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Précepteur

Précepteur, « celui qui est chargé de l'éducation d'un enfant ». Sujet plus vaste qu'il ne parait ; il touche par cent endroits au problème du choix à faire entre l'éducation particulière et l'éducation publique. Locke et Rousseau, pour n'en pas nommer d'autres, choisissent la première ; Quintilien, le bon Rollin et Mgr Dupanloup préfèrent la seconde. Ce dernier a développé sa thèse en cinq lettres éloquentes dont chacune est un réquisitoire aboutissant à cette conclusion : Pas de précepteur ! Dans une peinture saisissante, il montre l'élève et le maître, victimes l'un de l'autre, traînant pendant de longues heures de la journée le poids d un mutuel ennui. L'horizon manque à l'enfant ; son champ d'études est borné. Médiocre, son maître le pétrit à sa propre effigie ; homme de génie, il l'écrase : témoin Bossuet. Fénelon et le duc de Bourgogne ne trouvent pas même grâce entière devant ses yeux. Etudes sans émulation, enseignement sans chaleur et sans vie ; point de communication de soi-même, pas d'emprunt fécond aux qualités d'autrui ; culture ingrate et rétrécie, vues égoïstes et personnelles, voilà pour l'esprit. Et le coeur, la volonté, le caractère? Même fortune les attend. Le maître voit de trop près et trop constamment les défauts de l'élève. Ou bien il les réprime en proportion de ce qu'ils le font souffrir ; alors l'enfant s'aigrit, s'exaspère : il apprend la haine. Ou bien il les néglige, les tolère, se fait une habitude de sa faiblesse et de son indifférence : l'élève en profite, se corrompt et méprise. La semaine n'est pas finie, qu'ils sont obsédés, rassasiés l'un de l'autre. Les moeurs sont-elles au moins hors d'atteinte? Non. Comme le collège, la maison paternelle a ses périls : mauvais exemples, lectures ou entretiens corrupteurs, connivence des domestiques, que sais-je?

La peinture est vraie, quoique un peu chargée. On rabattra sur le détail, le fond subsiste. Il y manque pourtant le chapitre des exceptions. Tel est, par exemple, le cas de l’enfant infirme et souffreteux, pour qui la vie du collège, si douce que vous la fassiez, serait un martyre. Qui lui donnera le bienfait de l'instruction? Qui, si ce n'est le précepteur dévoué, choisi entre tous par la sollicitude d'une mère? Par où le maître s'attachera-t-il à l'élève sinon par cette infirmité même qui le rend intéressant et sympathique ; bien différent de Rousseau, qui ne veut à aucun prix pour lui-même de l'emploi de précepteur, mais surtout s'il s'agit d'un enfant débile et mal portant.

Voici un autre enfant dont on laisse croître le caractère violent et rebelle. Le collège risquerait de fausser, de briser cette nature à la Duguesclin : épargnez-lui l'épreuve. Au contraire, la tâche est tentante pour un précepteur, homme d'esprit et de coeur, qui se sent des ressources et ne craint pas la lutte. Son grand levier sera l'affection. « Je vous ferai bien changer de conduite, disait un maître à son élève opiniâtrement indocile. — Et comment? dit l'adolescent avec un sourire ironique. — A force de vous aimer. » (II.-Th. Barrau, Du rôle de la famille dans l'éducation, p. 69.) Plus d'une anecdote de ce genre s'inscrirait au compte des précepteurs.

Le précepteur moderne a pour ancêtre l'humble « pédagogue » grec et latin. On appelait de ce nom l'esclave et plus souvent l'affranchi chargé de conduire et de ramener (ducere ac reducere, dit Térence) le jeune garçon ou la jeune fille sur le chemin de l'école, de la palestre, de la promenade. Dans le principe, son office est purement d'un « gardien », custos. C'est le mot dont se sert encore Horace dans son portrait du jeune homme, « l'imberbe jouvenceau, libre enfin du custode »,

Imberbis juvenis tandem custode remoto.

La force des choses, le progrès des temps et des moeurs changea le pédagogue en précepteur. Le besoin des éducations royales n'y fut pas étranger. On ignore les noms des pédagogues de Thémistocle, d'Aristide, d'Alcibiade : qui ne connaît le précepteur d'Alexandre, ceux de Néron et de Marc-Aurèle?

Au moyen âge, tout chapelain est plus ou moins pédagogue. A partir de Charlemagne, la charge de précepteur royal se généralise : Eginhard ouvre la liste.

Le seizième siècle, la Renaissance amène l'âge d'or du préceptorat. Le goût des lettres antiques qui se réveille si énergiquement donne du prix à la fonction, et lui ouvre carrière. Le soin que prend Rabelais à composer ses personnages d'Epistemon et de Ponocrates atteste l'importance subite de la question. Montaigne devance Rousseau en traçant le modèle du précepteur idéal : « Je voudrois qu'on fust soigneux de choisir à un enfant de maison un conducteur qui eust plutost la teste bien faicte que bien pleine, et qu'on y requist tous les deux, mais plus les moeurs et l'entendement que science » ; et toute cette suite de préceptes qui composent l'admirable chapitre xxv du premier livre des Essais.

Montaigne lui-même fut dès sa tendre enfance aux mains des précepteurs. Le premier, un Allemand, que son père gageait chèrement, le prit, on peut le dire, à la mamelle, lui apprit le latin comme langue maternelle, si bien que le premier mot de l'élève ne fut point papa, mais pater. Montaigne en prenait avantage sur ses maîtres subséquents « qui n'osoient, dit-il, m'accoster », tant le latin lui était devenu un langage « prest et à la main ». Montaigne n'en fut pas moins au collège de Guyenne, à Bordeaux ; son père voulait sans doute, comme celui de Henri de Mesme, lui faire oublier les « mignardises » de la maison paternelle, et le « faire dégorger en eau courante ». Il distingue ses précepteurs « domestiques » et ses précepteurs « de chambre ». Les premiers résidaient, j'imagine, au château de Montaigne: les autres le reçurent au collège de Guyenne, où Muret et Buchanan l'eurent pour élève.

Pasquier, dans ses Recherches (livre IX, ch. XVIII), parle de cette double organisation. Les précepteurs, de même que les régents, étaient distincts des « pédagogues ». On appelait de ce dernier nom (Voir Pédagogue) des maîtres qui n'enseignaient pas, à proprement parler, mais tenaient à louage du principal du collège une ou plusieurs chambres où ils nourrissaient des « caméristes », c'est-à-dire des jeunes gens dont ils surveillaient les études et la conduite. Parfois ils en groupaient cinq ou six. Erasme approuve fort ce moyen terme (média via) ; il y voit une heureuse conciliation entre la vie commune (sodalitas) et l'éducation privée. Port-Royal pensait sur ce point comme Erasme (Voir Port-Royal).

En se multipliant outre mesure aux dix-septième et dix-huitième siècles, la fonction de précepteur se gâte et dégénère. L'esprit d'imitation et de vanité s'en mêle. Avoir un maître pour soi tout seul, faire bande à part, devient de bon ton. La petite noblesse veut imiter la grande, la bourgeoisie singe les hobereaux. On ne peut qu'approuver Mme de Sévigné écrivant à sa fille : « Je voudrais que vous eussiez un précepteur pour votre enfant, c'est dommage de laisser son esprit sans culture ». Mais on sourit de lire dans une lettre du financier Montauron à sa femme : « Mettez mon fils à l'académie, donnez-lui un gouverneur, car il le faut élever en homme de condition! » La valeur de l'homme décroît du même pas que la fonction. Les Muret, les Buchanan, les Amyot sont rares en tout temps, aussi bien que les Fléchier (précepteur d'un Caumartin) et les Condillac (précepteur d'un prince de Parme). Faute de choix, on se rabat sur le fretin, on prépare une génération de précepteurs peu formés et peu dignes, qui vont justifier le mot cruel de Quintilien sur toute la corporation : « Il n'y a d'ordinaire que des hommes d'un esprit médiocre qui daignent s'attacher à l'éducation d'un seul et faire office de précepteur ; c'est qu'ils se sentent incapables d'un emploi plus relevé ». Molière a tracé, dans la Comtesse d'Escarbagnas, l'amusante caricature d'un précepteur de province, le « très humble » Bobinet, qui, après avoir « souhaité le bon vêpre à toute l'honorable compagnie », fait réciter à son élève la grammaire latine de Despautère. Un siècle plus tard, Mme d'Epinay, en quelques pages de ses Mémoires, nous fait voir, en la personne du précepteur de son fils, le petit abbé Linant, quelle était la condition de demi-domesticité où vivaient ces « gouverneurs », — gens d'esprit parfois, comme celui-ci, qui fut un des correspondants de Voltaire, — plus propres à rimer des vers galants qu'à élever un jeune homme, et à qui on donnait de temps à autre un habit neuf comme à un laquais. Voici comment parle l'Encyclopédie à l'article Précepteur : « On est trop heureux de trouver un précepteur, ami des muses et de la vertu, qui veuille se charger de l'éducation d'un enfant et prendre les sentiments d'un père ». L'auteur de l'article réclame en conséquence pour lui quelque fortune et beaucoup de considération. Mais « souvent il ne trouve ni l'un ni l'autre : on attache un assez grand mépris à leur profession. Que la scène couvre leur maintien de ridicule, il n'en est pas moins vrai que la plupart des républiques n'auraient pas eu besoin de faire tant de lois pour réformer les hommes, si elles avaient pris la précaution de former les moeurs des enfants. »

Parmi les oeuvres posthumes de Fabre d'Eglantine figure une comédie intitulée les Deux précepteurs, qui fut représentée dans la dernière année du dix-huitième siècle. Elle fut vraisemblablement composée entre 1789 et 1794. Donc, chronologiquement, quelques années seulement la séparent du temps où Mme d'Epinay rédigeait ses Mémoires. Moralement, il y a tout un siècle entre ces deux oeuvres.

Le précepteur, dans la société nouvelle née de la Révolution française, a suivi la marche ascendante de tous ceux qui, de près ou de loin, ont la main dans l'oeuvre de l'éducation. Il s'est élevé, il s'est perfectionné comme le professeur du collège, comme le maitre de l'école. Son rang dans la famille qui l'emploie est celui que lui assignent son mérite personnel, sa science, sa valeur morale. Son indépendance assure sa dignité. Mais, croissant en considération, le corps a décru en nombre. Le type se fait rare, il tend à disparaître. Bien des causes agissent dans ce sens : diminution des grandes fortunes, changements profonds opérés dans les moeurs, le train de vie, l'habitation ; facilité et promptitude des moyens de communication rapprochant les centres scolaires et les foyers d'étude ; diffusion de plus en plus large des écoles publiques ; nécessité pour tout jeune homme de se créer un emploi, une carrière ; difficulté des examens qui en ouvrent l'accès ; enfin, et cette dernière cause n'est pas la moindre, programmes scientifiques d'une ampleur inconnue à nos pères et dont l'application réclame de plus vastes connaissances, un plus grand concours de personnes, un appareil plus coûteux d'instruments et de collections.

Que les survivants se consolent : leur tâche reste noble et belle, et ils n'ont à redouter, dans la simplicité d'une vie plus digne, ni leçons insolentes ni humiliantes faveurs.

Hippolyte Durand