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Politique

 A ce mot se rattachent deux questions qui intéressent directement l'instruction primaire. La première pourrait se poser ainsi : « Quelle influence a la politique sur l'organisation, la direction et la marche de l'enseignement primaire en général ? » La seconde : « La politique peut-elle, doit-elle entrer dans les programmes de l'école primaire?» L'une touche surtout au personnel de l'administration, l'autre à la pédagogie ; celle-ci a trait à l'enseignement proprement dit, celle-là à l'histoire générale des institutions scolaires dans notre pays et dans d'autres pays. Commençons par la question didactique et théorique : nous en tirerons plus aisément les applications aux autres formes d'intervention de la politique en général dans les écoles.

Quelle part convient-il donc de faire dans l'enseignement primaire, public ou libre, à l'ensemble des notions que résume sans les bien définir le mot Politique ? Le seul énoncé de la question eût peut-être frappé d'étonnement les pédagogues d'autrefois. Et pourtant, il suffit de s'entendre. Du jour où l'on a compris que l'instruction populaire n'était plus seulement l'apprentissage de la lecture, de l'écriture et du calcul, du jour où l'on a voulu qu'il fût donné aux enfants du peuple, sinon une éducation libérale, du moins une première initiation « aux notions indispensables à tout homme », de ce jour-là on s'est engagé à leur communiquer les éléments, les rudiments de l'instruction civique, c'est-à-dire de ce qui constitue le fond stable, commun et essentiel de la politique. Plusieurs années avant la Révolution, c'était un avis devenu général en France, parmi les auteurs de Plans d'éducation, qu'il importait d'enseigner dans les écoles « les devoirs communs à tous les citoyens, les lois qu'il est indispensable de connaître et les principes de la constitution nationale ». Combien plus un tel enseignement est-il nécessaire dans un temps et dans un pays de suffrage universel 1

Mais il y a un écueil à éviter : il faut craindre de confondre, même sans le vouloir, les notions générales et fondamentales de la politique impersonnelle, nationale, théorique, qui sont du domaine de l'enseignement commun, avec les vues étroites, les doctrines particulières, les opinions et les passions de la politique militante et quotidienne. Apprendre aux enfants ce que la France a dû successivement à la royauté et à la République ; leur imposer le respect pour toutes les traditions respectables, tout en gravant dans leur esprit l'idée du progrès ; placer sous leurs yeux l'état du peuple, la condition du pauvre, de l'ouvrier, du paysan sous l'ancien régime, et les mettre à même de reconnaître, par voie de comparaison, ce que le nouveau régime a fait pour le bonheur et pour l'honneur de la nation ; les familiariser avec les principes de 1789, avec les droits de l'homme, avec la souveraineté du peuple, avec la devise française par excellence : « Liberté, égalité, fraternité » ; avec les règles fondamentales de la division des pouvoirs et de l'organisation du gouvernement dans un Etat républicain ; faire et bien faire tous ces enseignements, sans doute c'est faire de la politique, car c'est préparer l'enfant à aimer son pays, à obéir aux lois, à respecter le gouvernement, à user de tous ses droits et à remplir tous ses devoirs de citoyen, et avant tout ses droits et ses devoirs politiques. Mais une telle action sur l'esprit de la jeunesse n'est interdite, n'est déplacée dans aucune école : elle fait partie du programme obligatoire de l'école publique. Ce n'est pas un empiétement, ce n'est pas une pression, ce n'est pas un abus, c'est l'oeuvre même de l'éducation morale et civique, dans ce qu'elle a, il est vrai, de plus délicat, mais aussi de plus légitime et de plus noble.

De la solution donnée à cette première question découle tout naturellement notre réponse à la seconde. Si l'école ne doit enseigner que les notions générales et incontestées de la politique nationale, l'instituteur ne doit être tenu à rien de plus ; il doit même l'être de ne rien faire, de ne rien dire qui contredise ou qui dépasse ses fonctions d'éducateur. Toute immixtion dans la politique au sens étroit du mot, c'est-à-dire dans les luttes de la vie politique locale, doit lui être évitée avec le plus grand soin. Il y a incompatibilité entre le caractère d'instituteur et celui d'agent électoral. L'un est l'homme chargé de remplir auprès des enfants en quelque sorte le rôle de père de famille idéal, d'un conseiller désintéressé, d'un représentant fidèle de la société, de ses lois et de ses traditions ; l'autre est, par intérêt ou par opinion, le défenseur quand même non d'une idée seulement, mais d'une personne ou d'une liste de personnes, l'instigateur non d'une politique, mais d'une élection, l'avocat d'une cause qui, loin de rester dans les grandes lignes et sur les clairs sommets de la théorie, est essentiellement dépendante de l'heure et du lieu, et fatalement mêlée d'intérêts, de calculs, de compromis, d'ardeurs et d'ambitions personnelles.

Ce serait donc le pire abus de l'autorité gouvernementale de faire descendre l'instituteur dans l'arène, de vouloir à certains moments se saisir et se servir de l'influence qui lui appartient à juste titre, mais pour un tout autre objet. Obliger l'instituteur à servir non l'Etat, mais un parti, non la cause éternelle de l'instruction nationale, mais celle du candidat d'aujourd'hui, qui sera peut-être l'adversaire de demain, c'est tout simplement le dégrader, c'est lui demander de consentir à son déshonneur. Le laisser même sans défense contre les candidats qui veulent ou le confisquer à leur profit ou se débarrasser de lui, le sacrifier aux rancunes de l'un ou le livrer aux appétits de l'autre, ne pas lui faire un devoir strict de la neutralité la plus scrupuleuse dans l'exercice de ses fonctions, c'est encore, de la part de l'autorité gouvernementale, quelle qu'elle soit, faire de la politique à contre-sens et à contre-temps, la plus mauvaise des politiques, celle qui compromet et discrédite le pouvoir. Il ne faut ni e près ni de loin, ni dans le succès, ni dans l'adversité, ni au pouvoir, ni dans l'opposition, ni ici ni là, ni aujourd'hui ni demain, songer à faire de l'instituteur un instrument politique. Il est un instrument d'éducation, et même, si l'on y réfléchit bien, d'éducation politique. En ce sens il aide, il prépare, il coopère pour l'avenir au développement de l'esprit national, à l'élévation du niveau des moeurs politiques ; rien de plus, et rien de moins. On sait le mot si juste et si fin de Jean Macé : « L'instituteur ne fait pas des élections, il fait des électeurs ».

A travers les variations des régimes qui se sont succédé en France, il y a toujours eu deux opinions tranchées, et deux traditions : l'une qui n'hésite pas à faire de l'instituteur un humble agent du gouvernement, un serviteur bon à tous les services, soumis et livré d'avance, aujourd'hui aux prêtres, demain au candidat officiel, un autre jour à la majorité radicale, puis à la réaction monarchique, suivant les lieux et les circonstances ; l'autre qui le respecte, le laisse dans son école, libre, parce qu'il doit être responsable, ne lui demandant qu'un seul service, celui qu'il s'est engagé à faire : l'enseignement et l'éducation ; lui interdisant de sortir de son rôle, le laissant voter comme citoyen, mais lui défendant de faire voter comme instituteur.

Ces deux influences se disputent depuis cinquante ans et plus les destinées de l'enseignement primaire en France : peut-on dire que l'une ou l'autre ait décidément et définitivement triomphé? Ce serait une affirmation téméraire. Le progrès des moeurs publiques a bien fait justice des plus criants abus de pouvoir, des actes de brutalité commis sous le nom d'actes d'autorité par des fonctionnaires politiques peu scrupuleux et à des époques néfastes dont le souvenir n'est pas effacé. Mais si les excès éclatants sont réprouvés par l'opinion publique, l'instituteur n'est pas encore arrivé à une situation assez nette pour qu'on puisse dire que sa cause est gagnée. Il est toujours nommé et révoqué par le préfet, ce qui suffit à marquer dans quelles limites son indépendance professionnelle est enfermée.

La situation des instituteurs est une de celles à qui s'appliquerait encore une définition fameuse : ils sont toujours sous le régime du pouvoir absolu, discrétionnaire, tempéré par la conscience et par la peur des journaux. Mais l'opinion a l'ait trop de chemin depuis quelques années, la logique des institutions républicaines exige trop impérieusement qu'on sépare les domaines distincts et qu'on laisse franchement le maire à la mairie, le curé à l'église et l'instituteur à l'école, pour qu'il n'y ait pas lieu d'espérer dans un avenir prochain l'élimination définitive des ingérences politiques dans l'ordre scolaire. Jusque-là, si les instituteurs ont à coeur de hâter l'avènement du régime qui les rendra à leurs chefs hiérarchiques, le plus sûr moyen qui soit à leur disposition c'est de se conformer aux prescriptions réitérées qui leur ont été adressées par les ministres de l'instruction publique depuis plusieurs années, et qu'a rappelées en particulier une circulaire de M. Goblet à l'occasion des élections législatives (8 septembre 1885). A plusieurs reprises le gouvernement s'est expliqué à ce sujet devant les Chambres. Et nous ne saurions mieux résumer le sens de toutes ces déclarations qu'en reproduisant la conclusion même de l'une des plus importantes, celle de Jules Ferry au congrès des instituteurs le 24 avril 1881 : « Le ministre de l'instruction publique, qui est aujourd'hui le président du Conseil, se croirait déshonoré s'il faisait jamais de l'école la servante de la politique. Sur le terrain de la politique militante et quotidienne, je vous recommande de vous tenir fermes dans votre droit, de vous barricader dans votre indépendance. Restez là où nos lois et nos moeurs vous ont placés, restez avec vos petits enfants dans les régions sereines de l'école ! Cette abstention de l'instituteur est d'autant plus nécessaire que le régime sous lequel nous vivons est plus profondément démocratique. Si le gouvernement démocratique est nécessairement destiné à voir de fréquents changements de personnes, si cette mobilité du personnel gouvernant est la force de ce gouvernement, si elle fait sa sécurité contre les révolutions en même temps qu'elle est le gage de la bonne conduite des affaires, à côté de cette administration changeante il faut qu'il existe un corps enseignant digne, stable, durable, veillant d'un oeil jaloux sur le plus grand et le plus permanent des intérêts publics, l'enseignement national, sur la chose la plus sacrée et la plus respectable qui soit dans le monde, l'âme de l'enfant. »