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Religion

 Nous ne songeons pas à traiter ici la question tant débattue de la valeur du sentiment religieux et de son rôle dans l'histoire de l'humanité. Nous ne voulons aborder, et très sommairement, que le problème pédagogique proprement dit.

Nous venons de rappeler, dans l'article qui précède, les raisons qui ont déterminé le législateur français à mettre l'enseignement religieux, sous toutes ses formes et à tous ses degrés, en dehors du programme des écoles publiques. Ce point de vue, qui est celui de toute notre législation depuis trente ans et qui avait prévalu même avant la loi de séparation des Eglises et de l'Etat, a été exposé aux articles France, Morale, Laïcité, Neutralité, etc. Nous n'avons rien à y ajouter.

Mais on peut se demander si les objections faites à l'enseignement religieux donné dans l'école publique au nom des pouvoirs publics portent plus loin, si elles atteignent toute culture religieuse, même donnée dans la famille, ou dans l'école privée agissant au nom de la famille (école de semaine, école du dimanche, école du jeudi).

Bien entendu, pour les croyants des différentes confessions, la question ne se pose même pas : c'est déjà une concession à l'impiété que de la laisser poser. Pour eux donc, la connaissance de la religion étant la première en dignité et la plus nécessaire de toutes, non seulement elle ne peut disparaître, mais elle doit rester l'inspiratrice de toutes les autres : omnis disciplina, ancilla theologiae. Il serait donc superflu d'entamer avec les partisans de cette doctrine une discussion quelconque : ils déclarent la vérité qu'ils professent si supérieure à la raison humaine que celle-ci n'a qu'à incliner sa superbe devant Dieu, c'est-à-dire devant l'Eglise.

Mais, même parmi les éducateurs laïques, parmi les libres-penseurs qui n'hésitent pas à approuver la laïcité de l'école et qui acceptent, dûment interprété, le qualificatif dont on a voulu faire une injure et qui n'est qu'une calomnie, « l'école sans Dieu », même parmi eux, nous ne dissimulerons point que deux opinions sont en présence dont le contraste est tranché. On en trouvera un aperçu dans l'article consacré à Félix Pécaut, celui des modernes éducateurs laïques à propos duquel la question se pose le plus naturellement.

Les uns considèrent le fait religieux comme un phénomène caractéristique d'une civilisation inférieure. Ils n'en nient point l'étendue, le grand développement historique, l'incontestable influence sur des millions d'hommes et sur de longs siècles, mais ils n'en concluent pas à sa valeur : il a pu faire partie de cette masse énorme de préjugés, d'erreurs et de sottises dont est jonchée la route de l'humanité et dont ils ne voient pas la nécessité de proclamer les bienfaits, encore moins de perpétuer l'action. Peu importe qu'il ait fallu compter avec ces obstacles au développement rationnel de l'esprit humain : l'éducateur d'aujourd'hui prend les enfants qu'il est chargé d'instruire tels que la société contemporaine les lui envoie, dans les conditions où elle les place, avec les ressources qu'elle leur offre, et sans autre obligation que de cultiver normalement leurs facultés normales. Il n'a donc pas à les, faire repasser par toutes les phases obscures qu'ont fait traverser à nos lointains ancêtres l'ignorance, la crédulité, le dérèglement d'une imagination seule maîtresse d'un esprit dépourvu à la fois d'expérience et de raisonnement.

Les autres répondent que le fait religieux est un fait humain, qu'il a grandi avec l'humanité, s'est transformé comme elle. Grossier, sauvage, naïvement égoïste et aveuglément crédule chez l'homme primitif, il s'imprègne de justice dans la mesure où la société elle-même acquiert cette idée de justice, il s'adoucit, se dématérialise, se moralise, s'idéalise. Quand l'humanité passe des religions naturalistes aux religions à base éthique, le progrès est visible. Il y a un abîme entre les pratiques du sorcier nègre et la prière du chrétien, entre les sacrifices d'animaux qui ont été pendant tant de siècles l'acte essentiel du culte dans tout le monde civilisé et les cérémonies religieuses qui les ont remplacés par des actes ou des symboles essentiellement spiritualistes. Mais ce qui est au fond de ces manifestations, si différentes qu'elles soient, c'est la même idée et le même sentiment, à savoir une intuition, une affirmation de rapports entre nous et l’inconnu, que cet inconnu apparaisse, suivant les âges, sous la forme de forces monstrueuses, de puissances aveugles et terribles, sous celle d'une volonté souveraine et implacable, sous celle d'une volonté juste et sage, ou sous celle d'une bonté infinie. L'éducation peut-elle faire abstraction d'un tel fait ou plutôt d'un tel ensemble de faits qui constituent la trame même de l'histoire de l'esprit humain?

Laissant même de côté tout le passé du genre humain, et s'enfermant uniquement dans le souci de bien élever aujourd'hui l'enfant d'aujourd'hui qui leur est confié, les éducateurs dont nous résumons les vues demandent à tous les hommes de bonne foi s'il n'y a pas dans le sentiment religieux, pris à la hauteur où nous pouvons le prendre, une puissance et une vertu éducatrice sui generis que rien ne remplace. Et pour notre pays, par exemple, distinguant à ce point de vue entre l'anticléricalisme et l'antichristianisme, ils concluent à ce que l'éducation laïque, en même temps qu'elle détruit l'esprit d'asservissement, la foi aveugle et l'obéissance passive, maintienne le sens du divin, l'aspiration à l'infini, la perception de l'au-delà qu'aucune science n'atteint, mais qu'aucune science ne permet de nier.

Ni à l'une ni à l'autre de ces deux thèses nous ne saurions souscrire sans réserves. Elles ont toutes deux leur raison d'être, mais toutes deux font trop de la religion une chose en soi, une chose à part que les uns déprécient comme les autres l'apprécient, à l'excès. La vérité est, nous semble-t-il, du moins au point de vue de l'éducation moderne, que le phénomène religieux devrait être désormais envisagé moins comme un ordre distinct de faits spécifiques que comme un aspect, une forme et un degré que peut revêtir l'activité de l'âme humaine dans tous ses domaines : pensée, sentiment, volonté. Et c'est parce qu'ils le considèrent ainsi sans bien s'en rendre compte, que les partisans de l'esprit religieux en réclament le maintien clans l'éducation. Qu'on lise attentivement, par exemple, la magistrale conférence de M. Boutroux sur la morale et la religion (Revue des Deux-Mondes du 1er septembre 1910), le plus récent et le plus grave témoignage en faveur du sentiment religieux dans l'éducation: on s'aperçoit que sous le nom de religion, ce qui est préconisé, c'est simplement un état d'esprit idéaliste, une disposition de l'âme à croire, à espérer, à aimer tout ce qui est bon, vrai et beau avec assez de force pour que la vie entière s'en ressente.

C'est en ce sens qu'il faut chercher la solution du problème pédagogique qui nous occupe. On a dit, en termes empruntés à la langue du jour : Il faut laïciser la religion. Peut-être serait-il plus juste de dire : Il faut garder du divin tout ce qui est humain, garder de la religion non les mots qui passent, mais les choses qui durent. Ce qui dure, c'est la nature humaine, avec ses besoins et ses ressources, avec ses forces et ses faiblesses, ses élans et ses chutes, avec ses efforts de savoir méthodique pour éclairer un petit point de l'univers et ses curiosités inassouvies à la rencontre de l'inconnu qui est presque tout.

Telle qu'elle est, cette nature humaine, modifiée à la surface seulement par l'action des siècles, gardons-nous de la violenter, de la mutiler. Ne supprimons rien de ce qui est humain, mais ne laissons pas non plus reprendre et confisquer par les organisations officielles de la religion ce qui ne leur appartient pas, ce qui appartient en somme à la nature humaine.

Quand on commence par définir religion l'ensemble des puissances de l'âme capables d'élever l'homme au-dessus de l'animalité, d'engendrer l'enthousiasme, la foi et l'ardeur pour toutes les nobles causes, le dévouement, l'héroïsme, et qu'ensuite on oppose à cette large conception de l'idéal humain, par une autre définition non moins arbitraire, une prétendue morale qui serait un froid et sec recueil de recettes sans grandeur et de préceptes sans beauté, il est facile d'avoir raison : qui ne conclurait d'avance à l'infériorité de cette morale comparée à cette religion? Mais ce n'est là qu'un vain cliquetis de mots.

La vraie morale comprend avec la même force et au même degré tous les éléments qui font de la religion une puissance spirituelle. Et la vraie éducation morale est celle qui les met en oeuvre au moins aussi activement qu'a pu jamais le faire une éducation religieuse quelconque.

Assurément, pour que cette morale vaille en effet cette religion, il faut qu'elle puise à des sources aussi hautes son inspiration. Est-il nécessaire pour cela qu'elle s'étaie sur les mêmes bases dogmatiques, qu'elle ait pour support le catéchisme traditionnel ou celui de la religion naturelle, du spiritualisme, du monisme ou de quelque autre métaphysique? C'est le grand sophisme des théologiens et des métaphysiciens de toutes les écoles. S'en défaire est le commencement de toute émancipation intellectuelle. Il ne faut attribuer à ces constructions de l'esprit, synthèses religieuses ou philosophiques tendant à expliquer l'énigme universelle, ni trop d'importance ni trop peu. C'est pour beaucoup d'esprits un besoin dont ils ne peuvent s'affranchir que de se représenter schématiquement le plan général des choses, la divine épopée de l'univers, l'origine et la fin des êtres et des mondes. Peut-être ne sont-ils qu'à demi persuadés et à demi satisfaits de leurs propres théories : comment n'en sentiraient-ils pas la fragilité? Mais, telles quelles, ils les préfèrent au silence. D'autres esprits trouvent le silence à la fois plus sage et plus digne, plus scientifique et plus religieux. Entre ces deux manières de voir, il est inutile d'instituer une controverse. Bornons-nous à exprimer le désir que l'éducation fasse sa part à cet ordre élevé de sentiments, d'idées et de volontés que la religion prétend à tort être seule à créer.

Nous avions donné un exemple d'application de cette méthode dans la première édition de ce Dictionnaire, où nous consacrions des articles spéciaux à chacun des points de détail que dans cette édition nous avons préféré grouper sous les rubriques générales. Nous avions ainsi, au mot Prière, traité la question du plus important des exercices religieux. Après avoir expliqué pour quels motifs, surtout dans des pays de tradition catholique, il était impossible de maintenir la prière à l'école publique, nous cherchions ce qu'elle pourrait devenir dans une éducation familiale toute laïque et toute rationnelle.

D'abord, disions-nous, il faudra écarter la prière formaliste et mécanique, la prière visant des effets magiques, des interventions surnaturelles, des grâces ou faveurs demandées à la divinité en vue d'intérêts particuliers. Ce n'est pas même aux philosophes modernes, c'est à ceux de Rome et de la Grèce qu'il nous suffirait de renvoyer quiconque aurait besoin d'être guéri de ces superstitions d'un autre âge.

Toutes ces formes païennes et puériles mises de côté, ne reste-t-il plus rien de la prière? Il reste au contraire tout ce qu'elle a de bon, tout ce qu'ont cherché à y mettre les religions moralement les plus développées, par exemple dans le plus beau modèle que nous en connaissions : le «Notre Père ». C'en est la partie vivante, vraiment humaine, naturelle et morale. Il reste un effort, un élan de l'âme qui n'a rien de mystique, quoi qu'il ne se confonde pas avec le rythme ordinaire de la pensée ou de l'action. Il y a dans la vie des moments religieux, des moments où nous saisit l'émotion décrite par Pascal : « Qui se considèrera de la sorte s'étonnera de soi-même ». Est-ce le spectacle d'une nuit étoilée qui nous a fait entrevoir l'invisible? Est-ce une grande douleur ou une immense joie, est-ce un soudain coup d'oeil sur nous-mêmes ou sur le monde? Toujours est-il que cet instant de trouble divin nous fait en quelque sorte apparaître l'infini et sentir le frisson du mystère qui nous enveloppe.

C'est là ce que nous appelons le fait humain de la prière, celle qui monte au coeur et aux lèvres, même et surtout sans paroles, souvent dans un soupir qui ne se peut exprimer.

« Sans doute, ajoutions-nous, il y a autre chose dans les confus élancements de l'âme vers Dieu : il y a, dira le théologien, un fond sous-entendu de croyances, de doctrines, d'affirmations implicites ; il y a, dira le poète, une ineffable musique qui met l'âme d'un enfant à l'unisson du concert éternel des mondes ; il y a, dira le physiologiste, une sève et un trop-plein de vie, de passion, d'amour qui s'échappe et qui, à défaut du fini, embrasse l'infini ; il y a, dira le psychologue, un mélange d'aspirations égoïstes et d'aspirations désintéressées, une soif de bonheur, une peur du néant, un appel instinctif à une protection suprême arrêté par le sentiment de ne pas la mériter. Qu'importe? Tout ce que contient la prière vivante et vraie se développera naturellement avec elle.

« L'important, c'est que l'éducation fasse de cette émotion si fragile, si intermittente, si vague, une émotion essentiellement morale ; qu'au lieu d'un phénomène extrahumain et tenant plus ou moins du prodige, elle devienne peu à peu un acte de la conscience se sondant elle-même, s'accusant, puis se redressant pour recommencer la lutte contre le mal ; qu'elle ait pour objet principal, souverain, unique même, l'amélioration de l'âme, le perfectionnement incessant de l'être, ce que les philosophes nomment la vertu et les théologiens la sainteté, deux mots qui ne sont point synonymes, mais qui dépassent de si haut l'un et l'autre la portée moyenne de nos efforts, qu'il n'y a pas grand mal à les confondre.

« Ainsi entendue, la prière n'est pas un hors-d'oeuvre dans l'éducation morale, elle en est le coeur. Il faut bien se représenter ce qu'apprend l'enfant qui apprend à prier ainsi. Il apprend à rentrer en lui-même, ce qui demande en effet un apprentissage ; à s'examiner ; à juger sa conduite, ses actes, ses paroles, ses pensées non d'après le succès, la punition, la récompense, l'exhortation reçue, mais d'après cette loi non écrite, que tout petit encore il sait si bien lire en lui-même ; à s'accuser s'il le faut, à révéler une faute cachée mais dont il ne peut garder le secret ; à s'observer et à se stimuler soi-même, genre d'initiative si rare et si difficile à qui n'y est pas de bonne heure exercé. Il apprend à devenir meilleur sans pouvoir jamais songer à se dire : C'est fini, m'y voilà, je suis en règle. »

Enfin, nous faisions remarquer que la véritable prière agit non du dehors ni sur le dehors, mais du dedans et sur le dedans. En quoi consiste-t-elle? En un cri, en un souhait, en un voeu ardent, en une instinctive tension de tout notre être aspirant à une seule chose, la seule nécessaire, ne se tournant vers le ciel que pour lui demander sans cesse de devenir meilleur. Et notre conclusion était qu'il ne faut pas « retrancher de l'éducation cette faculté de se retremper par une concentration de la pensée et du sentiment, qu'il ne faut pas renoncer à faire connaître, à une âme de femme en particulier, les joies et les douleurs de ces entretiens intimes de la conscience avec Dieu, de ces retours au fond de soi, et de ces échappées hors de soi en plein infini ». N'y eût il là qu'une forme de poésie venant transfigurer la vie courante, pourquoi en sevrer l'être humain? Et c'est de plus, aussi bien au point de vue moral qu'au point de vue esthétique et sentimental, un des ressorts les plus délicats, les plus tendres et en même temps les plus puissants pour déterminer la volonté dans le sens du devoir.

Nous ne pouvons que maintenir ces observations. Ajoutons seulement, si nous n'y avions pas dès lors suffisamment insisté, que pour le mot prière comme pour le mot religion, c'est surtout une question de langage qui crée le malentendu et qui fait la difficulté de la solution proposée.

Avant tout, il faut en cette matière plus qu'en toute autre une franchise et une clarté défiant toute équivoque, prévenant toute confusion, coupant court à tout abus, même involontaire.

Un temps viendra sans cloute où tous reconnaîtront que la substance même du fait religieux peut et doit être maintenue dans l'éducation morale purement naturelle et rationnelle. On ne s'étonnera plus que cette éducation se flatte d'avoir conservé tout l'essentiel de l'idéalisme moral qui était le fond respectable des croyances et des pratiques religieuses, si mêlées et si contestables qu'en aient été les expressions successives.

Mais nous n'en sommes pas encore là. Et, si fondés que nous soyons en raison à soutenir dès à présent qu'il n'y a rien dans l'éducation religieuse qui ne se retrouve au moins à égale valeur dans l'éducation morale bien entendue, il est nécessaire de nous abstenir des termes qu'en France, du moins, un long et exclusif usage a pour ainsi dire marqués d'un cachet ecclésiastique. Nous ne parlerons donc ni de piété, ni de foi, ni de prière, ni de religion ; nous en aurons la réalité sans en prendre le nom. Nous ne prononcerons même pas le mot Dieu, quoique notre enseignement soit plein des idées et des sentiments dont ce mot est le symbole. Mais il vaut mieux se priver résolument d'un symbole que de s'exposer à être mal compris et à fausser par là tout un plan d'éducation. L' « école sans Dieu » sera celle d'où sortira une forme supérieure de la foi en Dieu. Notre éducation, purement morale, sera un jour reconnue comme l'éducation religieuse par excellence, c'est-à-dire celle qui met l'homme, l'homme tout entier, esprit et coeur, imagination et conscience, sentiment et pensée, amour et action, au service d'un idéal de justice, de vérité et de bonté qu'il n'a pas la prétention d'atteindre, mais qu'il a le devoir de poursuivre inlassablement. En attendant que notre bon droit éclate, le meilleur moyen que nous ayons de le faire triompher c'est de poursuivre l'oeuvre de laïcité scolaire sans concession, sans restriction et même sans l'apparence d'une compromission verbale.