bannière

r

Renaissance

Le mot Renaissance, qui devrait répondre à une notion très précise, est devenu l'un des plus vagues de notre langue, comme un signe qui s'est usé à force d'être mis en usage, et auquel ne se rattachent plus que des idées assez incertaines. Pour les uns, il indique une période historique qui, prise au point de vue de la France, commence au temps de l'expédition de Charles VIII en Italie, et s'étend jusqu'à celui de Henri IV, ou même jusqu'à Louis XIII ; si l'on veut entendre la Renaissance totale, l'italienne avant tout, il faut remonter bien plus haut et y faire entrer tout le quinzième siècle ; les personnes qui s'intéressent aux origines des grandes crises intellectuelles et qui, dans un fleuve, comptent volontiers la source elle-même, pénètreront jusqu'au coeur du quatorzième siècle, jusqu'à Pétrarque tout au moins. Mais ici, nous n'avons, en quelque sorte, qu'une délimitation chronologique. Le plus souvent, on emploie le mot de Renaissance pour signifier soit le réveil des études antiques et le retour aux écrivains classiques, soit l'évolution des arts du dessin vers une expression plus libre et plus vivante de la nature, de la beauté, de la joie, soit la sécularisation de l'esprit moderne qui, affranchi des traditions religieuses, des entraves scolastiques du moyen âge, commence les littératures modernes. Il y a là des notions justes, à la condition qu'on mesure avec précision l'extension de chacune d'elles ; il faut convenir, par exemple, qu'au moyen âge presque tous les écrivains anciens, que la Renaissance semblera retrouver au fond d'une cave, étaient connus, lus, commentés et compris des lettrés de l'Occident ; que le rajeunissement des beaux-arts avait commencé, en Italie, dès le treizième siècle, pour la sculpture d'abord, avec Nicolas de Pise, puis, pour la peinture, avec Giotto ; ces deux artistes avaient retrouvé la bonne tradition : Nicolas, par l'étude des formes grecques sur les bas-reliefs du Campo Santo de Pise ; Giotto, par l'observation passionnée de la nature. Pour l'architecture, on n'oubliera pas que le dôme de Pise est du douzième siècle, et que le gothique en est déjà bien séduisant : enfin, pour ce qui concerne les littératures de la Renaissance et le témoignage qu'elles donnent d'une sorte d'affranchissement de l'esprit humain, on se souviendra de l'aisance parfaite avec laquelle s'étaient joués jadis de toute discipline ecclésiastique ou féodale, en Italie, Dante, Pétrarque et les conteurs de nouvelles, dès le treizième siècle ; dans la France du midi, les troubadours ; dans celle du nord, les trouvères tels que Rutebeuf, les auteurs de contes et de fabliaux, les écrivains satiriques qui inventèrent, en plein douzième siècle, la multiple épopée de Renart. Ainsi, les principaux courants de la Renaissance remontent bien au delà du quinzième siècle ; mais on n'aurait, d'ailleurs, sur la Renaissance, qu'une idée tout à fait fausse, si l'on imaginait qu'elle a seulement réuni tous ces courants en un lit commun, puis qu'elle en a réglé la marche et fixé la direction. L'originalité de la Renaissance est autrement grande. Elle est dans une conception nouvelle, ou plutôt retrouvée, de la nature et de la vie humaines, conception que n'a point formée un commerce plus intime et plus libre des écrivains et des civilisations de l'antiquité, mais que l'antiquité a éclairée, encouragée, et rendue très consciente. L'homme s'est replacé dans les conditions intellectuelles, morales et parfois même sociales où l'avait établi, antérieurement au christianisme, la civilisation du monde gréco-romain. Il a repris la pleine autonomie de sa raison. Il a rendu à toutes les forces de son coeur, à ses passions, même aux plus violentes, toute la liberté de leur énergie. Il n'a point, sans doute, répudié le christianisme, mais il a rejeté pour toujours les idées sur lesquelles reposait le christianisme ascétique du moyen âge ; il ne veut plus considérer la vie terrestre comme une épreuve préparatoire à la vie future ; il la croit bonne en soi, une fin réelle et non plus seulement un moyen de mériter le ciel ; il est persuadé que rien de ce qui vit en nous ne doit être mutilé, que le plaisir, que l'instinct expriment la nature humaine d'une façon aussi légitime que la sagesse, la science, l'enthousiasme: à la discipline imposante du moyen âge qui, par (es formes rigoureuses de la société chrétienne, catholique et féodale, par les communes municipales, par la scolastique et le monachisme, a encadré étroitement l'individu et entravé tous les mouvements de la pensée ou de la volonté personnelles, l'homme de la Renaissance a substitué le droit absolu de la conscience individuelle ; à la tradition gothique, l'initiative de la personne responsable ; à la règle inflexible, la liberté.

C'est bien ainsi que s'est produite en Italie la Renaissance, dont l'oeuvre première a été de briser les moules de la vie politique et sociale, et de fonder, sur les débris du régime impérial, pontifical, féodal et municipal, une Italie nouvelle, le principat ou la tyrannie. Autour du tyran italien s'organise comme par une nécessité logique une civilisation nouvelle, où le citoyen, comme le prince, ne vaut que par lui-même et par lui seul, où il se sont d'autant plus fort pour le combat de plus en plus dur de la vie qu'il est plus savant, plus audacieux, plus passionné, moins scrupuleux. Il ne compte plus que sur lui, il se répète la maxime de Léo Battista Alberti : « L'homme peut tirer de lui-même tout ce qu'il veut ». De là, chez les Italiens de la Renaissance, une puissance de volonté extraordinaire qui, en quelques-uns, artistes tels que Brunelleschi, Michel-Ange, Léonard de Vinci, s'est rencontrée avec une richesse de connaissances et d'aptitudes véritablement prodigieuse. Ils pratiquent à la fois, en maîtres, deux ou trois arts, écrivent des poésies, sont mathématiciens et ingénieurs, au besoin chimistes, tailleurs de marbre, fondeurs en bronze. De là, chez les diplomates et les hommes d'Etat, tels que Machiavel ou Guichardin, une expérience universelle qui touche à tous les intérêts d'une nation, histoire, politique, économie politique, art de la guerre, théorie de l'impôt, institutions des peuples étrangers. Une si large culture a aiguisé en eux, au plus haut degré, le Sens critique qui va souvent jusqu'au scepticisme, le don de l'ironie, qui ne recule pas assez en face de la satire implacable, du pamphlet mortel dont l'Arétin a laissé le modèle. En réalité, ils n'ont gardé, pour le gouvernement de leur vie intellectuelle ou morale, qu'une seule règle, mais souveraine : le développement illimité de la nature humaine, emportée par la recherche d'une infatigable curiosité, par la force de ses passions et de ses convoitises, même jusqu'aux derniers excès de l'égoïsme, de la fourberie, de la volupté. Rien ne leur semblait bon, qui ne leur donnât les plus vives jouissances du pouvoir ou de la richesse, de la science ou de la poésie. En peinture comme en poésie, ils ont renoncé à la tradition édifiante, et ne sont plus satisfaits que par les formes les plus belles, par les arrangements les plus pittoresques, les couleurs les plus séduisantes, les fables les plus étonnantes ou les plus gaies, tout ce qui fait la joie de leurs yeux ou de leurs esprits. Ils savent réaliser, dans leur vie extérieure, ces conditions d'énergie harmonieuse ou de sensualité fine qui leur semblent indispensables à la satisfaction de leur conscience ; jamais et nulle part les cités n'ont offert au regard de tous de telles pompes et de telles fêtes, entrées de princes, cavalcades, décors éclatants des palais et des rues, jeux publics, réjouissances et allégories du carnaval ; jamais non plus la vie de société ne s'est entourée d'un cadre plus magnifique : les palais et les villas, l'ameublement où les marbres précieux se rencontrent avec les étoffes soyeuses, brochées d'or, avec les arazzi, les tapisseries des Flandres, les bronzes antiques, les salons où l'on disserte sur Platon, où l'on écoute les stances de l'Arioste ou de Boiardo. Tout cet appareil qui a tant surpris les barons français de Charles VIII, à peine échappés de leurs tristes manoirs féodaux, fut le symbole visible de cette jeunesse renouvelée de la civilisation qui s'appelle la Renaissance italienne.

Grâce à sa puissance contagieuse, la Renaissance de l'Italie a très profondément, parfois même d'une façon hâtive, transformé la civilisation du reste de l'Occident. La France, l'Allemagne, l'Angleterre, l'Espagne, les Pays-Bas se sont assimilé avec plus ou moins d'originalité les arts, les formes poétiques, la vie princière, la vie de société et de conversation, le luxe extérieur, les moeurs et le caractère visible, les vices même, de la péninsule. L'initiation commença par la France ; c'est là qu'elle fut à la fois la plus complète et la plus brusque. Elle renouvela en peu de temps l'ensemble même de la vie de l'esprit. Les autres contrées accomplirent avec plus de lenteur leur conversion. L'Angleterre et l'Espagne ne se rendirent que dans la seconde moitié du seizième siècle ; l'Allemagne, tout entière à la Réforme, ne reçut pendant longtemps de la Renaissance que la culture purement intellectuelle et érudite de l'humanisme. Sur ce dernier point, qui était capital, toute l'Europe fut vite d'accord avec l'Italie. Dans la Péninsule comme partout ailleurs, l'esprit très particulier dans lequel on reprit l'étude des lettres antiques fut le signe le plus frappant de l'évolution de la conscience européenne. Dorénavant l'intérêt supérieur de la vie humaine, que le moyen âge avait placé, tout au moins en théorie, dans la recherche du bonheur éternel, par le renoncement et par la foi, s'est concentré dans l'homme lui-même ; il était donc naturel que l'on revînt, avec la plus vive curiosité, à la Grèce et à Rome, c'est-à-dire à la civilisation toute rationaliste de notre race, et que les écrivains, les philosophes, les poètes qui, libres de toute préoccupation religieuse, de toute angoisse mystique, ne nous entretenaient que d'eux-mêmes et de nous-mêmes et s'enfermaient avec nous dans l'horizon plus étroit, mais réel et tangible, de la cité et de la famille, fussent lus, analysés, commentés avec une insatiable avidité. Les littératures antiques semblaient donner, à des hommes convaincus de l'excellence de leur raison, le spectacle encourageant de tout ce que pouvait faire de grand la raison livrée à son propre instinct. Elles leur ouvraient, pour les faiblesses du coeur, des trésors d*indulgence ; elles ne les obligeaient à renoncer à aucune des séductions de la vie ; elles leur enseignaient l'art de s'accommoder aux misères du monde, aux trahisons de la fortune ; elles traitaient les passions avec une sagesse moyenne, moins en maladies mortelles de l'âme, qu'en forces naturelles qui, réduites harmonieusement à une équitable mesure et tempérées par la prudence ou l'honneur, sont encore une source de joies légitimes. C'est bien cette éducation toute laïque de la conscience moderne que les humanistes de la Renaissance ont tirée des lettres classiques. On comprend dès lors pourquoi ils ont été, en si grand nombre, je ne dis pas les ennemis du christianisme, mais les adversaires de l'Eglise et des ordres religieux, pourquoi la Réforme, à ses débuts, s'est appuyée sur eux, et, un peu plus tard, quand elle s'organisa et voulut se fortifier par l'austérité des doctrines morales, pourquoi elle se trouva, à son tour, en lutte avec quelques-uns d'entre eux, Erasme, par exemple, Budé, Rabelais, ou même les Estienne. Aussi est-ce surtout au seizième siècle, et dans les pays où la Réforme et le catholicisme se sont fait la guerre la plus rude, que l'on aperçoit très clairement, grâce au contraste le plus curieux, ce qu'il y a d'essentiellement original dans l'esprit de la Renaissance. Les humanistes et les artistes sont arrivés à une sorte d'indifférence qui leur permet de vivre en dehors des passions religieuses de leur temps ; tandis que, du côté des sectaires des deux églises, nous ne voyons que troubles de toutes sortes, discussions envenimées par des haines implacables, des calomnies horribles, les lettrés semblent se replier tranquillement vers les « temples sereins » de la sagesse et de la science, aussi loin que possible du champ de bataille religieux. « Je n'ai d'autre souci que celui de mon repos », écrivait Erasme vieillissant à Ulrich de Hutten. Ce mot n'est point d'un égoïste étroit, mais d'un véritable humaniste, qui a recueilli tout le miel des doctrines antiques et sait que le bonheur résulte de l'équilibre intérieur, de la mesure exquise de toutes les émotions, de la maîtrise incontestée de la raison ; conditions très délicates à régler, mais qui, une fois mises d'accord, donnent la paix et la parfaite sérénité. C'est à ce régime intellectuel et moral que Rabelais conviait tous les esprits distingués, les hommes et les femmes d'élite pour lesquels il édifia l'abbaye de Thélème. Là «estoyent es belles grandes librairies en grec, latin, hébrieu, françois, tuscan et hespaignol ». Mais tout n'y est point bibliothèque. Ceci est un palais de la Renaissance, aéré, lumineux, orné de fresques, de tapisseries, de statues, entouré de prairies, d'eaux courantes, de jardins de plaisance. On n'y voit de chapelle pour aucun culte ; mais la devise inscrite sur la porte de ce singulier couvent, Fay ce que vouldras, ne doit pas inquiéter les moralistes, « parce que gens libères, bien nays, bien instruictz, conuersans en compaignies honnestes, ont par nature ung instinct et aguillon qui tousiours les poulse à faictz vertueux, et retire de vice : lequel ilz nommoyent honneur ».

On conçoit facilement que la pratique et la théorie de l'éducation aient préoccupé les hommes de la Renaissance. Malgré leur dévotion pour les lettres classiques, ils ont su se préserver d'un pédantisme de collège qui les aurait ramenés aux disciplines scolastiques du moyen âge. Ils ont tenté le plus constant effort pour créer une éducation libérale et complète ; ce n'est point leur faute si, chez nous, les jésuites, l'université, peut-être aussi Port-Royal, sont revenus sans cesse aux vieilles routines, aux enseignements surannés. L'Italie avait, la première, élargi de la façon la plus généreuse les cadres de l'éducation. Dès le quatorzième siècle, elle avait invité les femmes à goûter, sans hésitations ni réserves, à la vie de l'esprit ; elle eut, au seizième, des dames lettrées, telles qu'Isabelle d'Este et Vittoria Colonna, qui surent demeurer gracieuses tout en étant savantes. Jusqu'au milieu du quinzième siècle, la Renaissance avait été surtout latine dans la Péninsule ; l'instinct national semblait attacher l'Italie à la civilisation romaine plus étroitement qu'à la Grèce. Nicolas V, Bessarion, Marsile Ficin, les platoniciens de Florence l'accoutumèrent rapidement à la culture hellénique. Enfin, l'Italie, en qui la vie était si orageuse et si intense, ne voulut point que l'éducation ne fût que dans les livres, les exercices purement intellectuels, ni qu'elle se développât, comme une plante de serre chaude, entre les murs d'une classe ou d'une bibliothèque. On peut voir encore, dans le Cortigiano de Castiglione, au commencement du seizième siècle, quels exercices corporels, quels arts libéraux doit pratiquer un cavalier accompli : c'est déjà, mais avec plus de mesure et d'élégance, et, en plus l'art de la conversation mondaine et enjouée, le programme de Gargantua.

Rabelais fut assurément, dans noire seizième siècle, l'homme qui entendit le mieux l'éducation selon la tradition italienne ; il sentit à merveille ce que les lettres grecques devaient ajouter à la culture des humanistes de la première heure (Voir Rabelais) ; sur la question de l'éducation des femmes, il se montra même plus libéral que ne fut plus lard Montaigne. « Que diray-je? » écrit Gargantua à son fils, après lui avoir énuméré les progrès de la science depuis vingt ou trente années en France ; « les femmes et filles ont aspiré à ceste louange et manne celeste de bonne doctrine ». Montaigne n'eut pas la science encyclopédique de Rabelais, mais il vécut dans un commerce plus littéraire avec les anciens, surtout avec Plutarque et Sénèque, et son génie observateur, si fort pour l'analyse de conscience, éclairé par ces deux sages, a pu pénétrer plusieurs des plus profonds recoins de la nature humaine. Mais il est bien intéressant de voir que ces deux grands esprits, sur le point capital en matière d'éducation, à savoir sur la préparation rationnelle à la vie active, sont d'accord l'un avec l'autre, et que Montaigne, toujours attentif à son expérience propre et dont les vues sont plus modérées que celles de Rabelais, cherche en réalité le même idéal.

« Ce n'est pas une âme, écrit-il, ce n'est pas un corps qu'on dresse, c'est un homme, il n'en faut pas faire à deux. Et comme dit Platon, il ne faut pas dresser l'un sans l'autre, mais les conduire également, comme une couple de chevaux attelez à mesme timon. Ce grand monde, c'est le miroir où il nous faut regarder, pour cognoistre de bon biais. Somme, je veux que ce soit le livre de mon escolier. Je trouve ces ergotistes plus tristement encore inutiles. Nostre enfant est bien plus pressé : il ne doit au paidagogisme que les premiers quinze ou seize ans de sa vie : le demeurant est deu à l'action. Employons un temps si court aux instructions nécessaires. Ce sont abus, ostez toutes ces substilitez espineuses de la Dialectique, de quoy nostre vie ne se peut amender, prenez les simples discours de la Philosophie, sçachez les choisir et traitter à poinct ; ils sont plus aisez à concevoir qu'un conte de Boccace. » Néanmoins, comme toute doctrine systématique sur l'éducation se ressent toujours du moment historique et du milieu social où elle se produit, tandis que l'élève de Rabelais, qui vit encore dans l'époque féodale, devient un robuste et infatigable baron, le disciple de Montaigne, mieux préparé pour une civilisation plus élégante, et que l'on intéresse aux choses de la société et de la conversation plus qu'aux faits de la nature, se forme aux belles manières et reçoit un maître à danser, « afin que la bienséance extérieure, et l'antre gent et la disposition de la personne se façonnent quant et quant l'âme ». Le moyen âge avait excellé à dresser des chevaliers et des docteurs scolastiques, mais il n'était pas possible alors d'être à la fois grand doc-leur et bon chevalier : la Renaissance sut cultiver, dans la même personne, le lettré, l'érudit, le cavalier, le gentilhomme, l'homme du monde.

Émile Gebhart