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Ramus

Pierre Ramus, ou Pierre de la Ramée, comme il s'appelait lui-même dans ceux de ses ouvrages qui sont écrits en français, est une des figures les plus originales de la galerie pédagogique du seizième siècle. Génie entreprenant et novateur, il s'est dévoué avec une infatigable ardeur à la recherche et à l'enseignement de la vérité ; il a lutté avec courage contre la méthode scolastique ; il a osé porter la main sur l'arche sainte de la philosophie d'Aristote ; il a dénoncé les abus de l'université de Paris ; il a vécu laborieux et patient au milieu des livres qu'il étudiait avec passion, parmi ses élèves qu'il endoctrinait avec éloquence, en face d'adversaires qu'il intimidait, sans les désarmer, par son talent et par l'intégrité de sa vie, le plus souvent persécuté, quelquefois triomphant ; il a été massacré dans la nuit de la Saint-Barthélémy, victime à la fois de son dévouement professionnel à la cause de la Renaissance et de son adhésion à la Réforme protestante.

« Peu de maîtres, a dit Ernest Renan, qui devait cet hommage à l'un des fondateurs du Collège de France, ont eu plus d'importance dans l'enceinte des écoles. A Ramus appartient le premier essai tenté pour tirer l'instruction du cercle étroit de la scolastique et pour faire parler aux sciences la langue vulgaire. L'enseignement littéraire et l'enseignement scientifique, dans leur opposition avec l'enseignement scolastique, doivent le tenir pour un de leurs pères. Le moyen âge n'a pas eu de plus ardent adversaire, et, comme presque tous les réformateurs, il fut victime de sa réforme. Sa mort déplorable, en effet, ne saurait être mise uniquement sur le compte des passions religieuses, et Ramus doit être considéré bien plus comme un martyr de la bonne discipline de l'esprit humain que comme un martyr de la liberté de conscience. »

Avant d'être étudié comme un réformateur de la science et de l'enseignement, Ramus mériterait d'être cité comme un exemple de ce que peut, pour s'élever elle-même, dans la plus humble des conditions, une âme éprise de l'étude. Ramus est véritablement le fils de ses oeuvres. Petit-fils d'un charbonnier, fils d'un laboureur, admis comme valet d'un écolier au collège de Navarre, c'est dans la domesticité qu'il fit ses études. Par l'énergie du travail et la force de la volonté, il triompha de toutes les difficultés. Le jour, il vaquait à ses occupations mercenaires, il servait ses maîtres ; la nuit, il lisait avec acharnement. Il ne donnait que trois heures au sommeil. Pour être sûr de se remettre au travail à l'heure voulue, il avait inventé un réveille-matin de sa façon : il suspendait au plafond de sa chambre une grosse pierre, à l'aide d'une corde dont il enflammait l'extrémité inférieure avant de s'endormir. Lorsque la corde avait achevé de brûler lentement, au bout de deux ou trois heures, la pierre tombait avec fracas, et Ramus se réveillait. On trouverait des exemples analogues de naïve et studieuse ardeur dans la vie de quelques pédagogues célèbres, notamment dans celle de La Salle, le fondateur dés écoles chrétiennes.

Mais Ramus n'eut pas seulement à lutter contre les rigueurs du sort et les épreuves de la pauvreté. A peine eut-il, par un travail opiniâtre, éclairé son esprit et affranchi sa pensée, que cette pensée affranchie, lui suscita, par sa hardiesse, de terribles persécutions de la part de ceux qui défendaient les préjugés. Son grand crime fut d'oser médire d'Aristote, à une époque où celui-ci détenait encore le brevet d'infaillibilité que lui avait décerné la docilité scolastique. Quaecumque ab Aristotele dicta essent commentitia esse, « que tout ce qu'avait dit Aristote n'était qu'un tissu d'erreurs », tel fut le titre de la thèse qu'il soutint en 1536 pour obtenir le diplôme de maître ès arts (il était né en 1515). Après ceux qui avaient tout adoré dans la doctrine d'Aristote venait, par une réaction violente et excessive, celui qui n'en respectait rien. Cette témérité provoqua contre l'audacieux un véritable déchaînement d'injures. Le recteur de l'université, Galland. appela Ramus un parricide. Il fut jugé par un tribunal spécial. Le professeur Jacques Charpentier demanda au roi qu' « il voulût bien condamner cet homme aux galères ». On se contenta de condamner ses livres et de lui interdire l'enseignement. En 1543, François Ier prononça l'arrêt suivant : « Faisons inhibitions et deffences au dict Ramus de plus user de telles médisances et invectives contre Aristote ni aultres autheurs anciens, récens et approuvez, ni contre nostre dicte fille l'Université et supposts d'icelle. »

Mais, homme de lutte et d'énergie, Ramus ne se laissa point abattre par la persécution, et, sans réduire jamais au silence ses adversaires, il réussit à leur arracher par moments la victoire. « Sa vie, dit Bayle, fut une alternative perpétuelle d'élévation et d'abaissement. » En 1545, il était nommé principal du collège de Presles. En 1547, il obtint que Henri II, révoquant l'arrêt porté par François Ier, lui accordât, selon l'expression de Bayle, « la main levée de sa plume et de sa langue ». En 1551, il fut appelé au Collège de France pour y occuper une chaire nouvelle, créée à son intention, sous le titre de chaire d'éloquence et de philosophie.

Le succès qu'il y obtint, groupant autour de sa chaire jusqu'à deux mille auditeurs, l'esprit hardi qui animait son enseignement, les réformes qu'il accomplissait ou qu'il proposait, soulevèrent de nouveau contre lui les rivalités et les haines. En outre, à partir de 1561, Ramus ne dissimula plus ses sympathies pour le calvinisme, et les passions religieuses à leur tour s'allumèrent contre lui. En 1562, dans ses Avertisse-mens au Roi sur la réformation de l'université de Paris, il dénonça avec vigueur les abus de l'université, accroissement des frais d'études, exactions fiscales, mauvaises méthodes, négligence et paresse des professeurs ; et les animosités personnelles vinrent encore grossir le poids déjà lourd des inimitiés amassées contre lui. Vers 1562 il fut obligé de se cacher à Fontainebleau ; sa bibliothèque du collège de Presles fut brûlée. En 1567, il quitta Paris et se réfugia dans le camp du prince de Condé. Les années suivantes nous le voyons errant en Allemagne, offrant ses services aux universités, qui n'accueillaient pas sans défiance le blasphémateur d'Aristote, souvent rebuté, mais toujours ferme et indomptable : « Je supporte sans peine et même avec joie ces orages, disait-il, quand je contemple dans un paisible avenir, sous l’influence d'une philosophie plus humaine, les hommes devenus meilleurs, plus polis et plus éclairés ». Il ne se dissimulait pas d'ailleurs à quels dangers l'exposait la franchise téméraire de sa pensée et de sa parole. « Puisque nous avons déclaré la guerre aux sophistes dans l'intérêt de la vérité, c'est une mort intrépide qu'il faut accepter au besoin. » Et en effet, rentré en France en 1571, il y trouva la mort l'année suivante : dans la nuit de la Saint-Barthélémy, il tomba sous les coups « du fanatisme envenimé par l'envie » ; il mourut martyr de la réforme de l'enseignement, comme était mort en Grèce Socrate, celui qu'il invoquait sans cesse et qu'il appelait son maître préféré.

C'est, en effet, l'inspiration de Socrate qui, en partie, guida Ramus dans ses attaques contre les « sophistes » de son temps. « Quand je vins à Paris, dit-il, je tombai ès subtilités des sophistes, et m'apprit-on les artz libéraux par questions et par disputes. Après que je fus nommé et gradué pour maître ès artz, je ne me pouvois satisfaire en mon esprit, et jugeois en moy-mesme que ces disputes ne m'avoient apporté autre chose que perte de temps. Estant en cest esmoy, je tombe, comme conduit par quelque bon ange, en Xénophon, puis en Platon, où je cognois la philosophie socratique. » Et, à l'exemple de Socrate, il s'efforce d'introduire la clarté en toutes choses, de dissiper les ténèbres de la dialectique abstraite du moyen âge. Socrate a été et sera le maître éternel du bon. sens. Tous ceux qui à un titre quelconque se sont réclamés de lui ont travaillé à l'éclaircissement de la pensée. Ce fut là le premier mérite de Ramus et le premier caractère de sa méthode. Et en même temps, comme Socrate encore, il se préoccupait de rendre les études utiles, de les faire aboutir à un usage pratique. « Je me mis, dit-il. en toute diligence, à traiter la discipline à la socratique, en cherchant et, démontrant l'usage, en retranchant les superfluitez des règles et préceptes. C'a esté toute mon estude d'osier du chemin des artz libéraux les pierres, les cailloux, et tous empeschemens et retardement des espritz, de faire la voye plaine et droite pour parvenir plus aisément, non seulement à l'intelligence, mais à la pratique et à l'usage des artz libéraux. »

C'est bien un disciple de Socrate qui parle ainsi, et aussi un contemporain de Montaigne, préférant l'intelligence nette et pratique au savoir pédantesque et creux. « La méthode de Ramus, dit M. Vallet de Viriville, peut' être définie ainsi : mêler, aux pratiques à peu prés exclusives alors de la simple argumentation, la lecture et l'imitation des meilleures écrivains de l'antiquité, pour la plupart encore inconnus dans le domaine de l'enseignement ; instituer le raisonnement (je dirais plutôt le jugement), le goût et la critique, là où régnait, presque sans partage, un aveugle emploi de la mémoire et un usage en quelque sorte mécanique de l'esprit. »

Un autre trait caractéristique de la réforme de Ramus, c'est qu'il faisait grand cas de la forme, il aimait l'élégance du langage et l'éclat du style. Dans son enseignement, du Collège de France, — et ce fut une des raisons de son succès, — il cherchait à allier l'éloquence à la science. Par là il mérité d'être considéré comme un des initiateurs de l'enseignement supérieur, si tant est que l'enseignement supérieur implique, non seulement l'étendue et la profondeur du savoir, mais aussi un certain talent de parole. Un des griefs le plus souvent renouvelés contre lui par ses ennemis, c'est qu'il expliquait les poètes et les orateurs de l'antiquité avec une grande dignité de gestes et de langage. Dans un temps où la coutume voulait qu'on se bornât à citer Aristote et à lire de fastidieux cahiers de philosophie, il avait le tort d'être éloquent, de rompre avec la sécheresse et le jargon barbare du moyen âge, de rendre à la science un peu de flamme et de vie.

C'était déjà combattre utilement le moyen âge et la scolastique que renoncer à la dialectique insipide et au formalisme subtil de la vieille philosophie. Mais Ramus a mieux servi encore la cause qu'il aimait, en proclamant avant Descartes le principe de la pensée libre. « C'est la raison, dit-il, qui doit être la reine et la maîtresse de l'autorité (ratio auctoritatis regina dominaque esse debet). Il ne se contentait pas d'ailleurs de revendiquer les droits de la raison : il en usait. Il n'attaquait pas seulement Aristote, la vieille idole du moyen âge : il s'en prenait aussi aux jeunes idoles de la Renaissance, aux auteurs retrouvés après un long oubli, et que, dans leur enthousiasme, les érudits du seizième siècle mettaient sur les autels à la place d'Aristote. En 1547, il prenait à partie Cicéron ; en 1549, Quintilien. Il était bien, non le servant d'une superstition nouvelle substituée à la superstition d'Aristote, mais l'homme du libre examen, de la recherche indépendante et personnelle.

De tous les services rendus par Ramus à la cause de l'instruction, le plus grand, le plus durable, c'est d'avoir travaillé à la vulgarisation du français. On sait quel était alors l'empire du latinisme. Le français était dédaigné. Budé lui-même, l'inspirateur de François I" dans la fondation du Collège de France, le regardait tout au plus comme bon pour expliquer l'art de la chasse. C'est en latin qu'il fallait exprimer les idées nobles et traiter les sujets élevés. Montaigne se défiait de sa prose, pourtant immortelle, et disait qu'il donnait son livre à peu d'hommes et à peu d'années. « Si c'eust esté une matière de durée, ajoutait-il, il l'eût-fallu commettre à un langage plus ferme. » A la fin du seizième siècle encore, dans les collèges de l'université de Paris, aussi bien que dans ceux de la Société de Jésus, l'élève était puni pour avoir parlé autrement qu'en latin, même pendant les récréations et en causant avec ses camarades. Dans les statuts publiés en 1600 par ordre de Henri IV, avoir manqué la messe et s'être exprimé en langue vulgaire sont deux fautes de même catégorie, châtiées de même façon. Ramus est un de ceux qui ont le plus contribué à combattre ce joug persistant du latinisme, et à accréditer la langue nationale. Sa Grammaire et sa Dialectique en français témoignent, sur ce point, de sa bonne volonté.

Une partie importante de l'oeuvre de Ramus, ce sont ses grammaires : sa grammaire latine, publiée en 1559 ; sa grammaire grecque (1560), que cent ans après Port-Royal louait encore ; enfin sa grammaire française, publiée en 1562, sous le titre de Gramere, rééditée en 1572, l'année même de la Saint-Barthélémy, avec une autre orthographe : Grammaire de P. de la Ramée, lecteur du Roy en l'Université de Paris. Par ce dernier ouvrage, Ramus continuait les tentatives hasardées de ses prédécesseurs, Dubois, Meigret, Pelletier, et prétendait, lui aussi, régenter à sa guise la langue et l'orthographe françaises. On en trouvera une intéressante et consciencieuse analyse dans le livre de Ch.-L. Livet : La Grammaire française et les grammairiens du seizième siècle (Paris, 1859).

Obéissant à une méthode arbitraire et à une logique inflexible, Ramus s'était proposé pour but de modifier l'orthographe entière, d'introduire des lettres nouvelles et de changer les fonctions de la plupart des lettres anciennes. On est d'autant plus surpris de constater cette révolte contre l'usage, que Ramus, en maint endroit, se déclare plus respectueux des lois établies par la coutume en matière de langage. « Ce n'est point à moy de commander au peuple de France, dit-il. Le peuple est souverain seigneur de sa langue, et la tient comme un fief de franc aleu, et n'en doit recognoissance à aulcun seigneur. Lescolle (Ramus supprime l'apostrophe dans son orthographe) de ceste doctrine nest point ès auditoires des professeurs hébreux, grecs et latins en l'Université de Paris : elle est au Louvre, au Palais, aux Halles, en Grève, à la place Maubert. »

On ne saurait mieux proclamer les droits souverains de l'usage, et il faut savoir gré à Ramus d'avoir reconnu ces principes à une époque où les érudits n'étaient que trop tentés de fabriquer de toutes pièces une langue logique et savante, en opposition avec la langue populaire et usuelle. Lui-même s'est trop départi dans la pratique de cette sage théorie : mais ses innovations bizarres, qui n'ont pas réussi, ne sauraient nous faire oublier la part qu'il a prise à l'organisation de notre langue nationale, ne serait-ce que par le fait d'avoir écrit en français sa grammaire française, que l'on s'empressa d'ailleurs de traduire en latin. Ramus avait foi dans l'avenir de notre langue. « Je veux démontrer, disait-il, qu'elle est capable de tout embellissement que les autres langues ayent jamais eu. » Et à ceux qui doutaient encore de la possibilité de constituer définitivement le langage français, qui alléguaient les difficultés à vaincre, il répondait ingénieusement par un petit conte qui mérite d'être rapporté : « Ce sera le mesme quil advint du tems du grand roy François, quand il commanda par toute la France de plaider en langue françoise. Il y eut alors de merveilleuses complaintes, de sorte que la Provence envoya ses députés par devant Sa Majesté, pour remontrer ces grans inconvéniens que vous dictes. Mais ce gentil esprit de roy, les delayans de mois en mois, et leur faisant entendre par son chancellier qu'il ne prenoit point plaisir d'ouïr parler en aultre langue que la sienne, leur donna occasion dapprendre soigneusement le françois : puis quelque temps après ils exposèrent leur charge en harangue françoyse. Lors ce fut une risée de ces orateurs qui estoient venus pour combattre la langue françoise, et néant moins, par ce combat, lavoient aprise, et par effect avoient montré, puisquelle estoit si aysée aux personnes daage comme ils estoient, quelle seroit encore plus facile aux jeunes gens. »

Ramus s'était proposé d'écrire en langue française des ouvrages distincts sur chacun des sept arts libéraux. Il avait à coeur, dit-il dans la préface de sa Grammaire, « de mettre les arts libéraux, non seulement en latin pour les doctes de toute nation, mais en françoys pour la France, où il y a une infinité de bons esprits, capables de toutes sciences et disciplines, qui toutefois en sont privez par la difficulté des langues ».

Mais le temps lui manqua pour continuer cette oeuvre de vulgarisation, et sa Dialectique est avec la Grammaire le seul ouvrage qu'il ait composé pour cette collection projetée. La Dialectique de Pierre de la Ramée (1555) est le premier livre de philosophie qui ait été écrit dans notre langue. Elle a quelque droit à être placée à côté de la Logique de Port-Royal, qu'elle devance et qu'elle prépare. Ramus voulait substituer un art solide et naturel aux formules subtiles et vaines du moyen âge. Nul n'a mieux montré que la logique ou dialectique suppose l'étude de la nature, qu'elle n'est pour ainsi dire qu'une psychologie régularisée. « On doit avant tout, disait-il, s'appliquer à découvrir ce que peut la nature et comment elle procède dans l'emploi de la raison. La science n'aura rempli sa tâche que lorsqu'elle aura retrouvé les méthodes de la sagesse naturelle. Elle doit donc en étudier les leçons dans les esprits d'élite, où elles sont comme innées. » La dialectique devenait ainsi une science humaine et pratique, où Ramus distinguait avec raison trois degrés, la nature, l'art et l'exercice. C'est de la logique naturelle qu'il s'inspirait, et naïvement il la faisait remonter dans ses discours jusqu'à Noé et jusqu'à Moïse, « dont la logique, dit malicieusement M. Waddington, est vraiment par trop inédite ». De ces principes résultait, ce qui était une grande nouveauté, l'introduction dans la logique d'exemples et d'exercices empruntés aux grands écrivains : « Pour avoir le vray loz de la logique, disait Ramus, n'est pas assez de sçavoir caqueter en lescole des règles directes, mais il les faut pratiquer ès poètes, orateurs, philosophes, c'est-à-dire en toute espèce d'esprits ».

« Peu de préceptes, et beaucoup d'usage » : telle était la maxime favorite de Ramus, et le principe qu'il a essayé d'appliquer dans sa Dialectique et dans sa Grammaire. Aussi ses livres, grâce à leur nouveauté, eurent-ils un grand succès, à l'étranger surtout : en Espagne, où le célèbre grammairien Sanctius s'inspira de ses méthodes ; en Angleterre, où Milton, cent ans plus tard, publia une Logique revue et arrangée d'après la méthode de Ramus ; en Allemagne enfin, où sa doctrine trouva tant d'adhérents qu'elle reçut un nom: le Ramisme.

Avec son génie entreprenant et novateur, avec les titres que nous avons fait valoir, Ramus eût mérité, ce semble, la reconnaissance et l'admiration de ses contemporains. Mais les corporations en général ne sont pas douces aux réformateurs, et l'université de ce temps-là l'était moins qu'aucune autre.

« Je ne sais, dit Renan, si l'université de Paris compte dans ses longues et souvent glorieuses annales une époque de plus grand abaissement. La Renaissance, fait essentiellement italien dans son origine, n'y avait pas encore pénétré. La routine, la paresse, le parti pris de repousser les études nouvelles, avaient formé autour de cette grande institution d'infranchissables barrières : une scolastique formaliste et vide de sens occupait la place due aux études libérales. seules vraiment efficaces pour la culture de l'esprit ; les règlements, toujours funestes à l'enseignement supérieur, ne laissaient rien à l'initiative du maître. » Si Ramus n'a pas réussi à corriger les défauts de l'université de son temps, du moins il les a combattus à ses dépens, et grâce à lui, grâce à ses écrits, nous les connaissons par le menu. Ses Avertissemens sur la réformation de l'Université contiennent des détails circonstanciés sur l'état réel des études, et des avis excellents dont on a profité dans la suite des temps.

L'abus principal que Ramus signale dans cet écrit, c'est, le croirait-on, l'excès dans le nombre des professeurs ; c'est par suite l'accroissement considérable des frais d'études : « Une infinité d'hommes s'est eslevée, dit Ramus, lesquelz, sans aucun chois, tant les ignorans que les sçavans, ont entreprins de faire mestier d'enseigner ». De ce nombre était assurément ce Jacques Charpentier, l'ennemi acharné de Ramus et sans doute l'un de ses assassins, qui, grâce à la protection des jésuites, était devenu lecteur royal de mathématiques au Collège de France, bien qu'il avouât lui-même sa profonde ignorance de cette science.

Ce qui indigne particulièrement Ramus, c'est que les professeurs, alors payés par leurs élèves, exigeaient des redevances énormes. Les frais des deux années de médecine n'allaient pas à moins de « huit cent quatre-vingt-une livres cinq sous». Mise à si haut prix, la science était d'un accès difficile ; et, se rappelant les épreuves de sa propre jeunesse, Ramus s'écriait : « C'est chose fort indigne que le chemin pour venir à la cognoissance de la philosophie soit clos et deffendu à la povreté ». Le remède que Ramus propose, c'est que les professeurs soient payés par le roi, par l'Etat : «Sire, donnez-leur gages ». L'argent, ce sont les couvents qui le fourniront : « Tant de couvens de moines et tant de chanoines de vostre ville de Paris s'estimeront bien heureux et fort honorez de faire ceste despence ». Ramus, qui avait légué en 1568 au Collège de France une rente de 500 livres pour la fondation d'une chaire de sciences, attribuait, non sans ironie peut-être, les mêmes intentions généreuses aux religieux de son temps.

Dans l'enseignement lui-même, Ramus constate le délaissement où demeurent les sciences proprement dites, et il s'en plaint. On s'en tient, dit-il, à de vaines disputes de mots, à une philosophie toute « altercatoire et questionnaire » ; on ne touche que du bout des lèvres « aux mathématiques, sans lesquelles toute l'aultre philosophie est aveuglée » ; on néglige la philosophie naturelle, et il n'y a « ni usage ni expérience des choses ». Il est remarquable qu'un humaniste du seizième siècle ait pris avec cette énergie la défense des sciences, et qu'il termine sur ce point sa requête au roi en disant : « Sire, mettez au premier honneur et degré de l'estude publique les artz mathématiques ».

Quelques-uns des collègues de Ramus négligeaient volontiers leurs devoirs, et s'abstenaient de professer régulièrement, sous prétexte que les étudiants profitaient davantage à travailler seuls, avec leurs livres. Ramus, qui savait par expérience ce que vaut l'enseignement oral, proteste avec vivacité contre ce paradoxe: « Les escholes publiques, non les estudes privées, sont les maîtresses de la discipline. Le sentiment de l'ouye est plus gentil maistre pour apprendre que les yeux. La vive voix d'un docte et sçavant professeur instruict et enseigne beaucoup plus commodément le disciple que la lecture muette d'un autheur, quelque grand qu'il soit. »

Ramus passe en revue les diverses facultés dont se composait alors l'université, et il a pour chacune d'elles des remontrances particulières. A la Faculté de droit il reproche d'avoir abandonné le droit civil, « ceste partie plus noble et plus ancienne », pour ne s'occuper que du droit canon. A la Faculté de médecine il recommande les exercices pratiques, trop négligés alors, les herborisations, les dissections, la clinique. « Nos facultés, dit-il, ne savent faire que des escholiers disputeurs, qui n'apprennent réellement leur art qu'aux dépens de leurs clients. D'où ce dicton : De nouveau médecin cimmetière bossu : les médecins qui débutent engraissent les cimetières. » A la Faculté de théologie il adresse de plus sévères reproches encore, et l'on sent que le calviniste parle quand il se plaint qu'au lieu de faire lire et commenter la Bible, on y fasse étudier «je ne sçais quelles ordures et vilenies de questionnaires tirées d'une barbarie par cy devant incongneue ». De plus, toujours préoccupé de l'art de la parole, il demande qu'on augmente la part « des déclamations et des sermons ». Il veut des théologiens qui sachent prêcher, comme des médecins qui sachent guérir.

Ramus est plus indulgent pour la Faculté des arts, dont il constate et encourage les progrès déjà accomplis. « L'étude de l'humanité » y a été inaugurée. On y a accueilli les écrivains de l'antiquité, les « autheurs de marque ». Ramus célèbre ces nouveaux usages, et y voit l'aurore d'une révolution pédagogique. Il recommande, comme le principe fondamental des bonnes études, la lecture et l'imitation des grands écrivains : et il y joint « l'escriture continuelle», c'est-à-dire les devoirs écrits.

Ce que nous avons dit suffit à prouver que Ramus avait, dans toutes les questions d'enseignement, une compétence profonde et le sens de la vérité. Il n'a pas été seulement un grand professeur, « un grand docteur», comme dit Bayle : « c'était aussi un homme fort universel, et doué de très belles qualités morales, quoique un peu opiniâtre et contredisant». C'était un grand homme d'école, dont le tort le plus grave fut seulement de disperser ses efforts sur tous les points de la pensée humaine. Tour à tour humaniste, grammairien, logicien, mathématicien (car il enseigna aussi les mathématiques), il croyait à une méthode universelle, « qui a été aussi bien, disait-il, celle de Platon que d'Hippocrate, celle de Virgile que de Cicéron». De là un certain défaut d'analyse, un certain manque de profondeur, et la médiocrité relative de ses couvres, qui sont restées très inférieures à l'ouvrier, oeuvres de combat plutôt que d'organisation définitive, image d'un siècle plus remuant, plus agité que vraiment fécond, et qui a plus critiqué que fondé.

Bibliographie. Ramus, ses écrits et ses opinions, par Ch. Waddington, Paris, 1865 ; — Questions contemporaines, par E. Renan, Paris, 1868 (article Ramus) ; La Grammaire française et les grammairiens du XVI' siècle, par Ch-L. Livet, Paris, 1859 ; — Histoire de l'instruction publique en Europe, par Vallet de Viriville, Paris, 1849.

Gabriel Compayré