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Proudhon

Pierre-Joseph Proudhon naquit à Besançon, le 15 janvier 1809, de parents pauvres. Il eut une enfance de petit paysan. A douze ans, la bienfaisance d'un protecteur lui permit d'entrer au collège de Besançon, où il étudia avec acharnement. A dix-neuf ans, il était typographe et continuait à s'instruire en corrigeant des épreuves d'imprimerie ; il apprenait l'hébreu et acquérait une connaissance très réelle de la Bible. En 1836, après avoir fait, comme ouvrier, plusieurs voyages à Paris et dans les principales villes de la vallée du Rhône, connu le chômage et le besoin, il fondait à Besançon, avec deux associés, une petite imprimerie qui ne tarda pas à péricliter. C'est alors (1837) qu'une bourse d'études de 1500 francs (pension Suard) lui fut accordée par l'Académie de Besançon et lui permit de venir à Paris pour poursuivre ses études. Ses premiers travaux avaient porté sur la grammaire ; il était passionné de philosophie et de théologie ; mais sa destinée était de combattre pour l'affranchissement du travail, pour l'égalité, pour la justice ; il le fit avec passion, avec violence parfois, mais toujours avec une incomparable probité morale. Ses principaux ouvrages sont : ses trois mémoires sur la propriété (Qu'est-ce que la propriété? ou Recherches sur le principe du droit et du gouvernement, 1840 ; Lettre à M. Adolphe Blanqui, professeur d'économie politique au Conservatoire des arts et métiers, sur la propriété, 1841 ; Avertissement aux propriétaires ou Lettre à M. Victor Considérant, rédacteur de la PHALANGE, sur une défense de la propriété, 1842) ; — De la création de tordre dans l'humanité ou Principe d'organisation politique, 1843 ; — Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, 1846, où se trouvent formulés, sous une apparence négative, tous les principes de ses conceptions économiques ; — Idée générale de la Révolution au dix-neuvième siècle, choix d'études sur la pratique révolutionnaire et industrielle, 1851 ; — De la Justice dans la Révolution et dans l'Eglise, nouveaux principes de philosophie pratique, adressé à Son Eminence Mgr Mathieu, cardinal-archevêque de Besançon, 1858, son oeuvre capitale, dont il rêvait de faire une sorte de Bible de l'humanité moderne ; — La Guerre et la Paix, Recherches sur le principe et la constitution du droit des gens, 1861 ; — Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la Révolution, 1863 ; — enfin De la Capacité politique des classes ouvrières, dont il achevait le manuscrit quand la mort le surprit, en pleine activité intellectuelle, le 16 janvier 1865. Il joua un rôle considérable, comme journaliste, pendant la Révolution de 1848, fut élu député, le 4 juin 1848, par le département de la Seine, et prétendit résoudre la question sociale par l'institution d'une Banque d'échange, dont une condamnation à la prison, pour de violents articles contre Louis Bonaparte, l'empêcha de poursuivre la tentative jusqu'au bout. Il fut un pamphlétaire fougueux, un économiste hardi, et par dessus tout un moraliste. Passionné d'égalité et de liberté, il s'efforça de définir une organisation sociale qui assurât, par le fédéralisme, la plus grande autonomie possible aux individus et à leurs associations contractuelles, et qui, par la suppression de tous les revenus du capital, fît du travail la seule base de la répartition des richesses. Ses oeuvres complètes ont été publiées, de 1867 à 1870, en 26 volumes in-12, auxquels il faut joindre les oeuvres posthumes, dont la publication n'est pas achevée, et la Correspondance, en 14 volumes in-8°, dont l'importance est considérable tant pour la connaissance de la vie et de l'oeuvre de Proudhon que pour l'histoire de la Révolution de 1848 et du second Empire.

Nous allons essayer de résumer les idées de Proudhon en matière d'éducation.

« Malheureusement je ne suis, il s'en faut, ni un Jacotot, ni un Rousseau, ni rien qui y ressemble », écrivait-il vers la fin de sa vie, et il affirmait que « le moindre de nos instituteurs de village » en savait, en matière d'éducation, plus que lui (Correspondance, XIV, 90, 91). En réalité, et en dépit de cette modestie qui ne lui est pas habituelle, il s'est préoccupé à bien des reprises de l'instruction populaire. Il n'en pouvait être autrement. Il voulait réaliser entre les hommes l'égalité économique, ou, comme il dit dans ses premiers Mémoires, « l'égalité des appointements ». Mais, d'autre part, il repoussait avec horreur le communisme et prétendait proportionner le salaire de chaque travailleur à ton produit. Pour concilier ces prétentions contradictoires, il lui fallait bien admettre que tous les travailleurs peuvent, s'ils font l'effort nécessaire, parvenir à une habileté semblable, à un égal talent. Bref, pour arriver à « l'égalité des salaires », il lui fallait considérer comme possible « l'égalité des capacités ». Et telle est en effet sa thèse. D'abord, affirme-t-il, toutes les capacités peuvent être dites « équivalentes » pour cette raison que toutes les fonctions sont également nécessaires à la vie de cet être collectif qu'est la société ; l'équivalence des capacités résulte du principe de l'équivalence des fonctions, qui lui-même se déduit de la loi de la division du travail. Mais il y a plus : c'est bien à l'égalité des capacités que Proudhon veut aboutir, et il croit cette égalité possible, parce que toutes les fonctions, tous les métiers, même ces métiers manuels qu'on a si longtemps dédaignés, ou plutôt ces métiers manuels surtout, lui paraissent pouvoir servir de base à une haute culture de l'esprit, au développement intégral de l'intelligence humaine. Et c'est là qu'est l'idée originale, l'idée féconde qui conduit Proudhon à formuler toute une philosophie singulièrement profonde du travail manuel et de l'enseignement professionnel.

Il faut bien s'entendre, en effet, quand on réclame pour tous les enfants le même droit de développer leur intelligence — et nul ne le fait avec plus d'énergie que Proudhon. Ce serait un système d'éducation déplorable celui qui, dans une démocratie laborieuse, ou, comme dit Proudhon, dans une fédération agricole-industrielle, détournerait la masse des fonctions productives. La société a besoin de travailleurs manuels, d'artisans et de laboureurs, autant et plus que de poètes. Malheureusement, un absurde préjugé spiritualiste, qui a sa source dans la distinction religieuse de l'âme et du corps, nous a fait considérer jusqu'à présent comme inférieurs et même comme dégradants tous les travaux qui mettent en jeu l'activité corporelle ; de là le mépris qui s'est attaché dès l'origine aux professions manuelles ; de là encore la séparation de la société en deux classes, « celle des spirituels faits pour le commandement et celle des charnels », destinés aux tâches inférieures ; d'un côté les « capitalistes, entrepreneurs, propriétaires », de l'autre les « salariés » [De la Justice, XXII, 258 sqq, 267 sqq) ; de là enfin, dans l'enseignement traditionnel, le culte exclusif de l'intelligence pure ou des sentiments esthétiques à l'exclusion de toute activité pratique, de tout exercice manuel, de tout apprentissage professionnel. L'universalisation d'un tel enseignement serait une calamité. Si l'on veut adapter l'enseignement aux conditions d'existence d'une société égalitaire et laborieuse, il faut comprendre d'abord, contrairement aux préjugés courants, qu'il y a dans le travail même, dans le travail manuel, une haute vertu éducatrice, et que l'apprentissage d'un métier fait partie intégrante de toute instruction complète. Nous reconnaissons ici une idée de Rousseau, et Proudhon fait allusion lui-même quelque part à ce précurseur [De la Capacité politique, édition de 1868, p. 281). Mais sa propre conception est singulièrement plus profonde que celle du précepteur d'Emile. Elle s'appuie sur toute une théorie de la connaissance. C'est dans l'activité pratique, dans le travail, qu'il faut chercher l'origine et la fin de toute la science humaine. « L'idée avec ses catégories naît de l'action et doit revenir à l'action, à peine de déchéance pour l'agent. Cela signifie que toute connaissance dite à priori, y compris la métaphysique, est sortie du travail et doit servir d'instrument au travail, contrairement à ce qu'enseignent l'orgueil philosophique et le spiritualisme chrétien, qui font de l'idée une révélation gratuite, arrivée on ne sait comment, et dont l'industrie n'est ensuite qu'une application. » (De la Justice, XXII, 314-315.)

Ainsi, la philosophie nous apprend que, dans l'intérêt même du développement de l'intelligence, « l'écolage ne doit pas être séparé de l'apprentissage ». Ajoutons que l'apprentissage d'un métier, à la condition qu'il soit complet, réfléchi, et, peut-on dire, philosophique, assure par lui-même au travailleur le plus haut degré de culture, de dignité morale, de félicité fière et grave qu'il puisse désirer.

Sans doute, dans les conditions que lui a faites la grande industrie moderne, avec le machinisme, la division du travail et l'extrême spécialisation des tâches, le travail manuel est habituellement pénible, « abrutissant », dit énergiquement Proudhon, dégradant. Mais il en serait autrement si, par une éducation appropriée, le travailleur était mis à même de connaître les divers aspects de son métier, d'en approfondir les principes, de comprendre la place qu'il occupe dans le système des professions humaines et le rôle qu'il joue dans l'effort grandiose par lequel notre industrie fait la conquête de la nature. « Le plan de l'instruction ouvrière, sans préjudice de l'enseignement littéraire, qui se donne à part, est donc trace: il consiste, d'une part, à faire parcourir à l'élève la série entière des exercices industriels en allant des plus simples aux plus difficiles sans distinction de spécialité ; de l'autre, à dégager de ces principes l'idée qui y est contenue, comme autrefois les éléments des sciences furent tirés des premiers engins de l'industrie, et à conduire l'homme, par la tête et par la main, à la philosophie du travail qui est le triomphe de la liberté. Par cette méthode, l'homme d'industrie, homme d'action et homme d'intelligence tout à la fois, peut se dire savant et philosophe jusqu'au bout des ongles, en quoi il surpasse de la moitié de sa taille le savant et le philosophe proprement dit. » (De la Justice, XXII, 332.)

II faudrait tout citer, dans cet admirable chapitre du livre de la Justice que Proudhon a consacré au travail. La méditation s'en recommande à quiconque se rend compte des deux obligations également fortes et en apparence contradictoires qui s'imposent au pédagogue dans une démocratie économique : assurer à tous les citoyens d'égales facilites d'accéder à la plus haute culture, et faire cependant que chaque producteur acquière de bonne heure, par un apprentissage technique, la pratique de son métier.

Ailleurs (Idée générale de la Révolution, x, 289 et suiv. ; Capacité politique des classes ouvrières, 3e partie, ch. VII), Proudhon a indiqué plus sommairement les mêmes idées en insistant sur certains détails d'organisation pratique qui ne sont pas sans intérêt. L'union de l'école et de l'atelier, qui astreindra l'enfant, « à partir de la neuvième année, à un travail utile et productif », permettra d'instruire tous les enfants de sept à dix-huit ans, sans accabler le budget de l'Etat. Au surplus, l'enseignement reste libre, « l'Etat n'intervenant qu'à titre d'auxiliaire, là où la famille et la commune ne sauraient suffire » ; c'est aux pères de famille, et plus particulièrement aux associations ouvrières, qu'incombe la tâche de contrôler l'enseignement (Capacité politique, etc., pages 287 et suiv., et Idée générale de la Révolution, pages 289 et suiv.). Ajoutons enfin que Proudhon indique sommairement (Idée générale de la Révolution, pages 289 et suiv.) que l'enseignement « dit supérieur », « résultante spontanée et foyer naturel de l'enseignement primaire », pourrait être organisé démocratiquement par l'ensemble des instituteurs élisant eux-mêmes leurs maîtres. Et il y a là sans doute plus d'une vue contestable ; mais l'ensemble cadre singulièrement avec le mouvement d'idées qui résulte des progrès récents de la démocratie ouvrière.

Aime Berthod