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Psychologie

 Psychologie veut dire « science de l'âme » : le domaine de la psychologie varie selon la façon d'entendre l'âme, et selon ce qu'on croit pouvoir connaître d'elle scientifiquement.

Quand on entend par âme simplement l'ensemble des faits de conscience, et quand on croit ne pouvoir connaître de notre vie mentale rien de plus que les phénomènes qui la composent, on est conduit naturellement à exclure de la science psychologique les grandes questions métaphysiques de la nature, de l'origine et de la destinée de l'âme. Ainsi conçue, la psychologie prend le nom de psychologie expérimentale. Simple science de faits, elle prétend regagner en rigueur scientifique ce qu'elle perd en intérêt métaphysique ; elle aspire à se fonder sur l'expérience seule, à l'image des sciences physiques et naturelles, c'est-à-dire à découvrir, par l’observation et l'analyse, des relations constantes ou lois des phénomènes moraux, aussi certaines que les lois physiques ou physiologiques. Ces lois, une fois bien connues, ne pourraient manquer de fournir des lumières pour la pratique, puisque la première condition pour agir sur un ordre quelconque de phénomènes est d'en connaître la marche naturelle et le mécanisme. C'est pourquoi cette manière de concevoir la psychologie est celle qui importe le plus à l'éducation. Elle a prévalu dans les pays où les esprits sont surtout préoccupés de la pratique, notamment en Angleterre, où depuis longtemps la philosophie est, pour ainsi dire, tout orientée vers les intérêts moraux et les questions sociales. Chez nous, elle a gagné du terrain à mesure qu'ont été connus les travaux étrangers, à mesure aussi que s'est accentuée, sous l'influence de l'école positiviste d'un côté et de l’école kantienne de l'autre, la tendance à nous défier de nos forces en métaphysique et à donner le pas à la morale.

C'est donc de la psychologie considérée comme étude positive des faits de conscience et de leurs lois que nous parlerons ici, pour faire voir, non ce qu'est en elle-même cette science, mais ce qu'elle peut et doit être dans l'enseignement, en particulier dans celui des écoles normales primaires, et comment cette étude sert à la préparation pédagogique des maîtres.

Ce n'est pas que la métaphysique soit sans intérêt pour la pédagogie, tant s'en faut. Le but dernier de l'éducation varie certainement avec l'idée qu'on se fait des choses en général et de la place de l'homme dans l'univers ; nul ne niera que les convictions de l'éducateur sur la nature, l'origine et la destinée de l'âme, sur le sens de la vie humaine, ne déterminent pour une bonne part sa façon de concevoir sa tâche et les sentiments avec lesquels il l'accomplit. Mais pour ces questions suprêmes les religions seules ont des solutions toutes faites, objet d'un enseignement dogmatique. La philosophie les agite plutôt qu'elle ne les résout ; elles les a posées de mieux en mieux et envisagées sous toutes leurs faces ; elle soumet à une critique infatigable les systèmes par lesquels tour à tour elle a cherché à se satisfaire : les problèmes derniers font son désespoir comme son éternel attrait.

Il est vrai qu'à les agiter seulement, il y a pour l'esprit un profit singulier. On ne saurait dire combien il y gagne en étendue, en souplesse, en vigueur, en sentiment des difficultés, en modestie, par suite, et en tolérance. Aussi aucun pédagogue digne de ce nom n'omettra-t-il jamais de faire à ces hautes études leur place dans une éducation complète. Elles sont par excellence l'objet de l'enseignement supérieur, qui ne se conçoit pas sans elles: en dépit de critiques plus ou moins spécieuses, on les a conservées comme couronnement des études secondaires ; et l'on ne peut que tenir pour désirable en principe que les maîtres de la jeunesse à tous les degrés reçoivent, dans toute la mesure du possible, une sérieuse culture philosophique. Mais vouloir pour tous cette culture complète, la même pour l'instituteur et pour le professeur de faculté, serait évidemment chimérique. Ce fut déjà une singulière hardiesse, quand on avait en quelque sorte à improviser le personnel requis par les nouvelles lois sur l'enseignement primaire, de proclamer indispensable à la formation de ce personnel une initiation aux parties les plus élémentaires de la philosophie classique. La psychologie et la morale n'ont trouvé place dans le programme des écoles normales qu'en raison de leurs rapports particulièrement étroits avec la pédagogie pratique, réduites, par suite, autant que possible, à ce qui va directement à cette fin.

Nous dirons ici tour à tour comment nous concevons l'enseignement de la psychologie dans les écoles normales primaires, et de quel usage il doit être, selon nous, aux maîtres des plus humbles écoles.

I. Même dégagé de la partie métaphysique, qui demanderait d'ailleurs un temps dont on ne dispose pas et un auditoire plus mûr que celui auquel on s'adresse, un cours de psychologie est toujours difficile. Il n'est pas étonnant que ce soit là ce que les maîtres trouvent le plus délicat à enseigner et les élèves le plus malaisé à apprendre. Les mêmes causes qui font que les élèves des écoles normales (les garçons principalement) font, en général, dans les études scientifiques plus de progrès que dans les exercices littéraires, et ont, pour parler comme Pascal, l'esprit géométrique beaucoup plus développé que l’esprit de finesse, — les mêmes causes font de l’enseignement de la psychologie une chose pour eux singulièrement nouvelle, pour ne pas dire déconcertante. Là, rien à apprendre par coeur, peu ou point de formules arrêtées, point de théorèmes. Non seulement les vérités ne se trouvent ni ne se démontrent à priori, mais elles ne tombent pas non plus sous les sens, et les phénomènes dont il s'agit, bien qu'ils soient les plus certains de tous, ne sont rendus palpables par aucune expérience.

Dans ces conditions, le premier devoir du professeur est évidemment de simplifier, d'alléger, de tirer au clair. Le cours, loin d'y perdre, y gagnera : c'est le cas plus que jamais d'appliquer cet axiome pédagogique, que l'esprit ne profite que de ce qu'il digère. Peu et bien, voilà la devise. Le programme a été fait tout exprès d'une élasticité extrême. Il indique les questions à traiter, mais d'une façon si discrète que visiblement il laisse aux maîtres le soin de mesurer eux-mêmes leurs développements. Qu'ils se persuadent bien qu'on leur demande au fond une seule chose, d'exciter, de vivifier les esprits, en leur donnant le goût des choses de l'âme et l'habitude de la réflexion.

Cela est affaire de méthode essentiellement.

Je ne voudrais pas donner dans ce qui menace de devenir un travers de la pédagogie nouvelle, préconiser sans réserve et hors de propos la méthode socratique. Tout enseignement solide, surtout dans une école normale, doit avoir quelque chose d'arrêté, de formel, je dirais presque de technique ; il doit laisser des traces matérielles, revêtir quelque forme positive, bref, se traduire au moins, selon les cas, en exercices de rédaction, de coordination, de condensation, ayant pour objet de fixer la parole du maître, en faisant faire à l'élève un travail d'assimilation. Cette nécessité s'impose doublement pour l'enseignement de la psychologie dans les écoles normales primaires, à raison d'abord de sa nature et de sa nouveauté ; puis, à raison de cette disposition dont je parlais tout à l'heure, qui fait paraître l'analyse psychologique si délicate à l'intelligence plus saine que souple des élèves. Il doit donc être entendu que l'enseignement oral aura toujours pour base ou pour appui soit un livre, auquel les jeunes gens puissent se référer, soit un sommaire dicté en classe avant ou après la leçon, soit une rédaction plus ou moins ample avec un résumé fait par eux-mêmes.

Sans entrer à cet égard dans des développements inutiles (car chacun de ces systèmes a ses avantages, et c'est au maître à choisir entre eux), rappelons seulement deux choses qu'il importe surtout de ne point perdre de vue. La première est que le livre, si livre il y a, ne dispense pas le professeur de payer de sa personne : les élèves doivent y trouver un commentaire de leur cours, non un catéchisme qui leur en tienne lieu ; que ce soit le même fonds de doctrine sous une forme plus élégante et plus serrée, assez différente pour les faire penser, pas assez pour jeter la confusion dans leur esprit. La seconde est que la rédaction ne doit ni prendre trop de temps, ni consister dans la reproduction servile de ce qui a été dit en classe. C'est le dernier des exercices, quand elle n'est que la transcription machinale de longues notes sténographiques. Elle a pour but essentiel de forcer l'élève à penser par lui-même, à faire sienne la leçon. Ainsi comprise, et contrôlée avec soin (elle doit toujours l'être), c'est un excellent exercice de style à la fois et de réflexion. Les bons élèves peuvent y montrer déjà, avec leur aptitude à comprendre et à rendre la pensée d'autrui, une certaine personnalité ; loin de les en empêcher, il faut les y inviter expressément. Tout cela, sans préjudice de petites dissertations proprement dites, convenablement espacées, portant toujours sur des sujets faciles et intéressants: c'est là surtout qu'on voit exactement si l'on est suivi et jusqu'à quel point le cours profite.

Mais quoi qu'il en soit de ces exercices auxiliaires et complémentaires du cours, le cours lui-même, sans nul doute selon nous, doit être conduit d'une manière socratique. C'est le cas ou jamais d'appliquer cette méthode, si mal connue d'ailleurs, et dont on se fait souvent une idée si peu exacte ; c'est précisément pour les questions d'ordre psychologique et moral qu'elle fut inventée, et là surtout l'emploi en est vraiment nécessaire. La forme interrogative n'en est que l'enveloppe extérieure : dans son essence, la méthode de Socrate consistait, comme il le disait lui-même, à « accoucher les esprits, » c'est-à dire à faire trouver à ses interlocuteurs, par une causerie habilement conduite, des vérités dont ils avaient, selon lui, la connaissance implicite et qu'il ne s'agissait que de leur faire dégager. Or, les vérités psychologiques sont dans ce cas, s'il en fut ; car les faits de conscience dont elles expriment les rapports sont, par définition, connus, au moins implicitement, de celui qui les éprouve (et même de celui-là seul), et la vraie manière de les étudier est de les observer en soi par la réflexion.

On ne saurait croire combien il importe d'insister avant tout, avec des élèves entièrement inexpérimentés, sur ce caractère tout particulier des phénomènes psychologiques et du mode d'observation qui leur convient. Cela une fois compris (et pour le faire comprendre on ne doit pas craindre de recourir à des entretiens familiers aussi variés, aussi nombreux qu'il le faudra), tout paraîtra intéressant et relativement clair ; on aura supprimé la grande cause de malentendu. A des jeunes gens uniquement habitués à trois genres de travail mental, le raisonnement abstrait, l'observation sensible, et l'effort mnémonique, vous présentez une étude entièrement nouvelle, qui s'adresse très peu à la mémoire, moins encore au pur raisonnement, et qui met en jeu, au lieu des sens, l'observation de soi-même par la réflexion : comment ne serait-il pas nécessaire de les initier patiemment à cet ordre de choses si différent de tout autre, la vie intérieure, sentiments, idées, résolutions, et leur jeu infiniment complexe? Rien n'est plus facile, en revanche, que de leur faire entendre par des exemples et peut-être de les amener à dire eux-mêmes en quoi les faits de conscience diffèrent des phénomènes physiologiques, de ceux-là mêmes dont ils semblent être inséparables. Ce qui paraît abstrait, subtil et ennuyeux sous la forme dogmatique, un entretien bien conduit, auquel tous tour à tour soient incités à prendre part, peut le rendre clair même aux plus distraits, vivant et intéressant pour tous.

On leur fera trouver de la même manière les grandes divisions des faits de conscience, que le langage et le commun usage attribuent à autant de « facultés de l'âme ». Et ils saisiront du même coup les ressemblances de ces faits entre eux et les différences qui les distinguent ; par suite, les rapports des facultés entre elles et leur unité fondamentale dans l'identité du sujet conscient, dont elles ne sont que les modes d'action divers.

Dans quel ordre faut-il étudier les grandes catégories de faits psychiques? Le choix doit, sur ce point, comme en général sur toutes les questions de plan, être laissé au maître lui-même, s'inspirant à la fois des ouvrages qu'il peut consulter et de ses réflexions personnelles. La grande affaire est de suivre un ordre plausible, bien médité, arrêté et annoncé à l'avance, justifié par des raisons de fond. Le meilleur est celui dans lequel les choses s'éclairent le mieux les unes les autres. Mais ce n'est pas à dire qu'il n'y en ait qu'un bon. Tel, par exemple, se placera au point de vue du développement naturel, chronologique, tel autre au point de vue de l'importance morale, tel autre à celui de l'enchaînement logique. Comment affirmer à priori que celui ci aura tort et celui-là raison? Le tout n'est-il pas d'adopter un ordre rationnel et de s'y tenir? Et la valeur de l'ordre adopté ne dépend-elle pas beaucoup de la manière d'en rendre raison et de la fidélité à le suivre?

J'irais jusqu'à admettre fort bien qu'un même maître ne se crût point obligé de suivre à perpétuité le même ordre. S'il est vrai que des points de vue différents, mais également légitimes, commandent des plans également bons, le professeur qui, au lieu d'en adopter un une fois pour toutes, ce qui autorise toutes les redites, voudrait en essayer deux ou plusieurs tour à tour, gagnerait au moins à cela de s'obliger en quelque sorte lui-même à se renouveler de temps en temps, à repenser son cours pour en agencer autrement les parties. Celui-là peut-être sentirait mieux, d'une année à l'autre, la nécessité de se tenir au courant. Qui sait s'il ne retarderait pas tout au moins le moment fatal où l'homme qui enseigne toujours la même chose se sent envahir par la routine?

Je suppose, on le voit, au professeur de psychologie une liberté qui certainement ne lui fait pas défaut, et un esprit d'initiative dont on ne pourra que lui savoir gré, du moment qu'il en usera avec une scrupuleuse conscience. Dans cette hypothèse, n'est-ce pas lui-même encore qu'il faut laisser juge, pour une grande part, du développement à donner à telles ou telles parties du cours, suivant la façon dont il les possède et l'importance qu'elles offrent à ses yeux pour la préparation des élèves-maîtres? Le programme entier doit être exécuté. Mais on peut glisser un peu plus vile sur un point dont on ne se sent pas maître, insister davantage sur un autre, où l'on a mille choses utiles à dire. C'est affaire de mesure, sans doute ; mais je n'ai jamais vu, même aux plus mauvais temps de l'Université, un professeur inquiété pour avoir pris une liberté de ce genre, quand sa compétence était hors de doute, sa bonne foi attestée par son zèle professionnel.

Un danger seulement est à signaler, c'est que le professeur d'école normale ne se fasse pas une idée assez large du champ de l'éducation, ni par suite du profit pédagogique à tirer de la psychologie. Il n'y a pas longtemps encore (et nombre de livres en témoignent) qu'on bornait, ou peu s'en faut, la pédagogie à l'exposé des méthodes d'enseignement ; de sorte que, si on la rattachait à l'étude des facultés de l'enfant, c'était surtout, pour ne pas dire exclusivement, à l'étude de l'intelligence et des diverses opérations de l'esprit. Or, il s en faut que la pensée soit tout l'homme et que l'enseignement soit toute l'éducation. L'introduction de la psychologie dans les programmes n'eût pas été moitié aussi nécessaire, s'il ne se fût agi que de perfectionner les méthodes pour enseigner à lire, à écrire et à compter. Il est vrai que l'instruction fait plus : elle meuble la mémoire de connaissances variées, nourrit et fortifie l'esprit, et, ce qui vaut mieux encore, aiguise, affermit, redresse le jugement. Mais, quelle que soit pratiquement la valeur inappréciable d'un esprit juste et éclairé, j'irai jusqu'à dire que cela même n'est pas la fin principale, ni la seule, en tout cas, que se propose l'Etat dans l'éducation publique. Il attend autre chose des maîtres à qui il donne mission de former les générations nouvelles. Il les charge de donner, avec l’instruction qui importe tant, l'éducation proprement dite qui importe plus encore. Voyons comment la psychologie, que les élèves-maîtres n'auront jamais à enseigner, les met cependant à même d'accomplir leur tâche non seulement d'instituteurs, mais d'éducateurs, au sens plein de ce mot. Cela, mieux que tout, achèvera de faire comprendre ce que doit être l'enseignement de la psychologie dans les écoles normales et quelles en sont les parties vitales au point de vue pratique.

II. — On l'a dit cent fois, on ne peut trop le redire, tout ce qui élève et affine l'esprit des maîtres les prépare à l'accomplissement de leur oeuvre : c'est avant tout à ce litre général que l'étude de la psychologie leur est utile. Plus particulièrement toutefois, cette étude leur donne le goût et l'habitude d'interpréter ce qui se passe dans les âmes, d'observer les caractères, de se rendre compte du jeu naturel des idées et des sentiments, seul moyen d'agir sur leur développement d'une façon vraiment méthodique. Plus on pourra leur apprendre de choses à la fois exactes et générales sur les lois de la croissance intellectuelle et morale de l'enfant, plus directement on les préparera à diriger cette croissance ; mais il faut bien se dire (et il est bon de les en avertir expressément) qu'en dehors des généralités nécessairement un peu vagues et sommaires sur la psychologie de l'enfant, rien ne vaut pratiquement que l'observation attentive des natures individuelles. C'est là l'alpha et l'oméga de la pédagogie concrète, comme la psychologie générale est le commencement et la fin de la pédagogie théorique ou abstraite.

Pour nous en tenir à celle-ci, qui seule est, à vrai dire, objet d'enseignement (l'art, en toutes choses, ne s'apprenant bien que par l'exercice), la partie de la psychologie qui me paraît avoir sans comparaison le plus d'intérêt pédagogique et comporter le plus d'applications est l'étude de l'habitude. Voilà le point central, fondamental, sinon de toute la psychologie scientifique, — ce que beaucoup de gens pensent, mais ce qui n'est pas ici en question, — au moins de la psychologie appliquée à l'éducation. Pratiquement, en effet, en quoi consiste l'éducation, sinon essentiellement à former les habitudes physiques, mentales, morales, les habitudes d'esprit, de coeur, de volonté? Tout se ramène si bien à cela, que même les pédagogues qui paraissent dire le contraire, et s'élèvent le plus hautement contre le caractère mécanique de l'habitude au nom de la réflexion et de la liberté, sont forcés d'avouer, en fin de compte, que la liberté elle-même ne s'affirme et ne triomphe qu'en devenant une habitude, et que réfléchir, juger par soi-même, délibérer, se rendre indépendant, sont encore des habitudes à prendre, les plus rares de toutes.

Cela étant, je dis que, de toutes les connaissances psychologiques, aucune n'est d'une importance plus générale et plus profonde, au point de vue de l'éducation, que la théorie complète de l'habitude. Il est d'autant plus nécessaire d'en être pénétré, qu'on a affaire à des enfants plus jeunes, puisque les habitudes que l'enfant contracte les premières, bonnes ou mauvaises, sont les plus indéracinables. Ce n'est pas le professeur du degré le plus élevé, c'est le maître des plus petits enfants, c'est la mère, c'est la nourrice, qui aurait le plus besoin d'être édifiée sur les lois de l'accoutumance et de la désuétude, sur la manière dont les habitudes se prennent, se perdent, se modifient, et, faute de se modifier, enchaînent la vie entière. A mesure que les enfants grandissent, il est bon de leur en dire ce qu'ils en peuvent comprendre, puisque, après tout, le but est de leur apprendre tout ce qui pourra leur servir pour leur gouverne ; mais il serait infiniment trop tard pour y penser si, pour se comporter avec eux selon cette grande loi, non psychologique seulement, mais biologique, de l'habitude, on attendait le moment où ils seront en état de s'y intéresser pour leur compte. Longtemps avant de leur vanter le prix des bonnes habitudes et de chercher à leur faire craindre la tyrannie des mauvaises, il faut, sans rien dire, disposer tout pour les empêcher d'en contracter de mauvaises en quelque genre que ce soit, et les amener à en prendre de bonnes. C'est l'exemple le plus frappant de cette vérité trop souvent oubliée des maîtres, que leur influence ne s'exerce pas seulement par la parole, que ce qu'ils disent et enseignent n'est qu'une partie, et la plus superficielle, de leur action. La plus profonde est dans les habitudes qu'ils font prendre aux organes, à la volonté, à l'esprit, au coeur, par la parole sans doute en quelque mesure (d'où la nécessité de répéter ce que l'on veut confier à la mémoire), mais avant tout par la discipline effective et par l'exemple.

L'exemple et sa puissance, l'instinct d'imitation, autre question, presque inséparable de la précédente et d'une importance capitale. Aucun instituteur ne devrait prendre charge d'âmes sans être entré dans le vif de ce grand sujet, pédagogique s'il en fut, et des mieux étudiés par la psychologie contemporaine.

Ne poussons pas plus loin l'énumération: dresser une liste complète des questions psychologiques d'un intérêt pratique particulier, ce serait comme refaire le programme, et donner à entendre que les questions non comprises dans cette liste peuvent sans dommage être laissées de côté, ce qui est très loin de notre esprit. Il suffit que l'on comprenne ce que nous voulons dire, quand nous parlons d'un certain choix à faire entre les parties du cours, et d'un plus grand développement à donner à celles qu'on juge les plus utiles, alors même que rien ne les signale comme telles, ou qu'elles ne figurent même qu'implicitement dans le programme.

Quand nous disons, maintenant, que les instituteurs ont mille occasions n'appliquer des notions psychologiques qu'ils n'ont pas à transmettre, il ne faut pas le prendre à la rigueur. S'ils n'ont pas à faire un cours de psychologie à leurs élèves, ce qui serait évidemment ridicule, ce n'est pas à dire qu'ils doivent éviter absolument de leur communiquer quoi que ce soit de ces mêmes vérités qu'ils sont tenus d'avoir toujours présentes. Ces vérités ne sont pas toutes inintelligibles pour les enfants, et, du moment qu'ils peuvent les entendre, il ne saurait être mauvais de les leur présenter à l'occasion, d'une manière simple et familière. Comme je le rappelais tout à l'heure, quoiqu'il faille les bien gouverner d'abord à leur insu, le but est de leur apprendre à se bien gouverner eux-mêmes ; d'où la nécessité de les mettre aussitôt que possible dans le secret de ce qu'on veut d'eux, afin de les faire collaborer activement à leur propre perfectionnement : en cela vraiment consiste l'éducation. Il rentre donc dans la tâche du professeur d'école normale d'indiquer aux élèves-maîtres, soit en passant, au fur et à mesure, soit à la fin, dans des leçons spéciales, les idées claires autant qu'importantes qu'ils doivent surtout retenir du cours, tant pour en faire leur profit que pour les répandre sous une forme populaire. Nombre de lieux communs, de proverbes, qui résument une longue expérience et contiennent une grande somme de sagesse, sont susceptibles d'être ainsi rajeunis par un commentaire psychologique, grâce auquel ils reprennent de la saveur et de l'efficacité pratique.

Ce n'est pas tout : d'une autre manière encore la psychologie peut être introduite à l'école primaire. Le maître qui aura pris, pour son compte, à l'école normale, l'habitude d'analyser les faits de conscience, sera naturellement conduit à donner aux enfants, dans la mesure où ils en sont capables, un certain goût de cette même analyse, pour le plus grand profit de leur esprit et, ce qui est mieux encore, de leur caractère.

Pour l'esprit, en effet, la finesse, la souplesse, la maturité (autant, bien entendu, que le comporte chaque âge) ne se mesurent à rien plus sûrement qu'à l'habitude d'analyser et de réfléchir ; et cette habitude, réciproquement, est le moyen par excellence de donner une fine trempe à l'esprit. Plus l'enfant est naturellement distrait, disposé tout au moins à ne faire attention qu'aux choses du dehors, et à n'en voir que la surface, plus il est évident que l'éducation doit, tout en tenant compte d'abord de cette tendance, viser à la corriger graduellement : quel moyen pour cela vaut l'analyse toute familière qu'on fait avec lui, qu'on l'amène peu à peu à faire lui-même, des sentiments de son âge et des idées morales qui sont à sa portée?

Pour le caractère, il est bien connu que rien ne contribue tant à l'asseoir et à le mûrir à la fois, à le corriger s'il y a lieu, que d'appeler l'attention de l'enfant sur lui-même. Qu'on ne se méprenne pas sur ma pensée. Je ne demande nullement qu'on exige de l'enfant l'impossible, qu'on dépasse le but, en lui donnant une habitude de s'observer contraire à sa nature, ridicule par suite ou fâcheuse et, qui pis est, funeste à son développement : on sait, en effet, que la réflexion prématurée ou excessive ne va guère sans dommage pour la spontanéité, la grâce naïve et l'énergie. Mais ce danger signalé, est-ce que les moralistes, est-ce que les pédagogues ne sont pas unanimes à nous recommander de faire rentrer en eux-mêmes les personnes en qui nous voulons combattre une passion naissante, un sentiment mauvais? Rentrer en soi-même, qu'est-ce autre chose que faire de l'observation, de l'analyse psychologique ? Quel plus grand service à rendre aux enfants que de les y exercer dans la mesure et de la manière qui convient à leur âge?

C'est ce que parents et maîtres essaient de faire tant bien que mal dans quelques occasions : on dira à un enfant qu'il devrait avoir honte, qu'il devrait rougir des sentiments auxquels il s'abandonne. Mais il y a peu de chose à attendre de ces objurgations vagues, presque purement verbales, et qui glissent toujours plus ou moins, n'étant faites qu'au moment où l'âme y est fermée. Au contraire, ce qui est vraiment pédagogique, c'est d'appeler expressément l'attention des enfants sur ce qu'ils éprouvent, non pas toujours au moment même où ils l'éprouvent, mais de façon à ce que le sentiment auquel on fait la guerre ne puisse bientôt plus les envahir sans évoquer en eux, avec les idées propres à le leur faire qualifier, les sentiments propres à le tempérer, puis à le vaincre. Prenez, par exemple, la colère, la rancune, l'envie ; au moment où ces sentiments violents font explosion, en vain dites-vous à l'enfant qu'il en devrait rougir. Mais à loisir, quand il est de sang-froid et d'humeur à entendre, saisissez les occasions, je ne dis pas de lui décrire dogmatiquement, mais de lui faire démêler par lui-même ce qui est impliqué dans ces sentiments, ce qu'ils ont de misérable à côté de ce qu'ils peuvent avoir de légitime, leurs causes, leurs effets, leurs symptômes: vous aurez fait vraiment ce qu'on peut faire de mieux pour l'en corriger. Le moment venu où il y retombera, d'un regard vous le ferez tout de bon rentrer en lui-même ; il saura au juste ce qu'on lui reproche, ce qu'on lui veut.

En résumé, les rapports sont tels entre la psychologie et l'éducation en général, l'éducation morale, en particulier, que dans des écoles où l'éducation morale a justement pris le premier rang, la psychologie ne peut pas ne pas être d'un continuel usage, soit qu'on se serve d'elle sans l'enseigner, soit que, mieux encore, on ne laisse échapper aucune occasion d'en répandre les données et la méthode. C'est là principaiement sa raison de figurer dans le programme des écoles normales : pour l'enseigner là comme elle doit l'être, que le professeur s'inspire avant tout de cette pensée.

[HENRI MARION.]

Programmes de l'enseignement de la psychologie

dans les écoles normales d'instituteurs et d'institutrices

(Arrêté du 4 août 1905.)

PREMIÈRE ANNÉE.

NOTIONS ELEMENTAIRES DE PSYCHOLOGIE. — La psychologie. — Son objet, sa place dans l'ordre des sciences, sa méthode, son utilité.

La conscience spontanée et la conscience réfléchie. Les idées que donne la conscience. Les faits de conscience : classification. Unité de la vie humaine.

La sensibilité. — Le plaisir et la douleur. Les inclinations, leur classement.

Les inclinations personnelles: conservation, possession, bien-être, indépendance. L'amour-propre.

Les inclinations sociales : affections domestiques, électives ; le patriotisme, les sentiments humanitaires.

Les inclinations impersonnelles : amour du vrai, du beau, du bien. Le sentiment religieux.

La passion : comment elle naît et se développe. Ses effets. Valeur et dangers des passions.

Valeur et rôle de la sensibilité en général. L'éducation des sentiments.

L'intelligence. — Idée des principales facultés intellectuelles.

La perception extérieure : les perceptions naturelles et les perceptions acquises. L'éducation de la perception.

La mémoire: conservation, rappel et reconnaissance des idées, Diverses sortes de mémoire. Education de la mémoire.

L'association des idées.

L'imagination: rôle de l'imagination dans les arts, dans les sciences et dans la vie. Valeur et danger de l'imagination. Moyens de la cultiver.

Distinction de l'abstraction et de l'analyse, de la généralisation et de la synthèse. Utilité de l'abstraction. Rôle de la généralisation.

Le jugement : son importance. L'esprit juste et l'esprit faux. Principales causes des faux jugements. Education du jugement.

Le raisonnement : idée du raisonnement déductif et du raisonnement inductif. Application aux principales sciences. Valeur du raisonnement.

La raison : les axiomes de la raison ; leur rôle dans la distinction du vrai et du faux.

Le langage : rapports du langage et de la pensée. Le style et l'écrivain.

L'activité. — Différentes formes de l'activité: spontanée, instinctive, habituelle, volontaire.

Le vouloir : ses limites et sa puissance. Education personnelle de la volonté : les habitudes volontaires.

La liberté de la volonté : solution pratique de ce problème.

Action réciproque du physique et du moral : la nature humaine.

(A la suite de ce programme théorique viennent des Applications à l'éducation, dont on trouvera le texte à l'article Pédagogie, p. 1543.)

DEUXIÈME ANNÉE.

(En deuxième année, le programme comprend d'abord un cours théorique de Morale. Ce cours est suivi d'une Révision de psychologie et de morale, avec applications.)

TROISIÈME ANNÉE.

(En troisième année, sous le titre général de Pédagogie, le programme prévoit d'abord l'Application de la psychologie et de la morale à l'éducation. Pour le texte de cette partie du programme, voir l'article Pédagogie, p. 1543.)