre que l'élève peut émettre quelques expressions vives. (Interruptions et murmures.) Je vous prie, citoyens, encore une fois, de lire le livre qu'on a traduit à votre barre. J'en appelle au livre tout entier contre les conclusions qu'on a voulu tirer de quelques passages. »

Deux autres représentants intervinrent ensuite : ils défendirent le projet de décret, en insistant sur la nécessité de secourir la misère des instituteurs.

Les représentants Bonjean et Baze déposèrent alors un amendement tendant à réduire le crédit de 5000 francs, et Bonjean reprit la parole pour expliquer que l'amendement ne visait pas les instituteurs, mais impliquait défiance à l'égard du ministre.

On vota, et par 314 voix contre 303, sur 617 votants, soit à 6 voix de majorité absolue, l'amendement fut adopté.

Le soir même, Carnot remettait sa démission entre les mains de Cavaignac, et le lendemain Jean Reynaud et Charles Renouvier quittaient leurs fonctions de président et de secrétaire de la Haute Commission des études.

La Revue de l'instruction publique, organe du parti conservateur dans l'Université, fit en ces termes l'oraison funèbre du ministère Carnot :

« Dans la séance du 5 juillet, M. Carnot a éprouvé un échec sérieux. On se rappelle qu'un million avait été demandé pour subvention aux instituteurs pendant le dernier semestre de 1848. M. Bonjean est venu demander une réduction matériellement insignifiante de 5000 francs, en déclarant que c'était un blâme qu'il voulait infliger au ministre qui avait pu recommander des Manuels de l'électeur comme ceux dont il a lu quelques passages. Après un discours très embarrassé de M. Carnot, l'Assemblée a voté l'amendement à titre de blâme contre lui. Le ministre peut voir maintenant combien il a été mal inspiré quand il a pensé à ces petits livres, et combien nous avions raison, dès le 15 mars, de l'engager à ne pas persévérer dans cette voie. Il comprend maintenant où étaient ses véritables amis. »

Renouvier n'accepta pas le blâme de la majorité réactionnaire. En novembre 1848, il fit paraître une seconde édition de son Manuel, revue et augmentée (Comptoir des Imprimeurs réunis). Dans un Avant-propos, il dit : « On imagine bien que, forcé [dans la première édition] d'admettre en collaboration de sa pensée la pensée présumée du gouvernement, et retenu par la crainte de dépasser celle du ministre, l'auteur n'a rien dit cependant qu'il n'ait cru bon, mais il n'a pas dit tout ce qu'il eût voulu dire. D'autre part, ses idées se sont étendues et fortifiées depuis cette époque. Il se félicite donc de ce que toute sa liberté lui est revenue grâce à la majorité de six voix par laquelle il s'est vu implicitement condamner au tribunal de ces juges souverains dont les arrêts ne sont point précédés d'enquête. Aussi bien faut-il aujourd'hui savoir se passer de l'approbation des républicains sages, honnêtes et modérés, ainsi que des auspices des ministres. Le Manuel républicain de l'homme et du citoyen se présente donc au public [, dans cette nouvelle édition,] avec tous ses développements, tant ceux qui avaient pu échapper à l'auteur dans l'admirable tourmente du mois de mars dernier, que ceux que la crainte de la censure ministérielle l'avait force d'élaguer, ou enfin que de nouvelles réflexions lui ont suggérés. Aucune expression d'ailleurs n'y est affaiblie, et rien de significatif n'y est retranché que ce qui était de circonstance et demeure aujourd'hui sans application et sans valeur. Le peuple, pour qui le Manuel a été fait, jugera, s'il daigne le lire ou le relire, que le scandale produit à cette occasion n'est point de ceux dont l'Evangile a dit : Malheur à celui par qui le scandale arrive. Il reconnaîtra que, tout égalitaires que sont les doctrines de l'instituteur qui porte la parole dans ce livre, elles respectent cependant le principe de la propriété et de l'hérédité, pour n'attaquer que la rente et l'usure et le régime du salaire. Enfin il voudra bien épargner à l'auteur toute réponse aux injures de certains journaux ainsi qu'à leurs arguments entachés d'ignorance ou de mauvaise foi. L'oubli les recouvre depuis longtemps. » Une troisième édition du Manuel républicain de l'homme et du citoyen a été donnée en 1904, peu de mois après la mort de Charles Renouvier, par M. Jules Thomas, professeur de philosophie au lycée de Pau ; elle reproduit le texte de la seconde édition ; l'éditeur l'a fait précéder d'une notice sur l'auteur, et l'a enrichie de notes nombreuses et étendues (Paris, A. Colin, 1 vol. in-12 de 316 pages).

A partir de 1854, Charles Renouvier, dont la pensée philosophique avait achevé son évolution, fit connaître en quatre Essais de critique générale (1854-1864) les bases du système auquel il s'était définitivement arrêté, le criticisme ou néo-kantisme. Il collabora à l'Année philosophique de F. Pillon (1867-1869), fonda ensuite la Critique philosophique, qui parut de 1872 à 1890, puis collabora de nouveau à l'Année philosophique dont F. Pillon reprit la publication en 1891. Il faut citer encore de lui, en particulier, la Science de la Morale (2 vol., 1869), et un Petit Traité de morale, à l'usage des écoles primaires laïques, publié par la revue la Critique philosophique, qui parut en 1879 sans nom d'auteur (librairie Sandoz et Fischbacher, in-12). Ce Petit traité de morale, dernière expression de la pensée de Charles Renouvier, a été apprécié en ces termes par un juge compétent, M. E. Boutroux, dans l'élude intitulée Les récents manuels de morale et d'instruction civique (Revue pédagogique, 15 avril 1883, p. 327) : « Le remarquable ouvrage publié par la Critique philosophique, code précis, écrit en style lapidaire, élude de moraliste, aux analyses fines et exactes, belle et profonde composition philosophique enfin, où toutes les parties de la doctrine sont rigoureusement ramenées à l'unité, élimine décidément tout ce qui est susceptible d'introduire dans la loi morale un mobile d'action autre que l'idée même de la loi. Dieu n'est pas nié : mais, selon l'auteur, il vient après la morale, laquelle se suffit à elle-même. En nous seuls, dans notre conscience, se trouve pour nous le fondement de la moralité, le ressort de la pratique aussi bien que les principes de la théorie. Car nul motif d'agir pris hors de la volonté morale elle-même ne saurait être moral. Moralité est autonomie. Quelle est maintenant la définition dernière du bien? C'est la justice ; et ce qui caractérise les actions justes, « ce n'est pas seulement d'être réellement avantageuses, quoiqu'il soit vrai qu'elles le sont ; mais c'est d'être faites en dehors de l'égoïsme par un homme qui conforme sa volonté à la loi morale, respecte la dignité et la liberté d'autrui, et, en un mot, établit entre sa personne et la personne d'autrui cette espèce de balance ou d'équilibre qu'on appelle la justice. »

James Guillaume