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Pythagorisme

Pythagore est de tous les philosophes de la haute antiquité (il naquit vers 580 avant l'ère chrétienne) celui dont le nom est le plus connu, et, si l'on peut dire, est resté le plus populaire. Nous savons cependant fort peu de chose de ses doctrines : nous n'avons de lui aucun ouvrage, mais seulement quelques fragments d'un de ses disciples appelé Philolaüs. Il nous est même impossible de distinguer l'enseignement du maître des théories des disciples. Nous ne pouvons parler que du pythagorisme, sans prétendre savoir ce qu'a pensé Pythagore. De plus, la plupart des renseignements qui nous ont été conservés, épars dans un grand nombre d'ouvrages, ne méritent que peu de confiance. Pythagore est devenu de bonne heure un personnage légendaire : la fantaisie des poètes et des écrivains s'est donné libre carrière sur son compte. Rien n'est plus difficile que de démêler, parmi tant de récits fabuleux ou contradictoires, la part de vérité qu'ils contiennent.

Il y a deux choses à distinguer dans le pythagorisme : une philosophie, c'est-à-dire une explication de l'univers, et une doctrine morale.

La philosophie pythagoricienne se résume en cette formule : tout ce qui existe est un nombre ; l'essence et le principe des choses est le nombre. Pour comprendre le sens de cette formule, en apparence bizarre, il faut se souvenir que les pythagoriciens étaient très versés dans l'étude des mathématiques. C'est probablement pour ce motif qu'on a attribué à Pythagore la table qui porte son nom. C'est lui aussi qui démontra le premier le théorème du carré de l'hypoténuse, et sa joie fut si grande, après cette découverte, qu'il offrit un sacrifice solennel à Jupiter. On comprend que des mathématiciens si exercés aient été disposés à voir des nombres partout.

On raconte que Pythagore, se trouvant un jour dans une forge, remarqua que les marteaux, en retombant sur les enclumes, rendaient des sons différents, et que ces sons variaient selon la grosseur des marteaux. Quelle que soit la valeur de ce récit, dont l'authenticité a été contestée, il est du moins propre à montrer que des observations attentives et judicieuses avaient amené Pythagore à une conception du monde au premier abord fort étrange. Il avait observé aussi que les sons de la lyre sont proportionnels à la longueur des cordes, et, par suite, qu'une rigoureuse loi mathématique règle la production des sons. Généralisant cette idée, Pythagore conclut que tout, dans le monde physique, obéit aux lois du nombre, ce qui est une vérité confirmée par la science moderne. Il alla plus loin encore, et affirma qu'au fond toute chose est un nombre, ce qui est une erreur, ou au moins une hypothèse fort improbable. Ses disciples abusèrent de cette formule déjà excessive, et aboutirent à de véritables extravagances, comme de dire que la justice est le nombre quatre, ou que le mariage est le nombre cinq. Pythagore n'est pas responsable de ces folies. Dégagée des applications illégitimes qu'on en a faites, son idée fondamentale était juste : c'était une vue de génie.

Tous les pythagoriciens ne tombèrent pas d'ailleurs dans ces excès, et leur bonne fortune voulut que quelques-uns, par une sorte de hasard sans doute ou de divination, et sans pouvoir justifier leurs assertions par de solides raisons, fussent conduits à des conceptions fort extraordinaires pour le temps où ils vivaient. Ainsi ils déclarèrent qu'il devait y avoir des antipodes, c'est-à-dire une partie de la terre située à l'opposite de l'Europe, et l'on dit que lorsque Christophe Colomb entreprit son voyage, ce fut sur la foi d'une tradition pythagoricienne. Ils avaient aussi deviné le mouvement de la terre ; Copernic a déclaré expressément que lorsqu'il découvrit le vrai système du monde et démontra que le soleil est immobile par rapport à la terre, il s'inspira de l'idée déjà exprimée par les pythagoriciens: c'est une hypothèse pythagoricienne dont il fit une vérité.

Mais c'est moins à ses théories philosophiques qu'à sa doctrine morale que Pythagore doit sa célébrité. A vrai dire, entre sa philosophie et sa morale, il est difficile d'apercevoir aucun lien ; les meilleurs historiens estiment qu'elles sont tout à fait indépendantes l'une de l'autre. Comme l'a montré l'historien allemand Schwegler, il est probable que Pythagore, qui appartenait à la race dorienne, remarquable entre toutes les races grecques par ses moeurs austères et ses vertus rigides (les Spartiates étaient Doriens), avait réuni en un corps de doctrine, et formulé d'une manière plus précise, les idées qu'il avait connues dès l'enfance, et qui étaient familières à tous ses compatriotes.

Pythagore avait fondé un Institut, une sorte d'ordre, un monastère, où lui et ses disciples, parmi lesquels se trouvaient, dit-on, quelques femmes, vivaient soumis à des lois communes d'une grande sévérité. « Le recrutement des membres de l'ordre, dit M. Chaignet, était fait avec un soin scrupuleux. Pythagore, dit-on. étudiait sévèrement la vocation des jeunes gens qui se présentaient à lui, avant de les admettre aux premières initiations de cette vie nouvelle ; il cherchait à lire sur leur visage, à deviner dans leur démarche, dans leurs attitudes, dans toutes les habitudes de leur personne, les penchants de leur âme, le fond vrai de leur caractère, les aptitudes propres de leur esprit. » Même après ces épreuves, quelques-uns seulement étaient initiés à la doctrine du Maître. On dit aussi qu'entre tous les membres de la confrérie, les biens étaient en commun, que tous devaient s'astreindre au silence, s'abstenir de viande et de fèves : mais ces détails ne sont pas certains ; le dernier surtout paraît controuvé. Ce qui est incontestable, c'est que Pythagore s'était proposé un but moral et religieux. « Il avait voulu, dit l'historien Ed. Zeller, fonder une école de piété, de bonnes moeurs, de tempérance, de courage, d'ordre, d'obéissance à la loi, de fidélité dans l'amitié.

D'une manière générale, il voulait faire fleurir dans son école toutes les vertus qui formaient l'honnête homme selon les idées grecques, et particulièrement selon les idées doriennes, vertus qui sont aussi recommandées de préférence dans les sentences plus ou moins authentiques attribuées à Pythagore. »

C'est à ce caractère moral et religieux que se rattachent les théories pythagoriciennes sur la transmigration des âmes, ou métempsycose. Les corps sont comme des prisons dans lesquelles la divinité a enfermé les âmes pour les punir. Séparée du corps, l'âme, quand elle a mérité une récompense par ses vertus antérieures, mène dans un monde supérieur une vie incorporelle. Si elle a été coupable, elle doit être châtiée dans le Tartare, ou bien même condamnée à faire de nouvelles pérégrinations à travers des corps d'hommes ou d'animaux.

L'association pythagoricienne avait un caractère politique très nettement marqué. La forme de gouvernement la plus en honneur parmi les Doriens était le gouvernement aristocratique. Les pythagoriciens mirent partout leur influence, qui paraît avoir été considérable, au service du parti aristocratique, et combattirent de toutes leurs forces la démocratie dans les villes de la Grande-Grèce : ils furent notamment les maîtres à Crotone, où Pythagore passa les dernières années de sa vie. Il est vrai qu'ils provoquèrent à la fin une réaction suivie de luttes sanglantes : c'est peut-être dans une de ces luttes que Pythagore trouva la mort.

Dans une école qui avait à un si haut degré le souci des choses morales et le sens de l'organisation politique, il est impossible que les théories relatives à l'éducation n'aient pas tenu une grande place. Un témoignage précis nous déclare que Pythagore avait écrit un traité de l'Education ; mais, d'un autre côté, on a d'assez fortes raisons de croire que Pythagore n'avait rien écrit. En tout cas, un de ses continuateurs, Archytas, avait publié un traité sur l'éducation morale.

En un sens, on peut dire que tout le pythagorisme, envisagé dans sa doctrine morale, était une pédagogie. On a vu plus haut quels soins prenait Pythagore pour choisir ses disciples : les épreuves auxquelles il les soumettait, les initiations successives à la suite desquelles il les plaçait dans diverses catégories peuvent être regardées comme des moyens d'éducation. Malheureusement, sur le détail de cette éducation, nous n'avons que très peu de renseignements. Nous savons Seulement que les pythagoriciens attachaient une importance capitale à la gymnastique et à la musique : il fallait établir entre le corps et l'âme une harmonie aussi parfaite que possible. Ils prescrivaient avant tout aux jeunes gens la piété envers les dieux, et l'obéissance aux lois de la patrie, qu'il ne faut pas, disaient-ils, changer à la légère pour imiter celles des autres pays ; il n'y a pas de plus grand mal que le manque de lois ; sans l?autorité, les hommes ne sauraient subsister. Les jeunes gens devaient être élevés pour l'Etat : le respect à l'égard des vieillards, la fidélité à leurs amis, la modération en toutes choses, telles étaient les principales vertus auxquelles on les exerçait. Il ne faut pas, disait Pythagore, chasser le plaisir de la vie, mais il en faut chasser les plaisirs vulgaires, et n'admettre que le plaisir qui vient à la suite de ce qui est juste et beau.

Tout porte à croire que Platon qui, dans la République et les Lois, a si bien compris l'importance de l'éducation et qui a développé avec tant de prédilection des théories sur ce sujet, s'était à maintes reprises inspiré de Pythagore. A la fin de sa vie, précisément à l'époque où il écrivait la République, Platon était de plus en plus disposé à se rapprocher de Pythagore et à s'approprier ses principales doctrines. Dans la République, notamment, au moment où il explique comment il faut instruire les jeunes gens, il fait une allusion directe aux pythagoriciens. Pour lui comme pour Pythagore, la gymnastique et la musique sont les principaux moyens d'éducation, de celle au moins qui doit être donnée à tous les citoyens. On peut considérer, sans crainte de se tromper, la pédagogie de Platon comme le développement de celle de Pythagore : c'est à travers Platon que nous apercevons le plus clairrement les théories pythagoriciennes sur l'éducation.

Victor Brochard