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Rabelais

La Renaissance française n'a point eu, en matière d'éducation et de culture intellectuelle, de novateur plus hardi, d'inventeur plus original que Rabelais. Homme d'église, dès sa première jeunesse engagé dans un ordre mystique où l'étude et les livres étaient considérés comme choses dangereuses, il rejeta tout d'un coup la vieille tradition, renia le moyen âge, la scolastique, le pédantisme monacal, la routine dogmatique de l'université de Paris. A la place du trivium et du quadrivium, il institua pour son propre compte d'abord, et recommanda ensuite à son siècle, une expérience extraordinaire qui convenait à son vigoureux esprit comme à la force morale et physique de ses deux géants, Gargantua et Pantagruel. Le programme de Rabelais n'est cependant excessif que par la richesse des détails et la puissance de mémoire, d'application ou de courage qu'il suppose. On en peut réduire les proportions, le principe en demeure excellent ; le cadre est bon, bien que d'apparence un peu cyclopéenne : il renferme la première ébauche d'une éducation vraiment libérale et déjà toute moderne.

Pour bien comprendre les vues de Rabelais sur ce grave sujet, comme sur tous les points où s'est portée son ironie, il faut d'abord être persuadé de la sincérité, de la bonne foi, de la hauteur d'esprit de ce grand écrivain. Une passion a dominé toute sa vie : la recherche de la vérité, le respect de la science. S'il y a, dans son roman symbolique, une notion certaine, toujours claire, partout présente, c'est celle-ci : il n'y a de bon pour l'esprit comme pour la conscience que les idées justes ; l'exercice de la raison est le propre de l'homme et la source de sa dignité vraie ; le mal en lui. la réelle faute originelle dont il doit se purifier, c'est l'erreur, le sophisme, le mensonge, la superstition, la méchanceté, la sottise ; toutes les maladies de la pensée ou du coeur ne sont que les formes multiples de l'erreur. Une raison naturellement saine et droite ne suffit point pour se garantir de l'erreur. Des maîtres entêtés de routine, des livres bourrés d'idées creuses ou enfantines, une éducation mécanique, une discipline de couvent, des jeux puérils, gâteront d'une façon peut-être irrémédiable les esprits les mieux doués. C'est au précepteur, c'est aux livres et à l'étude qu'il appartient d'achever chez l'écolier l'oeuvre de la nature et, dans l'enfant, de préparer l'homme, c'est-à-dire la personne raisonnable.

La première éducation de Gargantua est évidemment celle même que Rabelais avait reçue dans son enfance, puis chez les moines de Fontenay-le-Comte. Gargantua, en venant au monde, a crié : « A boire ! » La vie purement instinctive, naturellement grossière ou naïve, a occupé ses premières années. « Toujours se vaultroit par les fanges, baisloit souvent aux moulches, et couroit voulentiers après les parpaillons. » Aucune idée juste dans ce cerveau d'enfant ; « croyoit que nues feussent pailles d'airain, et que vessies feussent lanternes ». L'adolescent se nourrit pareillement d'illusions et de rêves ; il chevauche sans cesse des « chevaulx faictices » et les caresse tendrement. On cherche alors « un grand docteur sophiste » pour « l'endoctriner selon sa capacité ». A la discipline toute scolastique de maître Thubal Holopherne, il perdra ses plus belles années, il s'exercera laborieusement aux formes de la pensée, mais négligera la pensée elle-même. Les grammairiens latins de la décadence, ceux du moyen âge, des paraboles et des homélies, la logique sophistique, la rhétorique bavarde, les traités rédigés par demandes et réponses, si bien appris qu'il les peut réciter « à revers », tout cela rend Gargantua « fou, niays, tout resveux ». L'ennui, un bâillement sans fin, la paresse, la gourmandise, d'éternel les patenôtres égrenées dans un demi-sommeil, des siestes fréquentes, des jeux assis, la préoccupation constante du « roust », des collations et « arrière-collations », tel est le résultat moral auquel aboutissait la pédagogie des « resveurs matéologiens du temps jadis ». Rabelais se tira tout seul hors de ce puits. Four un moine, c'était une sorte d'apostasie. En lui, l'effort fut d'autant plus remarquable qu'il avait appartenu plus longtemps que son héros à l'école. S'il n'avait pas suivi, entre les murs de la Sorbonne, les leçons des maîtres sophistes et des théologues, s'il n'avait pas soutenu, devant les docteurs de l'université, quelque belle thèse « par l'espace de six semaines, despuis le matin quatre heures jusques à dix heures du soir », tout au moins, dans son abbaye, avait-il trouvé, comme la trouva Pantagruel à Paris, la « Librairie de Saint Victor », l'arsenal poudreux de la vieille science syllogistique et édifiante, dont il a dressé le catalogue dérisoire. Il ferma résolument ces in-folios inutiles et se détacha, non sans gaieté, et au grand scandale de ses confrères, de la tradition doctrinale que ces titres boulions laissent assez bien comprendre : « Badinatorium Sorboniformium. Question très difficile : On demande si la Chimère, bourdonnant dans le vide, peut dévorer les intentions secondes? sujet débattu pendant dix semaines au concile de Constance. Barbouillamenta Scoti. Il alla droit, d'une part, aux antiquités et aux langues savantes, au grec, à l'hébreu, à l'arabe, au droit romain, de l'autre, quand il eut jeté le froc aux orties, aux sciences expérimentales et positives, à la médecine, à la chimie, à l'anatomie. Dans ses voyages d'Italie, il étudia les doctrines des médecins italiens, se forma à l'archéologie, composa un herbier, chercha des manuscrits grecs, pénétra probablement la science tout italienne des poisons. Dès 1540, il jouissait, parmi les humanistes, les érudits et les savants, d'un renom considérable. Il était, par ses relations d'amitié et l'autorité de son savoir encyclopédique, du monde des Budé, des Estienne, des Calvio, des Erasme. Nul n'était mieux préparé que Rabelais par l'expérience personnelle à l'invention d'un plan nouveau d'éducation.

Ici, il convient de distinguer en lui deux courants d'idées. Il a reçu l'un de la Renaissance italienne et française : c'est la doctrine même des humanistes du quinzième et du seizième siècle. Il a inventé l'autre, où apparaît en ses traits originaux la pédagogie véritablement rabelaisienne.

La première de ces directions est surtout littéraire, philologique, si l'on veut ; elle se montre particulièrement dans la fameuse lettre de Gargantua à son fils Pantagruel : « l'entenz et veulx que tu apprenes les langues parfaictement : premièrement la grecque, comme le veut Quintilien ; secondement la latine, et puis l'hebraicque pour les sainctes lettres, et la chaldaicque et arabicque pareillement. Puis soigneusement reuisite les livres des medicins grecz, arabes et latins, sans contemner les thalmudistes et cabalistes. » Pour Rabelais, dans l'ensemble des études d'antiquités, c'est le grec qui doit dominer. Le grec, que l'Italie étudiait avec passion depuis un siècle au moins, était encore, pour la France, une nouveauté aussi rare qu'il l'avait été jadis dans la péninsule, au temps de Pétrarque et de Boccace. Le premier livre grec ne fut imprimé chez nous qu'en 1507. L'université résistait obstinément à cette étude, dont le moyen âge s'était toujours méfié par la crainte qu'il avait des idées schismatiques. Mais, autour de Rabelais, les lettrés pour qui François Ier fonda le Collège de France, par leur enthousiasme et leur application, s'apprêtaient à rejoindre les Italiens de Venise et de Florence. Gargantua rappelle éloquemment les misères intellectuelles de sa jeunesse, le monde assoupi dans l'ignorance gothique, les livres persécutés, toute bonne littérature détruite. « Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées : grecque, sans laquelle c'est honte que une personne se die sçauant ; hébraicque, chaldaicque, latine. Tout le inonde est plein de gens sçauans, de précepteurs très doctes, de librairies très amples, et m'est aduis que ny au temps de Platon, ny de Ciceron, ny de Papinian, n'estoit telle commodité d'estude qu'on y veoit maintenant. »

On le voit, il ne s'agit jusqu'à présent que de la culture supérieure de l'esprit, renouvelée et affinée par le commerce des écrivains anciens, principalement des Grecs. Sur ce point, Rabelais s'en tient aux vues des hommes de la Renaissance. Mais là n'est pas, selon lui, toute l'éducation. Les lettres antiques, si on les pratique exclusivement, formeront des esprits distingués, mais étroits, des âmes délicates, mais incomplètement éclairées sur les choses de la nature, des caractères nobles, mais mal armés pour la lutte de la vie. L'écolier limousin, ce disciple de « l'aime, inclyte et célèbre académie que l'on vocite Lutèce », manque évidemment de sens commun. L'humanisme, poussé à l'excès, pouvait aboutir à des résultats intellectuels très semblables à ceux de la scolastique.

Le programme propre de Rabelais vise l'homme tout entier, non plus le solitaire enfermé dans sa bibliothèque, mais la personne destinée à l'action, à la communauté civile, au devoir national. Ce n'est point une éducation de collège ; son jeune prince est confié à l'excellent précepteur Ponocrates. Mais les principes fondamentaux sur lesquels repose cette éducation peuvent entrer dans les collèges, pourvu qu'on en ouvre les fenêtres et qu'on en élargisse les portes. Peu d'appareil dogmatique : l'enseignement adopte pour méthode l'ordre naturel de la vie : il se sert familièrement des incidents du jour, de la saison présente. La discipline est toute dans l'autorité presque paternelle de Ponocrates. Education véritablement socratique, où l'intelligence du maître et celle du disciple se pénètrent, qui se poursuit par de libres causeries, de longues promenades remplies d'observations et de réflexions utiles, et de fréquentes rencontres avec les « gens sçauans ». La journée de Gargantua commence à quatre heures du matin ; tandis qu'on lui frotte le corps, il écoute une page de l'Ecriture sainte, il considère l'état du ciel, se fait habiller et peigner, écoule et répète les leçons de la veille et en lire des jugements « practicques concernens l'estat humain », Lecture de trois heure», Promenade avec conversation sur « les propous de la lecture », jeu de paume ou de balle ; reprise de la promenade jusqu'au dîner. A table, lecture de « quelque histoire plaisante des anciennes prouesses », ou de quelque roman chevaleresque ; entretien sur les fruits et les poissons servis, sur quelque point d'histoire naturelle ou de médecine élucidé par les textes anciens. Leurs mains et leurs yeux lavés « de belle eaue fraische », ils « rendoyent grâces à Dieu par quelques beaulx canticques faictz à la louange de la munificence et benignité divine ». Puis on joue, à l'aide de cartes, aux combinaisons arithmétiques. On revient aux livres et aux leçons du matin. Enfin Gargantua se livre aux exercices chevaleresques, monte à cheval, franchit les fossés, manie la lance, la hache, la pique, lutte, saute, chasse la bête fauve, nage, gouverne un bateau, grimpe a la course une colline, lance la pierre, la javeline, la hallebarde, tire à l'arc, à l'arquebuse, se hisse a la corde jusqu'au haut d'une tour, et, pour s'affermir les poumons, crie « comme tous les diables ». On le frotte, il revêt des vêtements frais, et revient à travers les champs et les prés, tout en herborisant. Après le souper, qui se passe en « bons propous, tous lettrez et utiles », il reprend ses divertissements musicaux ou mathématiques. « Quelques foys alloyent visiter les compaignies des gens lettrez, ou de gens qui eussent veu pays estranges ». Après avoir observé au ciel la position des astres, et repassé en sa conscience le jour entier, Gargantua fait sa prière, se recommande à la « divine clémence », se couche et s'endort.

Les jours de pluie, il reste à la maison, s'exerce à couvert, peint, sculpte, joue aux osselets, ou bien visite avec son précepteur les fonderies et les arsenaux, les ateliers des lapidaires, horlogers, imprimeurs, les laboratoires des alchimistes ; il va aux leçons publiques, au palais, au prêche, aux salles d'escrime, au théâtre. Une fois par mois, c'est congé tout le jour. On court les bois, on pêche aux écrevisses, tout en devisant sur les poésies rustiques d'Hésiode, de Virgile et de Politien, en improvisant « quelques plaisans épigrammes en latin», qu'on traduisait ensuite «par rondeaulx et ballades en langue françoise ».

Si à ce programme d'éducation on ajoute la culture classique, telle que la Renaissance l’entendait, telle que Gargantua la recommande au zèle de son fils, je ne vois pas ce qui peut rester en dehors de cette très riche pédagogie. Une chose cependant a été résolument abandonnée : la dialectique, l'industrie du syllogisme, ce qui était le fond de toute discipline au moyen âge. Une autre a fait son entrée dans l'éducation : la vue directe des êtres réels, l'observation de la nature vivante, considérée selon une méthode de plus en plus rigoureuse à mesure que l'écolier grandit. Pour Pantagruel, jeune homme qui représente déjà la période de réflexion scientifique, toutes les branches du savoir humain se rapprochent et se pénètrent afin de se compléter: la géographie éclaire l'histoire ; le droit romain, la philosophie morale des anciens : l'anatomie, la médecine des Grecs et des Arabes : à l'observation tout empirique du ciel, qui suffisait pour Gargantua adolescent, succède la connaissance des canons de l'astronomie ; l'enquête sur les animaux, les plantes, les minéraux, se tourne en classification exacte ; les saintes Lettres elles-mêmes sont reprises méthodiquement dans leur ensemble, le Nouveau Testament en langue grecque, la Bible en hébreu. Enfin, la gymnastique du corps occupe pour le moins un temps aussi long que celle de l'esprit. Maître et disciple sont sortis des cloîtres gothiques, des classes monacales, des bibliothèques fermées sur le dehors : ils travaillent non plus en vue de la vie contemplative et méditative du docteur, de l'ascète, du poète, mais pour la libre vie active ; ils atteignent à un idéal qui n'est point à dédaigner, et que les anciens estimaient fort : un esprit sain dans un corps robuste.

Émile Gebhart