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Rendu

Ambroise-Marie-Modeste Rendu naquit à Paris le 25 octobre 1778. Son père, honorable notaire de la capitale, lui fit donner, sous ses yeux, une éducation à la fois libérale et conforme aux" traditions profondément religieuses de la famille. A dix-sept ans, il se trouva en état d'entrer à l'Ecole polytechnique, qui venait de s'ouvrir. Mais, ayant refusé le serment de haine à la royauté exigé par le Directoire, il dut quitter l'établissement avant l'achèvement de ses études, comme « indigne de profiter de l'éducation républicaine qui lui était accordée par la nation ». Cette circonstance le rejeta de l'étude des sciences dans celle des lettres : il se fit l'auditeur assidu de Fontanes au Lycée, et devint bientôt son ami. Lorsque celui-ci eut pris la direction du Mercure, destiné à lutter contre la Décade philosophique et à réagir contre la littérature issue de la Révolution, il s'associa le jeune Rendu, qui se trouva ainsi mis en relations avec l'abbé Delille, La Harpe, Chateaubriand, Joubert, de Ronald, etc., et qui put se souvenir plus tard d'avoir assisté à la lecture des épreuves du Génie du christianisme.

Vers cette époque, il préludait à sa carrière administrative en discutant avec Fontanes un projet de réorganisation de l'Académie française, et à sa carrière littéraire en traduisant la Vie d'Agricola et en commençant, avec Guéneau de Mussy, une édition du Traité des études. Peu de temps après, Fontanes était devenu président du Corps législatif, et Rendu se livrait à l'étude du droit sous Poirier ; il publiait ses Considérations sur le prêt à intérêt. Les principes qu'il professait dans cet ouvrage le faisaient accuser par ses amis d'un peu de jansénisme, peut-être parce que, dit son (ils et son biographe, « à une sévère austérité de moeurs il alliait un instinct de respectueuse indépendance, soutenu par la fidélité aux grandes traditions de l'église de France ». Nous citons ces mots parce qu'ils peignent bien Ambroise Rendu et qu'ils expliquent la ligne de conduite qu'il a tenue en toute circonstance : chrétien convaincu, catholique libéral et gallican, ennemi des doctrines étroites et exclusives dont il devait pourtant voir le triomphe dans ses dernières années, tel on le trouve dans tous ses actes comme dans tous ses écrits.

Pendant que les lettres avec Fontanes et le droit avec Poirier se disputaient le jeune Rendu, Napoléon songeait à la réorganisation de l'enseignement public, et posait, avec Fourcroy, Chaptal, Portalis et Fontanes, les bases de la grande institution qui devait être l'Université impériale. Revenu définitivement à Fontanes, Rendu fut plus d'une fois consulté par lui, et assista plus d'une fois aussi aux laborieuses discussions d'où sortirent enfin la loi du 10 mai 1806 et le décret du 17 mars 1808. Fontanes, créé grand-maître, demanda à l'empereur d'être assisté par des inspecteurs généraux et d'avoir parmi eux « quelques hommes à qui il pût donner son intime confiance, et qui fussent les dépositaires de ses intentions les plus secrètes », et il ajoutait : « Je regarde M. Rendu, ainsi que M. Guéneau de Mussy, comme mes principaux adjoints. Nul ne mérite plus qu'eux mon estime et mon affection. Ils sont en quelque sorte les yeux et les bras dont j'ai besoin pour voir et remuer la grande machine que vous me confiez. »

Nommé inspecteur général et, en outre, membre du Conseil de l'Université, Ambroise Rendu fut en effet le confident des pensées du grand-maître et l'exécuteur de ses décisions. Il ne resta étranger à aucune des mesures prises pour organiser les nouveaux services et en assurer le fonctionnement. Il semble qu'il fut particulièrement chargé de concilier à l'Université naissante les sympathies du clergé : on reconnaît sa main et son esprit dans les circulaires qui furent adressées aux évêques pour obtenir leur concours. "

Au Conseil, il faisait partie de la première section, qui avait dans ses attributions « l'état et le perfectionnement des études ». Plus tard, l'éducation populaire fut particulièrement de son domaine. Il avait contribué à faire rattacher les écoles primaires au vaste plan conçu par l'empereur, et à faire poser en principe « qu'il serait établi des classes normales destinées à fournir des maîtres pour les écoles primaires, et qu'on y exposerait les méthodes les plus propres à améliorer l'enseignement ». Dès les premiers jours de son entrée en fonctions, il se préoccupe des petites écoles et appelle sur elles l'attention des autorités universitaires, surtout celle des autorités ecclésiastiques, les seules sur lesquelles on pût compter alors pour la surveillance et l'amélioration de l'instruction primaire, particulièrement dans les campagnes. Quelques mois après, il poussait le comte Lezay-Marnésia, préfet du Bas-Rhin, à fonder l'école normale qui devait devenir le type des établissements du genre. Lorsque, à la suite de la mission de Georges Cuvier en Hollande et en Allemagne, un décret de novembre 1811 eut prescrit au Conseil de l'Université « de présenter un mémoire sur la partie du système établi en Hollande pour l'instruction primaire qui serait applicable aux autres départements de la Fiance », le Conseil arrêta, sur le rapport de Rendu, un règlement qui eût devancé de quatre ou cinq ans l'ordonnance de 1816, si les évènements du moment n'en avaient fait ajourner l'exécution.

De 1808 à 1815, l'Université avait parcouru sa période d'organisation. A partir de 1815, elle entra dans cette période de lutte qui devait durer jusqu'à nos jours. Les hommes ardents de la Restauration entreprirent d'abattre, dans l'intérêt de la religion et de la liberté, cette « fille du tyran ». Ambroise Rendu, qui avait assisté à la naissance de l'Université, qui, comme il aimait à le dire, « l'avait bercée et emmaillotée », eût peut-être admis, ainsi qu'il le fit plus tard, qu'on la modifiât. Mais il ne put se résoudre à voir détruire, par le morcellement et par une sorte de décapitation (ordonnance du 17 février 1815), une institution qu'il considérait comme le trait d'union entre la vieille société qui s'en allait et une société nouvelle aux aspirations et aux besoins de laquelle il fallait satisfaire. Fidèle à l'oeuvre qui devait être celle de sa vie entière, il s'en fit le défenseur autorisé, et respecté quand même de tous les partis. Ses Quelques observations sur l'ordonnance royale de 1815 contribuèrent, autant que les évènements, à la faire tomber en discrédit ; une nouvelle ordonnance (15 août 1815) substitua seulement au grand-maître une Commission, et laissa le reste à peu près intact. Mais les ennemis de l'Université ne se tinrent pas pour battus : la lutte fut reprise à la Chambre (discours de Murard de Saint-Romain). Rendu reparut sur la brèche, et toute la France libérale lut ses Observations sur les développements présentés à la Chambre, ainsi que les Suppléments qui les suivirent. L'ordonnance du 29 février 1816, à la rédaction de laquelle Rendu prit la plus grande part, provoqua une nouvelle tempête. On sait que cette ordonnance confiait la surveillance des écoles à des comités cantonaux, établissait trois catégories de brevets, créait presque l'obligation, stipulait la gratuité au moins pour les enfants indigents, confiait la présentation des instituteurs aux maires et aux curés, interdisait le mélange des sexes dans les écoles, admettait les associations religieuses autorisées à fournir, à des conditions convenues, des maîtres aux communes, et plaçait ces associations sous le droit commun quant à la présentation, à la surveillance, au brevet, etc. Plusieurs de ces dispositions furent dénoncées dans des pamphets et dans une partie de la presse comme renouvelées des décrets de la Convention, et surtout comme attentatoires à l'indépendance des congrégations religieuses. D'ailleurs, des écoles mutuelles se fondaient, étaient encouragées et menaçaient de faire une concurrence redoutable aux écoles congréganistes qui, dès lors, n'admettaient point volontiers le partage. Les Frères des écoles chrétiennes furent poussés à la résistance. Ambroise Rendu, qui venait d'être appelé au poste de substitut du procureur général près la Cour royale de Paris et qui en était d'autant plus en vue, ne" craignit pas, tout en défendant les Frères, de les rappeler à l'obéissance à la loi et de faire entendre à leurs imprudents amis de dures vérités. Il publia son Essai sur l'instruction publique et particulièrement sur l'instruction primaire, où il débute ainsi : « La question qui s'agite depuis quelque temps par rapport aux Frères des écoles chrétiennes paraît d'abord extrêmement simple : il s'agit de savoir si ces pieux instituteurs, qui dirigent en France une partie considérable des écoles primaires, sont tenus de se soumettre aux formalités que les lois, décrets et ordonnances prescrivent à tous les instituteurs, ou s'il existe dans ces lois, ces décrets et ordonnances, une exception qui dispense les Frères de la soumission commune ». Puis il établit le point de fait et en tire des conclusions rigoureuses : « Les Frères ont obéi jusqu'ici, donc leurs statuts ne font point obstacle à la soumission ». Bientôt, venant à la question de droit, il profite de la circonstance pour examiner « ce que c'est qu'une corporation dans un Etat ; quels doivent être ses rapports essentiels avec la puissance publique ; s'il serait possible qu'il s'établît en France, au dix-neuvième siècle, sous la monarchie constitutionnelle, un phénomène que la France n'a jamais vu ni souffert, c'est-à-dire une corporation quelconque qui, n'existant que par l'Etat et pour l'Etat, aurait le monstrueux privilège d'obéir aux lois et aux ordonnances selon le bon plaisir d'un chef absolu qui serait lui-même indépendant de ces lois et ordonnances ». Dans cet ouvrage, qui ne contient pas moins de trois volumes, Ambroise Rendu esta la fois jurisconsulte, apologiste et historien. Ses plaidoyers en faveur de l'Université, au fond en faveur de l'enseignement laïque, du moins de l'enseignement laïque tel qu'il le comprenait avec ses contemporains, c'est-à-dire chrétien et confessionnel, présentent encore aujourd'hui un vif intérêt ; on aime à repasser par ces luttes ardentes, à voir avec quelle rigueur de raisonnement, avec quelle ampleur de vues, un homme de bien convaincu combat des adversaires revenus de l'émigration sans avoir rien appris ni rien oublié.

En 1820, Rendu prit place parmi les membres de la Commission de l'instruction publique, et, quand celle-ci devint la même année (ordonnance du 1er novembre) le Conseil royal de l'instruction publique, il fut le sixième conseiller, qui devait « exercer les fonctions de ministère public, et être chargé en outre de l'instruction et des rapports concernant l'instruction primaire et les écoles primaires ». Il conserva pendant trente ans cette sort de magistrature. On peut voir dans son livre L'Université de France et sa juridiction disciplinaire comment il en comprenait l'exercice. Il voulait, pour tout fonctionnaire de l'Université, sécurité et dignité. «Ce que vous donnerez aux hommes en témoignages d'estime, disait-il, ils vous le rendront en dévouement. Nous n'avons pas affaire à des commis et à des agents improvisés d'une administration matérielle. Nous avons devant nous non pas des machines, mais des hommes ; non pas des instruments dont l'un vaut l'autre, mais des intelligences dont chacune a sa valeur propre et qui ont formé, au prix de longs et méritoires efforts, le trésor moral qu'elles mettent à notre disposition. Tâchons de leur témoigner du respect. »

Au milieu d'occupations de détail qui ne lui demandaient pas moins de seize heures par jour, il ne perdait pas de vue les grands intérêts de l'instruction populaire. Sa pensée se porta constamment sur trois points : 1° création d'un système d'enseignement répondant aux besoins des classes vouées à l'industrie ; 2° fondation d'établissements destinés à former des instituteurs ; 3° organisation d'un système régulier de surveillance et d'inspection.

L'heure n'était pas encore venue pour l'accomplissement du premier de ces projets. Rendu ne vit naître que quelques établissements d'enseignement professionnel (une institution commerciale pour former des négociants et des gens d'affaires à Limoges, un cours de théorie et de pratique commerciales à Toulouse, une école de commerce et de langues au Havre, un cours de sciences physiques et d'arts qui précéda la grande école professionnelle de Mulhouse, etc.). Le second projet marcha au moins aussi lentement d'abord : les écoles normales de Strasbourg, de Rouen, d'Heldefange et de Bar-le-Duc restèrent longtemps des créations isolées ; mais à partir de l'ordonnance du 14 février 1830, et surtout de la loi de 1833, les progrès furent considérables. Sous la loi de 1833, Rendu put voir aussi l'inspection créée et organisée. Ce fut sur son rapport qu'un arrêté du Conseil royal, en date du 27 février 1835, régla les attributions et les fonctions des inspecteurs primaires, et qu'une ordonnance du 13 novembre 1837 leur adjoignit des sous-inspecteurs.

En même temps, Rendu portait ses préoccupations sur les cours d'adultes, les conférences d'instituteurs, les écoles de filles et en particulier sur les salles d'asile. Nommé président de la commission supérieure qu'instituait l'article 16 de l'ordonnance du 22 décembre 1836, ordonnance qu'il avait lui-même provoquée et préparée, Ambroise Rendu travailla, pendant treize ans, à consolider cette nouvelle institution, à lui concilier les sympathies, notamment celles du clergé, et au besoin à la défendre, car il devait être jusqu'au bout dans sa destinée de défendre en quelque sorte d'une main ce qu'il édifiait ou contribuait à édifier de l'autre. C'est ainsi qu'en 1839 il dut, en présence des attaques dont les écoles normales étaient l'objet, prendre leur défense dans ses Considérations sur les écoles normales.

En 1847, Ambroise Rendu chercha à améliorer la situation matérielle des instituteurs. Georges Cuvier, dans son rapport de 1810, avait proposé de fonder la réorganisation de l'enseignement primaire sur « le bien-être des maîtres, la surveillance des inspecteurs et le perfectionnement des méthodes ». Ce bien-être se faisait longuement attendre. La loi de 1833 avait assuré aux instituteurs le logement et 200 francs, c'est-à-dire le couvert et un morceau de pain. Pour le surplus, le sort dépendait du nombre de leurs élèves et de l'importance du poste qu'ils parvenaient à conquérir. Rendu et le ministre Salvandy (projet de loi du 31 mars-12 avril 1847) proposèrent de classer les écoles en trois catégories auxquelles correspondraient des traitements minimum de 600, de 900 et de 1200 fr., minimum qui pouvait être dépassé par la plus-value de la rétribution scolaire. Ils se montraient, comme on le voit, plus généreux que n'allaient l'être les législateurs de 1850, et voulaient créer dans le service des écoles, une hiérarchie qui n'a été définitivement établie que de nos jours.

L'heure approchait où les institutions auxquelles Ambroise Rendu s'était voué, et dont il pouvait bien dire quarurn pars magna fui, allaient courir un suprême danger. Ses efforts pour concilier l'Eglise et la société laïque, pour amener le clergé et l'Université à se donner la main sur le terrain de l'enseignement, n'avaient point abouti : le clergé ne voulait plus se contenter de la part que lui avait assignée le fondateur de l'Université ; il réclamait au moins un partage, et les événements de 1848 assurèrent son triomphe en même temps que celui des congrégations religieuses. Peut-être Ambroise Rendu se fit-il une dernière illusion : il voulut voir, dans la loi de 1850, une transaction destinée à consolider plutôt qu'à détruire l'oeuvre de sa vie, « un pacte de famille, un traité d'alliance entre deux puissances amies qui se proposent un même but et qui veulent y marcher de concert ». Mais il comprit que son rôle finissait avec celui de ce Conseil impérial ou royal dont il avait été, pendant près d'un demi-siècle, la lumière et l'âme, au sein duquel il avait préparé tant de lois, d'ordonnances et de règlements, émis tant de sages avis qui font encore jurisprudence aujourd'hui et qu'il avait lui-même réunis et systématisés dans un ouvrage considérable, resté comme le monument de la législation de l'enseignement public pendant les cinquantes premières années du siècle, le Code universitaire. En 1849, au moment où allait se clore sa carrière administrative, il dut publier une seconde édition de ses Considérations sur les écoles normales, afin de sauver ces établissements de la ruine complète dont ils étaient menacés. L'année suivante, par un avis émis au mois de mai 1850 et appuyé sur tous les motifs que put lui fournir sa science de jurisconsulte, il chercha à réagir contre l'abus que faisaient les préfets de la triste loi du 11 janvier 1850, pour maintenir en faveur des instituteurs le droit de n'être point frappés sans avoir été entendus ou dûment appelés. Au mois de juin 1850, laissant à M. Pillet, son collaborateur des derniers jours et alors chef de la division de l'instruction primaire au ministère de l'instruction publique, le souci de suivre les écoles et les maîtres dans leurs nouvelles destinées, il rentra dans la vie privée. S'il avait éprouvé plus d'une déception et s'il voyait derrière lui des ruines, il se retirait au moins avec la satisfaction du devoir longuement et noblement accompli, et avec la consolation d'emporter l'estime de tous, même celle des partis qu'il avait combattus, car on pouvait dire de lui comme du héros romain dont il avait traduit la vie dans sa jeunesse : Virtute in obsequendo, verecundiâ in praedicando, extra invidiam nec extra gloriam erat.

Ambroise Rendu vécut encore dix ans dans la retraite, assistant aux évènements sans s'y mêler et se livrant à des travaux de prédilection (élude de l'hébreu, traduction et commentaire des psaumes). Atteint d'une paralysie de la langue en 1860, il mourut le 12 mars de la même année.

A consulter : M. Ambroise Rendu et l'Université impériale, par Eugène Rendu, Paris, 1861, in-8°.

Eugène Brouard