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Rapet

Jean-Jacques Rapet, directeur d'école normale, inspecteur de l'enseignement primaire, enfin inspecteur général de l'instruction publique, pédagogue et économiste distingué, appartient à ce groupe d'hommes remarquables que sut recruter, en 1833, Guizot, pour donner aux écoles normales une sage impulsion : Th. Lebrun, Thevenot, Vivien, Person, etc. Tous, venus de points divers, entrèrent dans la carrière l'esprit plein et le coeur touché de leur mission, y apportant une certaine mesure de passion et de foi.

Né à Miribel (Ain) le 16 mai 1805, J.-J. Rapet fit ses éludes au lycée Louis-le-Grand, et manifesta de bonne heure des goûts sérieux. Il s'occupa d'abord d'affaires de librairie, ce qui l'obligea à des voyages à l'étranger et lui donna l'occasion d'apprendre les langues vivantes. Il se mit alors en relation avec des éducateurs éminents de la Suisse et de l'Allemagne, notamment avec F. Naville de Genève et le P. Girard de Fribourg. A Lyon, il avait fait la connaissance du baron De Gérando, qui remarqua ses dispositions pour l'étude des questions de morale et d'économie sociale. A vingt-six ans, Rapet exposait ses idées dans un ouvrage publié sous ce titre : Considérations sur l'éducation, suivies de l'exposé d'un plan propre à réunir les avantages des éducations publique et particulière, sans en avoir les inconvénients ; in-8° de 102 pages ; Paris, 1831. C'est sans doute ce qui le fit présenter par Ambroise Rendu à Guizot pour la direction d'une école normale : il fut envoyé à celle de Périgueux en novembre 1833. Rapet se donna tout entier à sa nouvelle tâche, et se distingua par la fermeté de sa direction autant que par le zèle qu'il apporta à se rendre capable d'enseigner également bien toutes les parties du programme. Il employait ses vacances à visiter les établissements d'instruction en renom, et il entretenait une correspondance avec les éducateurs éminents. Il s'occupait en même temps de morale et d'économie sociale, et prenait part en 1838 et en 1840 aux concours ouverts par l'Académie des sciences morales et politiques. Pour satisfaire ses goûts littéraires, il avait besoin d'un milieu où la vie intellectuelle fût plus intense qu'en province : ses voeux furent remplis quand il fut appelé à Paris à la fin de 1846 comme sous-inspecteur des écoles de la Seine. Dès l'année suivante, il obtenait l'insertion dans les Comptes-rendus de l'Académie des sciences morales et politiques d'un intéressant mémoire, divisé en trois parties, sur l'état et les besoins de l'instruction primaire (tome XI de la collection, pages 253 et 429 ; tome XII, p. 85). Il s'y trouve des passages remarquables sur les qualités du bon instituteur et sur les conditions où il doit être placé pour bien remplir sa tâche difficile (pages 432 à 435). « Il est certain, dit Rapet, que. quoi qu'on fasse, on n'arrivera jamais à faire de la profession d'instituteur une profession brillante qui tente les familles riches ; mais il faut qu'elle devienne une carrière capable de satisfaire les légitimes désirs des jeunes gens des classes aisées. Dans un siècle où la recherche du bien-être préoccupe tous les individus, on ne peut rien attendre du dévouement. Tout ce qu'on peut désirer, c'est que l'intérêt fasse remplir leur devoir à tous ceux que le sentiment de ce devoir ne porterait pas à l'accomplir avec zèle. Quand l'instituteur aura une position non pas brillante, mais honorable, quand il aura intérêt à tout faire pour ne pas la perdre, alors, au lieu d'un instrument de haine et de discorde, l'Etat aura dans chaque commune un fonctionnaire dévoué, un interprète de ses idées et de ses voeux. L'intérêt pourra alors féconder et entretenir en lui le dévouement qu'on aura su lui inspirer pour ses fonctions. Après y avoir mûrement réfléchi, nous pensons qu'on atteindrait le but avec un traitement qui serait en moyenne de 1000 francs pour les communes rurales, mais qui s'élèverait progressivement de 800 jusqu'à 1200 francs pour ces communes, et à un chiffre plus élevé pour les villes. » Il y avait certes du mérite à parler ainsi quand les meilleurs projets rédigés de 1848 à 1850 se bornaient à demander 600 francs comme traitement minimum garanti par l'Etat.

Plusieurs autres mémoires de Rapet furent récompensés par la même Académie, ou honorablement cités. Couronné en 1848 (en même temps que Ph.

Pompée) pour son Examen critique du système d'instruction et d'éducation de Pestalozzi, resté inédit, Rapet remportait en 1857 le prix extraordinaire de dix mille francs fondé pour un Manuel d'économie politique à l'usage des classes ouvrières, et dans la même séance il obtenait une mention hors ligne pour un mémoire sur le Rôle de la famille dans l'éducation, où ses concurrents plus heureux furent Th. Barrau et Prévost-Paradol.

En 1843, il avait pris une part active, avec L.-C. Michel, à la publication du Cours éducatif de langue maternelle du vénérable cordelier de Fribourg, le P. Girard, qu'il contribua beaucoup à faire couronner, en 1844, par l'Académie française. Plus tard, il rédigea, encore avec L.-C. Michel, une Grammaire en quatre parties, qui devait répandre dans les écoles primaires de France la méthode du P. Girard.

Les lettres écrites par le P. Girard à J.-J. Rapet (25 lettres écrites de 1838 à 1848) ont été publiées dans la Revue pédagogique de janvier et février 1885, d'après les originaux conservés au Musée pédagogique.

Tout cela n'épuise pas son infatigable activité, son labeur incessant, et il se fait une place considérable dans les journaux pédagogiques : d'abord de 1851 à 1853 dans l'Education, que rédigent avec lui L.-G. Michel et Audley, puis dans le Bulletin de l'instruction primaire, qui s'y substitue de 1854 à 1857, et enfin dans le Journal des instituteurs, qui vient en dernier lieu. C'est dans ce recueil que Rapet a publié, avec un assez grand succès, un Cours d'études pour les écoles primaires, et un Plan d'études où il en exposait les principes.

Rapet avait été nommé chevalier de la Légion d'honneur le 3 mai 1849, n'étant encore que sous-inspecteur ; il devint inspecteur après la promulgation de la loi du 15 mars 1850, et fut élevé aux fonctions d'inspecteur général par un décret du 14 juin 1861 rendu sur la proposition de Rouland.

Quelques mois auparavant, il avait eu l'insigne honneur d'être le premier lauréat da prix Halphen, qui lui fut décerné, après un vote unanime, sur le rapport de Guizot.

Rapet exerça pendant huit années l'inspection générale de l'enseignement primaire, et fut admis à la retraite le 15 avril 1869. Il ne continua pas moins de servir la grande cause à laquelle il avait consacré sa vie, en apportant dans toutes les commissions d'études le concours de son expérience et de son érudition. Il prit aussi à tâche d'améliorer le livre que le plus cher de ses élèves, Charbonneau, directeur de l'école normale de Melun, avait écrit sous son inspiration, le Cours théorique et pratique de pédagogie, dont la deuxième édition seulement avait paru lors de la mort prématurée de l'auteur (août 1870). L'ouvrage, corrigé par Rapet à chaque tirage, eut en peu d'années de nombreuses éditions.

Après les événements de 1870-1871, quand Jules Simon, devenu ministre de l'instruction publique, songea à organiser un musée scolaire rattaché au deuxième bureau de la direction de l'enseignement primaire (arrêté du 1er juillet 1871), ce fut sur Rapet qu'il jeta les yeux pour en être le conservateur (29 avril 1872). On sait quelles difficultés rencontra bientôt après l'oeuvre naissante, et les conflits qui surgirent avec la ville de Paris. Le musée ne put être créé, et il ne restait des travaux de Rapet qu'un cadre et un projet de règlement, quand l'idée fut reprise six ans après.

L'Exposition de 1878 venait de s'achever et laissait des documents importants à recueillir ; le rapport de la mission envoyée au Centenaire des Etats-Unis avait, à la veille de l'Exposition, montré ce que peut l'enseignement populaire dans une république ; enfin l'élection de Jules Grévy à la présidence et le choix de Jules Ferry comme ministre de l'instruction publique permettaient de reprendre sous de meilleurs auspices le projet d'un Musée pédagogique. Un rapport du 13 mai 1879 fut suivi d'un décret conforme, et au budget de 1880 un crédit fut ouvert au nouvel établissement, installé provisoirement au palais Bourbon et bientôt après dans les bâtiments de l'ancien collège Rollin.

Pour donner une base sérieuse au musée, il fallait une bibliothèque d'une certaine importance et d'une composition spéciale. Elle existait chez Rapet, qui, depuis de longues années, l'avait formée au prix de longues recherches et de beaucoup d'argent. M. F. Buisson, qui la connaissait, proposa au ministre de la faire acquérir par l'Etat après expertise. Les deux experts, MM. Colani et Louandre, dans leur rapport en date du 29 juillet 1879, firent connaître que le catalogue de la bibliothèque pédagogique de Rapet se composait de 3842 fiches comprenant 4500 ouvrages, représentés par plus de 5000 volumes et par un très grand nombre de brochures ou plaquettes renfermées dans une centaine de cartons. Ils en faisaient ressortir les groupes principaux, et déclaraient « qu'il serait déplorable que le gouvernement français laissât se disperser une bibliothèque qui est assurément unique dans notre pays et qu'on ne reconstituerait pas sans beaucoup de frais et sans un labeur énorme. Il a fallu la vie entière d'un homme à la fois très instruit et très dévoué pour grouper toutes ces richesses. »

Rapet ayant consenti à céder cette bibliothèque à l'Etat moyennant le prix de 45 000 francs, un projet de loi fut présenté dans ce sens. Adopté sans discussion par le Parlement, ce projet est devenu la loi du 5 juin 1880. L'inventaire de la bibliothèque, dressé aussitôt après, constata l'existence de 5480 ouvrages, nombre qui, après la mort de Rapet, fut porté à 5848 par un' traité avec ses héritiers.

Rapet lisait la plume à la main, aussi a-t-il laissé un nombre considérable de notes, d'une écriture fine et nette, qui ont passé au Musée pédagogique où elles remplissent plusieurs cartons. De plus, Rapet revoyait avec la plus grande conscience tous ses manuscrits, les complétait ou les annotait d'après les derniers documents. S'il n'a jamais publié son mémoire sur Pestalozzi, c'est qu'il craignait toujours de n'être pas exact, voyant chaque année des publications nouvelles apporter la lumière sur certains points de l'oeuvre du grand philanthrope zuricois.

La devise que Rapet avait adoptée pour son ex-libris : In libris pax et solatium, peint bien cette âme droite, un peu stoïque et fière, qui, dans une longue vie, garda l'intégralité de ses croyances. Il les défendait avec ténacité, parfois même avec une certaine âpreté qui put écarter de lui plus d'une sympathie. Il travailla jusqu'au dernier jour, se faisant faire de3 lectures par sa fille et dictant à son secrétaire les idées qu'elles lui suggéraient. Il s'éteignit, après une courte maladie, à Paris, le 19 juillet 1882, dans sa soixante-dix-huitième année.

Le nom de Rapet mérite d'être honoré à plus d'un titre. C'était un admirateur sincère de Pestalozzi et du P. Girard, un ami de F. Naville et de Th. Arnold, enfin un courageux défenseur des écoles normales et des écoles primaires supérieures. Il avait foi, comme Channing, dans le progrès moral des classes labo rieuses par l'instruction, et n'hésitait pas à tendre la main d'association à quiconque poursuivait le même but par la liberté et le respect des droits de la con science.

Bonaventure Berger