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Poullain de la Barre

François Poullain de la Barre naquit à Paris en 1647. Après avoir étudié la théologie et la philosophie de Descartes, il se fit recevoir docteur en Sorbonne et entra dans les ordres. Il obtint la cure de Flamengrie, dans le diocèse de Laon. Ses opinions religieuses n'avaient jamais été, sans doute, bien orthodoxes. Comme il les manifestait avec plus de liberté que ne lui en permettait son habit, il s'attira des ennuis de toutes sortes qui le déterminèrent, en 1688, à quitter sa cure. Après un court séjour à Paris, il se retira à Genève ou il renonça à la religion romaine et se maria en 1690. Dès cette époque, il se consacra à l'enseignement, d'abord comme professeur libre de philosophie et de littérature. Nous le retrouvons plus tard régent de seconde en 1708. Ses concitoyens d'adoption lui accordèrent, à titre gracieux, la qualité de bourgeois. Poullain de la Barre mourut en 1723 à l'âge de soixante-seize ans.

Parmi les ouvrages qu'il a laissés, il y en a trois qui méritent une mention dans ce Dictionnaire. Le premier est un traité De l'égalité des deux sexes, discours physique et moral, où l'on voit l'importance de se défaire des préjugés (1673, in-12). L'auteur essaie d'établir que les femmes, inférieures aux hommes pour les qualités du corps, leur sont égales pour l'intelligence, quoique, par un injuste abus de leur force, les hommes se soient attribué exclusivement les charges et les honneurs et réservé le domaine des sciences.

Les aptitudes étant de tout point semblables, il faut bien reconnaître que l'intelligence n'a pas de sexe. Les deux sexes ont donc un droit égal sur les sciences, et les femmes peuvent apprendre la métaphysique, la physique, la médecine, la logique, les mathématiques, l'astronomie, la grammaire, l'éloquence, la morale, la politique, la géographie, l'histoire profane, l'histoire ecclésiastique, la théologie, le droit civil et le droit canon. Ce n'est pas tout : elles ne sont pas moins capables que les hommes des emplois de la société. Donc elles peuvent enseigner, elles peuvent être reines, générales d'armées (sic), elles peuvent enfin exercer les charges de judicature.

En 1674, Poullain de la Barre publia un second traité intitulé De l'éducation des dames pour la conduite de l'esprit dans tes sciences et dans les moeurs ; entretiens (Paris, in-12). L'ouvrage est dédié à Son Altesse Royale Mademoiselle, duchesse de Montpensier.

L'idée générale qui domine tout ce traité est essentiellement cartésienne. Pour faire une bonne éducation, une éducation rationnelle, il importe avant tout de se débarrasser des préjugés de l'opinion. C'est une opération très analogue au doute provisoire du Discours de la méthode. Il est bien entendu que Poullain n'entend parler que des personnes « déjà en état de discernement. et, comme l'éducation dépend principalement de ceux qui en ont le soin, et qu'il y en a peu qui sçachent ce qu'il faut sçavoir pour s'en bien acquitter, ou qui le sçachent de la manière qu'il le faut, l'on a jugé à propos de commencer par ce qui peut servir à former des maistresses ». Il faudrait « qu'il y eust des maistresses instruites parfaitement dans les sciences qu'elles enseigneroient aux jeunes filles, et chez lesquelles il se formerait des gouvernantes, de mesme que nos maistres se forment dans universités et ailleurs ».

Dans le premier des cinq entretiens qui composent l'ouvrage se trouve prouvée, d'une façon assez banale, et par les arguments courants, la nécessité de l'instruction pour les femmes. Dans le deuxième, Poullain s'attache surtout à démontrer le principe énoncé plus haut, qu'il faut se débarrasser des préjugés vulgaires. Il s'attaque avec assez de hardiesse au fondement habituel de la certitude, à l'autorité. Ni l'opinion de nos parents ni celle de nos semblables, eût-elle l'appui d'une coutume séculaire et de tous les savants du monde, ne doit être acceptée par nous qu'après un contrôle sévère. Les préjugés sont le fléau des éducations ordinaires. Le troisième entretien établit qu'il faut, en étudiant, « suivre la raison et agir comme si l'on étoit seul. Il faut se résoudre à chercher la vérité comme s'il n'y avoit que nous au monde et que nous ne dussions jamais en parler à qui que ce soit. » Pourquoi, d'ailleurs, nous défier de notre raison ? « A quoi nous servira le pouvoir que nous avons de discerner le vray d'avec le faux, et le bien d'avec le mal, si nous ne l'employons pas? Puisque chaque homme a sa raison et ses lumières, il doit s'en servir pour se conduire au dedans indépendamment d'autruy. » Avant tout, dit-il dans l'entretien suivant, l'homme doit commencer par s'étudier lui-même. « Toutes les sciences sont comprises dans celle de nous-mesmes. » Il ne faut pas d'ailleurs séparer l'âme du corps:» Vous n ignorez pas qu'il ne se passe rien entre notre esprit et tout ce qui nous entoure, que le corps n'y ait quelque part : il est comme le truchement qui entretient le commerce entre nous et la nature ; en un mot, il est le canal et l'instrument de toutes nos connoissances et de toutes nos actions ». De la science du corps on s'élèvera à celle du monde extérieur, puis à celle de l'âme, enfin à celle de Dieu. C'est encore, on le voit, la gradation établie par Descartes. Dans le cinquième entretien, enfin, Poullain passe aux conseils pratiques. Il donne la liste des livres qu'il faut avoir. Ce sont surtout des livres de science et de philosophie. Citons seulement : la Logique de Port-Royal, la Méthode, les Méditations, le Traité de l'Homme et le Traité des Passions, de Descartes, ses Lettres à la reine Christine de Suède. Si l'on veut « connoître un peu ce que c'est que rhétorique, on pourra lire celle d'Aristote, celle de Cicéron ou son Orateur, ou celle de Quintilien. Nous les avons en français. » Cette dernière phrase est à noter. Poullain ne conseille nullement aux femmes l'étude du latin et du grec, L'entretien se termine par un éloge convaincu de la philosophie cartésienne, comparée à la scolastique, qui est fort malmenée.

« Sur plus d'un point, a dit M. Gréard (L'enseignement secondaire des filles), les raisonnements de Poullain de la Barre touchent juste. Il a, en matière d'éducation proprement dite, des aperçus originaux, des idées neuves. Il s'efforce de prouver qu'il n'est pas impossible d'acquérir les plus belles connaissances sans apprendre le grec et le latin, « notre langue » nous fournissant, en prose et en vers, tout ce que » l'on peut souhaiter de plus beau pour la perfection » de l'esprit ». Il conçoit le plan d'un établissement propre à préparer des gouvernantes et des institutrices ; il indique les moyens à prendre pour les recruter, les livres à faire pour les guider, les méthodes à suivre pour assurer les résultats de l'enseignement : on se croirait dans une de nos écoles normales. Malheureusement, ce qu'il y a d'excellent, c'est tout ce qui ne se rapporte qu'indirectement à son sujet. »

Par une étrange contradiction, Poullain, en 1675, publia un Discours de l'excellence des hommes contre l'égalité des femmes (qui a eu, en 1692, une 2e édition). L'auteur y soutient la contre-partie de la thèse de son premier traité. Ce procédé, qui sent son dialecticien défendant tour à tour le pour et le contre pour le seul plaisir d'argumenter, nous fait voir que les ouvrages de Poullain de la Barre doivent plutôt être considérés comme des jeux d'esprit.

Louis Tarsot