bannière

r

Ratichius (Radtke)

Le Holsteinois Wolfgang Radtke, plus connu sous son nom latinisé de Ratichius, est le premier en date des novateurs qui ont essayé en Allemagne de réformer la pédagogie traditionnelle. Né en 1571 à Wilster, près de Glückstadt, il fut d'abord élève du gymnase de Hambourg, puis étudia la théologie à l'université de Rostock. Mais un défaut de prononciation l'éloignant de la chaire, il se voua plus spécialement à l'étude des langues, apprit à fond l'hébreu, fit un séjour en Angleterre vers 1600, et de là se rendit à Amsterdam, où il demeura huit ans pour apprendre l'arabe et les mathématiques. C'est à Amsterdam qu'il conçut l'idée de réformer les procédés d'enseignement en usage de son temps. Il s'adressa d'abord au prince Maurice d'Orange, qui parut disposé à mettre à l'épreuve la méthode que proposait Ratichius pour l'enseignement du latin, mais n'accepta pas dans leur ensemble les vastes plans du réformateur. Celui-ci retourna alors en Allemagne, et s'établit d'abord à Francfort (1611), où les magistrats de la ville ne firent point un accueil favorable à ses idées. Il profita de la réunion de la diète impériale en 1612 pour lui adresser un mémoire où il exposait son projet: il y promettait, « avec l'aide de Dieu, et pour le bien de toute la chrétienté, d'indiquer le moyen d'enseigner en un temps très court, et d'une manière aisée, tant aux jeunes qu'aux vieux, l'hébreu, le grec, le latin et les autres langues ». Ce mémoire attira sur lui l'attention de quelques princes. Le comte palatin Guillaume de Neubourg lui lit un don de 500 florins ; le landgrave Louis de Hesse-Darmstadt chargea deux professeurs de l'université de Giessen, Helvicus et Jungius, d'examiner sa méthode. Ceux-ci, hommes éclairés et libres de préjugés scolastiques, se déclarèrent en faveur des réformes proposées par Ratichius, et publièrent le résultat de leur examen en un volume intitulé Bref rapport de la Didactique de Wolfgang Ratichius, où il indique le moyen d'enseigner les langues, les arts et les sciences plus facilement, plus rapidement, plus exactement, plus sûrement et plus complètement qu'on ne l'a fait jusqu'à ce jour (Kurtzer Bericht von der Didactica Wolfg. Ratichii, darinnen er Anleitung giebt, voie die Sprachen, Künste und Wissenschaften leichter, geschwinder, richtiger, gewisser und vollkommlicher als bisher geschehen, fortzupflanzen seynd ; Francfort, 1613). En 1613, Ratichius fit un voyage à Weimar pour voir la duchesse régnante, Dorothée-Marie, qui l'accueillit avec sympathie et fit examiner sa méthode par quatre professeurs de l'université d'Iéna ; le rapport de ceux-ci fut également favorable. Mais d'autres représentants du haut enseignement se prononcèrent contre le novateur ; le surintendant Hoë de Hoënegg, à Dresde, refusa de laisser introduire la méthode de Ratichius dans les écoles de l'électoral de Saxe ; les recteurs Wilke, à Gotha, et Hubmeyer, à Gera, déclarèrent que les pompeuses promesses de son programme n'étaient que paroles en l'air. De retour à Francfort, Ratichius fut appelé à Augsbourg pour y réformer les écoles de la ville ; il s'y rendit (1614), accompagné de Helvicus et de Jungius. Mais Ratichius paraît avoir été d'un caractère difficile ; il ne put jamais s'accorder longtemps avec personne ; en outre, il semble avoir été, presque au même degré que Pestalozzi, dénué des aptitudes pratiques nécessaires pour passer de la théorie à l'exécution ; et, comme Basedow, il n'était pas exempt d'un certain charlatanisme. Au bout d'une année, Jungius et Helvicus se séparèrent de lui, et il dut abandonner l'expérience commencée à Augsbourg. Dans les années suivantes, on le trouve successivement à Cassel, en Westphalie, à Francfort, à Bâle. Enfin en 1618 il reçoit un appel du prince Louis d'Anhalt-Köthen (frère de la duchesse Dorothée-Marie de Saxe-Weimar), qui lui propose de venir prendre à Köthen la direction d'une école modèle, où il pourra appliquer librement ses principes. Ratichius accepte, et pendant dix-huit mois se trouve placé à la tête d'un établissement où l'occasion lui est offerte de démontrer pratiquement les avantages de sa méthode d'enseignement ; mais bientôt son caractère soulève tout le monde contre lui. On se plaint que les élèves ne font pas de progrès, qu'il n'y a aucune discipline dans les classes. L'intolérance religieuse s'en mêle: Ratichius était un zélé luthérien ; les théologiens calvinistes de Köthen lui font un crime de ce qu'il fait apprendre à ses élèves les dix commandements d'après la version de Luther. Enfin le prince son protecteur, furieux d'avoir été la dupe d'un homme en qui il ne voyait plus qu'un imposteur, le fit mettre en prison (octobre 1619) ; Ratichius ne recouvra la liberté qu'au bout de huit mois, après avoir été contraint de signer une déclaration dans laquelle il reconnaissait « qu'il avait promis plus qu'il ne pouvait tenir ».

Cet échec semblait devoir mettre fin à la carrière pédagogique de Ratichius. Mais il n'en fut rien. De Köthen, il se rendit à Magdebourg, où le bourgmestre liesse, bien disposé pour lui, l'autorisa à ouvrir une école ; il n'y put toutefois rester longtemps, le théologien Evenius, devenu recteur à Magdebourg, s'étant déclaré contre lui (1622). La comtesse Anna-Sophie de Rudolstadt, soeur de la duchesse Dorothée-Marie de Weimar, lui donna alors l'hospitalité dans ses Etats, où il séjourna quelques années, et le recommanda au chancelier suédois Oxenstiern. Celui-ci, qui avait du goût pour les questions d'éducation, et qui se déclara plus tard le protecteur de Coménius, fit examiner la méthode de Ratichius. Mais, sur ces entrefaites, le pédagogue fut frappé d'une attaque d'apoplexie qui amena une paralysie de la langue et du côté droit (1633) ; deux ans plus tard (1635), il mourut à Erfurt à l'âge de soixante-quatre ans.

Malgré ses allures révolutionnaires et sa prétention de renouveler l'enseignement de fond en comble, Ratichius est demeuré sur bien des points un continuateur du moyen âge. Son programme d'études ne comprend que les langues et les mathématiques ; il n'accorde aucune place aux sciences de la nature. Au point de vue religieux, il a toutes les étroitesses de l'église à laquelle il se rattache. Mais on ne saurait méconnaître chez lui un certain nombre d'idées justes et neuves, dont une partie doit être attribuée à l'influence de la philosophie de Bacon. Sa doctrine pédagogique peut se résumer dans les aphorismes suivants, extraits de ses ouvrages :

1° Il faut suivre en tout l'ordre de la nature. Il existe un certain ordre naturel suivant lequel l'intelligence de l'homme saisit les choses ; cet ordre doit être observé dans l'enseignement ;

2° Il ne faut faire qu'une chose à la fois. On ne doit passer à une nouvelle étude qu'après avoir achevé celle dont on s'occupe. Pour chaque langue, il faut s'en tenir à la lecture d'un seul auteur, qu'on étudie à fond et qu'on n'abandonne que lorsqu'on le possède entièrement ;

3° Il faut répéter souvent la même chose. On ne peut se figurer à quels résultats il est possible d'atteindre par la répétition fréquente d'une seule chose. De là cette règle, qu'il faut tous les jours s'occuper d'un seul et même sujet, dans toutes les leçons, matin et soir, jusqu'à ce que la répétition en ait donné à l'intelligence l'entière possession. — Ce précepte et le précédent rappellent certains paradoxes de Jacotot ;

4° Il faut commencer par la langue maternelle. Et non seulement l'étude approfondie de la langue maternelle doit précéder celle des langues étrangères, mais c'est dans la langue maternelle que doivent être écrites les grammaires: latine, grecque, hébraïque. — Cette reconnaissance du rôle qui doit appartenir à la langue maternelle, à une époque où toutes les études se faisaient en latin, est un des principaux mérites de la pédagogie de Ratichius, qui sur ce point s'est peut-être inspiré de Ramus ;

5° Tout doit se faire sans contrainte. « On ne doit pas frapper les enfants pour les faire étudier. Par la contrainte et les coups on rend l'étude haïssable aux enfants. Cela est aussi contraire à la nature. Car on a coutume de battre les enfants parce qu'ils n'ont pas retenu ce qu'on leur a enseigné ; mais si tu les avais enseignés de la bonne manière, ils auraient retenu ton enseignement, et tu n'aurais pas besoin de les battre. Les faire pâtir de ton ignorance, et de ce que tu n'as pas su employer à leur égard la bonne méthode d'enseigner, c'est une criante injustice. L'esprit humain est ainsi fait, qu'il doit saisir avec plaisir ce qu'il doit retenir ; mais par la colère et tes coups tu ne fais que tout gâter. En ce qui concerne les moeurs et la vertu, c'est autre chose : là le châtiment est nécessaire, car la folie est dans le coeur de l'enfant, mais la verge l'en corrigera, comme le dit Salomon. » Et ailleurs on lit, au sujet de la discipline : « Le maître ne doit qu'enseigner : la discipline est l'affaire du scolarque, de cette manière l'élève n'aura pas de ressentiment contre son maître, mais s'attachera à lui de plus en plus, ce qui est très essentiel pour l'enseignement ». — Une pareille doctrine devait scandaliser les partisans de l' « orbilianisme » ; et l'on comprend qu'en la voyant appliquer, ils se soient récriés et aient dénoncé une discipline si relâchée ;

6° Il ne faut rien apprendre par coeur. En effet, c'est faire violence à l'intelligence que l'obliger à s'attacher à des mots ; aussi remarque-t-on que celui qui a l'habitude d'apprendre beaucoup par coeur diminue ainsi son intelligence et la vivacité de son esprit. Ce procédé d'ailleurs est inutile et peut être remplacé par de meilleurs moyens : car lorsqu'une chose a été bien imprimée dans l'intelligence par la fréquente répétition, la mémoire s'en saisit d'elle-même sans aucun effort ; 7° Il faut que les enfants aient de fréquentes récréations. Après chaque heure de leçon il faut une pause pour laisser aux élèves le temps de reprendre haleine. — A Köthen, l'un des griefs relevés contre Ratichius, c'est que les récréations (Erquickstunden) étaient très nombreuses ;

8° Il faut de l'uniformité et de l'harmonie en toutes choses. C'est-à-dire que dans l'enseignement des langues, des arts et des sciences, la méthode d'enseignement doit être la même et que les livres doivent être conçus d'après un même plan. Ainsi la grammaire allemande doit concorder avec la grammaire hébraïque et grecque, autant que les particularités des langues le permettent. C'est un secours précieux pour l'intelligence : cela permet de voir, par exemple, en quoi les langues s'accordent et en quoi elles diffèrent ;

9° Il faut d'abord montrer la chose même, avant que d'enseigner la manière d'être de cette chose. En d'autres termes, les règles ne doivent venir qu'en dernier lieu, après que l'élève connaît l'objet auquel s'appliquent ces règles ; ce qui signifie, pour l'étude d'une langue : le vocabulaire d'abord (c'est-à-dire la lecture d'un auteur), la grammaire ensuite ;

10° Tout par l'expérience et par l'induction (Per inductionem et experimentum omnia). On ne doit admettre aucune règle ni aucun principe qui n'ait été soigneusement éprouvé et reconnu juste, sans s'occuper de ce que peuvent avoir écrit ou pensé les autres à ce sujet : car on ne doit rien fonder sur une autorité. L'autorité pure et simple n'a aucune valeur, s'il n'y a pas de bonnes raisons pour l'appuyer ; la coutume et la tradition ne méritent point non plus d'être prises en considération, car elles n'apportent aucune certitude.

Telles sont les idées qu'avait essayé de faire adopter aux écoles allemandes, cent cinquante ans avant Basedow, — avec lequel il offre plus d'une ressemblance —, ce disciple de Bacon qui écrivait en tête de ses livres cette fière épigraphe : Vetustas cessit, ratio vicit.

Pendant son séjour à Köthen, Ratichius publia, aux frais de Louis d'Anhalt, une série d'ouvrages destinés à l'enseignement. Ce sont : une Encyclopédie universelle (en allemand et en latin) ; une Grammaire universelle (en allemand, en latin, en grec, en hébreu, en français et en italien), un Livre de lecture en allemand (Lescbüchlein für die angehende Jugend), une grammaire latine (en latin), une grammaire grecque (en allemand), des traités de logique, de métaphysique, de dialectique et de rhétorique (en latin et en allemand), un dictionnaire latin-allemand, et diverses éditions de classiques. Dans un recueil imprimé en 1626 à Leipzig par Rhenius, on trouve trois traités (deux en latin, un en allemand) que Rhenius dit « avoir reçus de son excellent ami Ratichius », ajoutant que « deux d'entre eux sont dus à la plume de collaborateurs de Ratichius à Augsbourg » ; les titres de ces traités sont : Wolfgangi Ratichii in methodum linguarum generalis lntroductio ; — Ratichianorum quorundam praxis et methodi delineatio in linguâ latinâ, quae et in caeteris linguis exemplaris loco esse potest ; Artikel auf welche fürnehmlich die ratichianische Lehrkunst beruhet. C'est de ces trois écrits que sont extraits les préceptes que nous avons résumés plus haut.

Les premières études sur Ratichius faites au moyen de documents authentiques se trouvent dans une série de « programmes » publiés de 1840 à 1846 par le Dr Hermann-Agathon Niemeyer, à Halle. Ensuite est venu Karl von Raumer, qui lui a consacré un chapitre de son Histoire de la pédagogie. Parmi les ouvrages plus récents, on peut citer : W. Ratichius oder Radtke im Licht seiner Zeit, par Krause, Leipzig, 1872 ; W. Radtke, par Storl, Leipzig, 1876 ; Die ächte Methode W. Ratke's, par J.-C.-G Schumann, Hanovre, 1876.

James Guillaume